PREMIÈRE
SECTION
AFFAIRE BUYAN ET AUTRES c. GRÈCE
(Requête
no 28644/08)
ARRÊT
STRASBOURG
3
juillet 2012
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions
définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des
retouches de forme.
En l’affaire Buyan et autres c. Grèce,
La Cour européenne des droits de l’homme (première
section), siégeant en une chambre composée de :
Nina Vajić, présidente,
Peer Lorenzen,
Khanlar Hajiyev,
Mirjana Lazarova Trajkovska,
Julia Laffranque,
Linos-Alexandre Sicilianos,
Erik Møse, juges,
et de Søren Nielsen, greffier de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 12
juin 2012,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette
date :
PROCÉDURE
. A l’origine de
l’affaire se trouve une requête (no 28644/08) dirigée contre la
République hellénique par quatorze ressortissants turcs, dont les noms figurent
en annexe (« les requérants »), qui ont saisi la Cour le 29 mai 2008 en
vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et
des libertés fondamentales (« la Convention »). La deuxième
requérante est décédée le 19 octobre 2009 ; la procédure est poursuivie
par ses héritiers, Adil Buyan et Zeynep Elcin Buyan.
. Les requérants sont représentés par Mes Y. Alataş et
L. Yüksel, avocats au barreau d’Ankara. Le gouvernement grec (« le
Gouvernement ») a été représenté par les délégués de son agent, MM. K. Georgiadis, assesseur auprès du Conseil juridique de l’Etat, et
D. Kalogiros, auditeur auprès du Conseil juridique de l’Etat. Le gouvernement
turc, qui a exercé son droit d’intervention conformément aux articles 36 § 1 de la Convention et 44 § 1 b) du règlement, l’a été par le
représentant de la Turquie auprès du Conseil de l’Europe, M. D. Batibay.
. Le 11 mai 2010, la requête a été communiquée au
Gouvernement. Comme le permettait l’article 29 § 3 de la Convention, il a en
outre été décidé que
la chambre se prononcerait en même temps sur la recevabilité et le fond.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
. Les requérants
sont des ressortissants turcs et résident à Ankara.
. Ils sont les
ayants droit de Zeynep Buyan, Semahat veuve Ahmet Vehbi Akbulak, Halil Hilmi
Akbulak et Ali Fevzi Akbulak, qui étaient, parmi d’autres personnes, les
propriétaires de deux terrains (désignés dans les documents administratifs par
les noms « Mikro Kavalo » et « Megalo Kavalo ») d’une
superficie totale de 3 316 408 m2, situés aux alentours du
village de Glyfada, dans la région de Rodopi.
. En 1952 et
1953, en vertu de la législation pertinente prévoyant la procédure d’expropriation
de terrains pour faire face aux besoins des agriculteurs et éleveurs de bétail,
l’Etat grec procéda à l’expropriation des terrains précités au profit d’exploitants
agricoles qui en eurent l’usage.
. Par deux
recours introduits auprès du tribunal de grande instance de Rodopi, les 9 et 10
août 1968, les prédécesseurs des requérants sollicitèrent, parmi d’autres personnes,
leur reconnaissance comme propriétaires des terrains en cause et titulaires de
l’indemnité d’expropriation fixée entretemps par les arrêts nos
52/1959 et 41/1962 de la cour d’appel de Thrace.
. En vertu des
décisions nos 9 et 10/1974, le tribunal de grande instance de Rodopi
rejeta les demandes des propriétaires expropriés.
. Le 20 mars
1974, ceux-ci interjetèrent appel.
. Le 24 juin
1977, la cour d’appel de Thrace fit droit aux recours des intéressés, infirma
les décisions nos 9 et 10/1974 du tribunal de grande instance de
Rodopi, les reconnut comme propriétaires des terrains expropriés et fixa l’indemnité
d’expropriation au total à 26 208 826 drachmes métalliques. Cette
indemnité fut répartie entre eux proportionnellement selon leur part de
propriété (arrêts nos 100 et 101/1977).
. Le 10 octobre
1977, l’Etat se pourvut en cassation.
. Après un
ajournement de l’audience pour le 6 mai 1981, l’examen de l’affaire fut
reporté, à cette dernière date, sine die. Le 26 avril 1999, suite à la
demande des requérants sous les nos 4-7 et 11-14, qui déclarèrent à
la Cour de cassation souhaiter poursuivre la procédure en tant qu’héritiers des
demandeurs en cassation initiaux, entretemps décédés, l’audience fut fixée au
20 décembre 2000. A cette date, la Cour de cassation déclara irrecevable l’audience
de l’affaire. Le 1er avril 2002, les intéressés sollicitèrent une
nouvelle date d’audience. Celle-ci eut lieu le 5 mai 2004.
. Le 9 juin
2004, la Cour de cassation rejeta le pourvoi de l’Etat en cassation. En
particulier, la haute juridiction mentionna les noms des requérants sous les nos
4, 5, 6, 7, 11, 12, 13 et 14 en indiquant qu’ils poursuivaient la procédure en
tant qu’héritiers des personnes reconnues titulaires d’une partie de l’indemnité
d’expropriation allouée par les arrêts nos 100 et 101/1977 de la
cour d’appel de Thrace. La haute juridiction civile se référa en ce sens aux
certificats d’hérédité délivrés par les juridictions turques et releva aussi
que l’Etat grec n’avait pas soulevé d’objection sur cette question. En outre,
la Cour de cassation jugea que l’exception soulevée par l’Etat quant à la
prescription des prétentions des intéressés à se voir allouer l’indemnisation
fixée par les arrêts nos 100 et 101/1977 de la cour d’appel de
Thrace était irrecevable (arrêts nos 890 et 911/2004).
. Par des décisions
ministérielles, publiées dans la Gazette Officielle le 21 décembre 2007, l’Etat
grec émit des bons du Trésor aux noms des titulaires de l’indemnité d’expropriation,
comme définis par les arrêts nos 100 et 101 de la cour d’appel
de Thrace, d’un montant total de 4 850 903,865 drachmes métalliques
(2 118 000 euros environ) correspondant aux sommes fixées au titre d’indemnité
d’expropriation par les arrêts précités de la cour d’appel de Thrace. En
application de l’avis no 543/2005 du Conseil juridique de l’Etat,
les bons du Trésor furent émis avec une échéance au 24 octobre 2008 et un taux
d’intérêt de 6 % redevable à partir de la date à laquelle l’Etat s’était approprié
les terrains en cause.
. Entretemps,
le représentant des requérants avait sollicité à la Banque de Grèce le versement
des sommes dues à ses clients à l’échéance des bons du Trésor. Par ses lettres
datées du 2 août 2008 et 22 janvier 2009, la Banque de Grèce lui demanda, pour
tous les requérants, des certificats d’hérédité, issus d’une juridiction
grecque, afin de leur verser les sommes dues. Sans invoquer de base légale, elle
indiqua, entre autres, que lesdits certificats étaient nécessaires pour
garantir la sécurité de la transaction. Elle estima que les certificats d’hérédité,
délivrés aux requérants par des juridictions turques et traduits en grec par le
Consulat de Grèce à Istanbul, ne garantissaient pas suffisamment qu’ils étaient
les titulaires de l’indemnité due, étant donné notamment l’importance des
sommes à allouer.
. Le 30 octobre
2009, les requérants saisirent le tribunal de première instance d’Athènes, d’une
demande de reconnaissance selon le droit grec de leurs droits de succession,
comme cela avait déjà été établi par les juridictions turques. Il ressort du
dossier que l’affaire est actuellement pendante devant les juridictions internes.
. Le 11 août 2010,
les requérants saisirent le tribunal de grande instance d’Athènes d’une demande
à être reconnus titulaires de l’indemnité due. Les requérants alléguèrent que malgré la transmission par le
ministère des Finances à la Banque de Grèce des ordres de paiement des sommes
dues, celle-ci exigeait de manière abusive que les requérants lui
fournissent des certificats d’hérédité délivrés par les juridictions grecques.
. Les 12 avril
et 17 octobre 2011 ainsi que les 2 et 3 janvier 2012, la Banque de Grèce versa
aux requérants sous les nos 14, 1-10, 11 et 12-13 respectivement,
les sommes dues à titre d’indemnité d’expropriation. Sur les récépissés de
paiement il est mentionné que le versement des indemnités d’expropriation s’est
fondé sur les avis émis sur ce sujet par le service juridique de la Banque
relatifs à la qualité des intéressés comme titulaires des sommes dues. Il ne
ressort pas du dossier que les requérants aient exprimé des réserves lors du
paiement des indemnités d’expropriation.
. Selon une
lettre datée du 28 février 2012 et adressée par la Banque de Grèce au Conseil
juridique de l’Etat, suite au paiement des sommes dues, les requérants se sont
désistés de la demande à être reconnus titulaires de l’indemnité due, introduite
le 11 août 2010 devant le tribunal de grande instance d’Athènes.
II. LE DROIT INTERNE PERTINENT
. Selon les
statuts de la Banque de Grèce, ayant force de loi, en vertu du décret
législatif daté du 10 novembre 1927 ainsi que des lois nos 3424/1927,
2609/1998 et 2832/2000, ladite institution est le trésorier de l’Etat et
surveille, entre autres, le système financier et les moyens de paiement du pays
tout en étant sous la tutelle de la Banque centrale européenne et faisant
partie du Système européen des banques centrales.
EN DROIT
I. SUR LES VIOLATIONS ALLÉGUÉES DE
L’ARTICLE 1 DU PROTOCOLE No 1 ET DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA
CONVENTION
. Dans leur
requête, les requérants alléguaient que le montant alloué au titre de l’indemnité
d’expropriation ne reflétait pas la valeur réelle de leurs propriétés. Ils se
plaignaient aussi qu’ils ne se sont pas vu verser en temps utile ladite
indemnité en raison du comportement abusif de la Banque de Grèce qui les a
obligés à recourir aux juridictions grecques pour se faire à nouveau délivrer
des certificats d’hérédité. Ils invoquaient l’article 1 du Protocole no
1, disposition qui est ainsi libellée :
Article 1 du Protocole no 1
« Toute personne physique ou morale a droit
au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause
d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes
généraux du droit international.
Les dispositions précédentes ne portent pas
atteinte au droit que possèdent les Etats de mettre en vigueur les lois qu’ils
jugent nécessaires pour réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt
général ou pour assurer le paiement des impôts ou d’autres contributions ou des
amendes. »
. La Cour remarque
d’emblée qu’à travers le second volet du grief tiré de l’article 1 du Protocole
no 1, les requérants se plaignent des exigences prétendument
injustifiées de la Banque de Grèce envers eux pour exécuter les ordres de
paiement reçus par le ministère des Finances et se conformer ainsi aux arrêts nos 890
et 911/2004 de la Cour de cassation. Elle estime que, dans la mesure où les
requérants se plaignent de l’inexécution des arrêts précités, cette partie du
grief doit en même temps être examiné sous l’angle de l’article 6 § 1 de la
Convention, disposition dont la partie pertinente est ainsi libellée :
« Toute personne a droit à ce que sa cause
soit entendue équitablement (...) par un tribunal (...), qui décidera (...) des
contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) »
A. Sur la recevabilité
1. Thèses des parties
. Le
Gouvernement allègue que la requête est irrecevable ratione personae, du
fait qu’il n’en ressort pas que les requérants ont le droit de se voir allouer
l’indemnité d’expropriation en tant qu’héritiers légaux des personnes en ayant
été reconnues titulaires en vertu des arrêts nos 100 et
101/1977 de la cour d’appel de Thrace. Le Gouvernement argue, en particulier,
que la participation de huit des requérants à la procédure devant la Cour de
cassation n’établit pas en soi leur droit de succéder à leurs devanciers. Selon
lui, les requérants ont participé à la procédure devant la Cour de cassation uniquement
sur la base de leur déclaration indiquant qu’ils étaient les héritiers des
personnes désignées par la cour d’appel de Thrace comme titulaires de l’indemnité
d’expropriation.
. Les
requérants rétorquent qu’ils sont tous des héritiers des personnes reconnues
comme titulaires de l’indemnité d’expropriation selon les arrêts nos 100
et 101/1977 de la cour d’appel de Thrace et mentionnées dans les arrêts nos 890
et 911/2004 de la Cour de cassation. Ils ajoutent que les documents nécessaires
d’où il ressort qu’ils ont succédé aux titulaires initiaux de l’indemnité ont
été soumis à la Cour.
. Le
Gouvernement turc confirme, en tant que tiers intervenant, les allégations des
requérants en ce qu’ils sont les héritiers de leurs devanciers et, donc,
titulaires de l’indemnité d’expropriation en cause.
2. Appréciation de la Cour
. S’agissant du
grief des requérants tiré du montant de l’indemnité d’expropriation alloué par
les juridictions internes, la Cour relève que par ses arrêts nos 890
et 911/2004, publiés le 9 juin 2004, la Cour de cassation a confirmé de manière
définitive les arrêts nos 100 et 101/1977 de la cour d’appel de
Thrace ayant fixé le montant de l’indemnité due. Or, la Cour note que la
présente requête a été introduite le 28 mai 2008, à savoir plus de six mois
après la publication des arrêts nos 890 et 911/2004. Par conséquent,
la première partie du grief tiré de l’article 1 du Protocole no 1
est tardive et doit être rejetée en application de l’article 35 §§ 1 et 4 de la
Convention.
. S’agissant du
grief visant les exigences de la Banque de Grèce quant au paiement de l’indemnité
due, la Cour note en premier lieu que, comme il ressort des arrêts nos
890 et 911/2004, seuls les requérants sous les nos 4-7 et 11-14 ont participé à la procédure devant la Cour de cassation
en tant qu’héritiers de leurs devanciers. Dans la mesure où la haute
juridiction civile n’a pas reconnu que les requérants sous les nos
1-3 et 8-10 avaient succédé à leurs ayants droit et étaient donc titulaires d’une
partie de l’indemnité d’expropriation, la Cour considère qu’ils ne sauraient se prétendre « victimes » de la violation alléguée. Partant,
s’agissant des requérants sous les nos 1-3 et 8-10, cette partie de
la requête doit être rejetée comme incompatible ratione personae avec la
Convention, en application de l’article 35 §§ 3 et 4 de
celle-ci.
. En ce qui
concerne les requérants sous les nos 4-7 et
11-14, la Cour estime qu’à travers son exception de
recevabilité, le Gouvernement relève que malgré leur participation à la
procédure devant la Cour de cassation, ceux-ci ne pouvaient pas être considérés
comme héritiers des titulaires initiaux de l’indemnité d’expropriation afin de
se voir verser en temps utile les montants qui leurs étaient dus. La Cour
estime que cet argument du Gouvernement est lié au second volet du grief des
requérants soulevé sous l’angle de l’article 1 du Protocole no 1, à
savoir que la Banque de Grèce a exigé abusivement la soumission de certificats
d’hérédité délivrés par les juridictions grecques. Partant, la Cour considère
que l’objection du Gouvernement est étroitement liée à la substance du grief tiré
de l’inexécution des arrêts susmentionnés et décide de la joindre
au fond.
. Par ailleurs,
la Cour constate que s’agissant des requérants sous les nos 4-7 et 11-14, le grief relatif au refus de la Banque de Grèce de se
conformer en temps utile aux arrêts nos 890 et
911/2004 de la Cour de cassation n’est
pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention. En
outre, elle relève que cette partie de la requête ne se heurte à aucun autre
motif d’irrecevabilité. Il convient donc de la déclarer recevable.
B. Sur le fond
1. Thèses des parties
. Le
Gouvernement réitère son argument, à savoir que les requérants n’ont pas établi
auprès de la Banque de Grèce qu’ils étaient les héritiers des personnes
désignées par les arrêts nos 100 et 101/1977 de la cour d’appel
de Thrace comme titulaires de l’indemnité d’expropriation. Partant, il était raisonnable
et légitime d’exiger des certificats d’hérédité délivrés par les juridictions
grecques. Le Gouvernement estime que cette exigence de nature procédurale n’était
pas disproportionnée au but de garantir la sécurité du paiement par la Banque
de Grèce des sommes dues à leurs titulaires. Le Gouvernement relève ainsi que
si les requérants avaient produit à la Banque de Grèce des certificats d’hérédité,
le paiement des sommes dues aurait eu lieu sans délai. En tout état de cause,
le Gouvernement observe dans ses informations factuelles supplémentaires,
envoyées à la Cour le 29 mars 2012, qu’après la communication de la requête, la
Banque de Grèce a payé les sommes dues aux intéressés. Partant, aucune question
ne se poserait à l’égard de la Convention.
. Les
requérants rétorquent que le juste équilibre entre le droit à la protection des
biens et l’intérêt général n’a pas été respecté en l’espèce. Ils réitèrent que
l’exigence de la Banque de Grèce quant aux certificats d’hérédité délivrés par
des juridictions grecques était manifestement abusive et visait à retarder le
paiement de l’indemnité d’expropriation. Enfin, ils notent que, malgré le
versement des sommes dues courant 2011 et début 2012, l’Etat ne s’est pas
complètement acquitté de ses obligations découlant de l’expropriation des
terrains en cause. En effet, les sommes payées ne refléteraient pas la valeur
réelle des propriétés litigieuses.
. Le
gouvernement intervenant affirme que selon le droit grec, l’autorité de la
chose jugée pour les décisions de justice émanant d’une juridiction étrangère peut
être reconnue par une juridiction grecque, ce qui a été le cas en l’espèce. Il
ajoute que, suite à une longue procédure pour la fixation de l’indemnité due,
le refus de la Banque de Grèce de reconnaître les requérants en tant que
titulaires de l’indemnité d’expropriation a porté violation de l’article 6 § 1
de la Convention. Selon le gouvernement turc, les requérants ont été pénalisés
par les autorités grecques : bien qu’ils soient devenus titulaires de l’indemnité
d’expropriation en bonne et due forme en vertu de certificats d’hérédité
délivrés par une juridiction turque, ce qui a été reconnu par la haute
juridiction civile interne, ils n’ont pu obtenir l’exécution des arrêts précités
de la Cour de cassation.
2. Appréciation de la Cour
. La Cour
rappelle que le droit d’accès à un tribunal garanti par l’article 6
§ 1 de la Convention serait illusoire si l’ordre juridique interne d’un
Etat contractant permettait qu’une décision judiciaire définitive et
obligatoire reste inopérante au détriment d’une partie. L’exécution d’un
jugement, de quelque juridiction que ce soit, doit être considérée comme
faisant partie intégrante du « procès » au sens de l’article 6.
La Cour a déjà reconnu que la protection effective du justiciable et le
rétablissement de la légalité impliquent l’obligation pour l’administration de
se plier à une décision judiciaire définitive et obligatoire (voir, parmi d’autres,
Hornsby c. Grèce, 19 mars
1997, § 40, Recueil des arrêts et décisions 1997‑II ; Matthaiou et autres c. Grèce, no 17556/08, § 23, 18 février 2010). De plus, la
Cour a considéré à plusieurs reprises que les retards injustifiés dans l’exécution
de décisions de justice ayant condamné l’Etat au versement aux intéressés de
sommes monétaires peut aussi emporter violation de l’article 1 du Protocole no
1 (voir parmi d’autres, Bourdov c. Russie, no 59498/00, § 40, CEDH 2002‑III ; Sousline
c. Russie, no 34938/04, §§ 23-24, 23 octobre 2008).
. En l’occurrence,
par ses arrêts nos 890 et 911/2004, la Cour de cassation a confirmé
les arrêts nos 100 et 101/1977 de la cour d’appel de Thrace quant à
l’indemnité à allouer en raison de l’expropriation des terrains litigieux. De
plus, la haute juridiction civile a explicitement reconnu que les requérants
sous les nos 4-7 et 11-14 pouvaient poursuivre
la procédure en tant qu’héritiers des titulaires de l’indemnité en vertu des
arrêts précités de la cour d’appel de Thrace. Pour ce faire, la Cour de
cassation s’est aussi explicitement référée aux certificats d’hérédité délivrés
par les juridictions turques aux requérants sous les nos 4-7 et
11-14.
. La Cour note
qu’au vu de ce qui précède, la Cour de cassation a tranché de manière
définitive, pour les huit requérants précités, les questions relatives tant à la
somme à allouer à titre d’indemnité qu’à la qualité de titulaires d’une partie
déterminée des sommes allouées. Partant, suite à l’échéance, le 24 octobre
2008, des bons du Trésor émis dans le contexte de la présente affaire, il ne revenait
à la Banque de Grèce qu’à procéder au paiement de l’indemnité d’expropriation
sans formuler d’exigences excessives et injustifiées. La Cour relève sur ce
point que, selon les statuts de ladite Banque, il s’agissait d’une institution
bénéficiant clairement de prérogatives publiques. Par conséquent, ses actes ou
omissions étaient imputables à l’Etat grec, dans le sens de l’article 34 de la
Convention (voir paragraphe 20 ci-dessus).
. Toutefois, ladite
Banque, sans invoquer de fondement légal, a estimé dans un premier temps que
les certificats d’hérédité, délivrés aux requérants par les juridictions
turques et traduits en grec par le Consulat de Grèce à Istanbul, ne
garantissaient pas suffisamment que les requérants étaient les titulaires de l’indemnité
due. Sur la base de cet argument, elle n’a pas versé aux requérants l’indemnité
d’expropriation. Ensuite, courant 2011 et début 2012, la Banque de Grèce a
finalement payé aux requérants, en se référant à des avis de son service
juridique, les sommes dues à titre d’indemnité d’expropriation.
. La Cour
estime que, par ce dernier acte, la Banque de Grèce s’est conformée aux arrêts
nos 890 et 911/2004 de la Cour de cassation. Cela est d’ailleurs confirmé
par le fait que, comme il ressort du dossier, les requérants n’ont pas exprimé
de réserves lors du paiement des sommes dues et se sont aussi désistés de la
demande d’être reconnus titulaires de l’indemnité due, introduite le 11 août
2010 devant la juridiction compétente. Toutefois, à supposer même que la
procédure pour le paiement des indemnités d’expropriation ait pu connaître une
certaine complexité, cela n’explique pas les raisons pour lesquelles la Banque
de Grèce a mis plus de deux ans et demi dans le cas de la requérante sous le no 14
et trois ans environ dans le cas des requérants sous les nos 4-7 et
11-13 pour procéder au paiement des sommes dues (voir Chiliaïev
c. Russie, no 9647/02, §§ 32-36, 6 octobre 2005, et Georgoulis
et autres c. Grèce, no 38752/04, § 24,
21 juin 2007). De l’avis de la Cour, l’attitude de la
Banque de Grèce a marqué, pour le moins, sa réticence à procéder à l’exécution en
temps utile des arrêts de justice précités, du moment que ceux-ci avaient
clairement admis que les requérants sous les nos 4-7 et 11-14, en
leur qualité d’héritiers, avaient succédé aux titulaires initiaux de l’indemnité
d’expropriation.
. Ces éléments
suffisent à la Cour pour conclure que les autorités nationales ont omis de se
conformer en temps utile aux arrêts nos 890 et 911/2004 de la Cour
de cassation, privant ainsi l’article 6 § 1 de la Convention de tout effet
utile. De plus, la Cour considère que dans la mesure où lesdits arrêts de la
Cour de cassation ont fait naître dans le chef des requérants sous les nos
4-7 et 11-14, une créance suffisamment établie pour être exigible (voir Raffineries grecques Stran et Stratis Andreadis c. Grèce, 9 décembre 1994, § 59, série A no 301‑B), le
refus de la Banque de Grèce de leur verser l’indemnité d’expropriation a aussi
entraîné la violation de l’article 1 du Protocole no 1.
En conclusion, la Cour rejette l’exception d’irrecevabilité
ratione personae soulevée par le Gouvernement et conclut qu’il y a eu
violation en l’espèce des articles 6 § 1 de la Convention et 1 du Protocole no
1.
II. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE
41 DE LA CONVENTION
39. Aux termes de l’article 41 de la
Convention,
« Si la Cour
déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le
droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement
les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y
a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
. Les
requérants réclament conjointement 29 674 333,50 euros (EUR) au titre
du préjudice matériel qu’ils auraient subi en raison de la somme inadéquate de
l’indemnité allouée par les juridictions internes et le manque d’exploitation
des propriétés en cause pour une longue période. Ils demandent aussi
100 000 EUR chacun au titre du dommage moral subi.
. En ce qui
concerne la somme réclamée au titre du dommage matériel, le Gouvernement constate
l’absence de lien de causalité entre la violation de la Convention et le préjudice
allégué. En outre, s’agissant du dommage moral, il estime que les sommes
réclamées sont excessives et que le constat de violation constituerait une
satisfaction équitable suffisante.
. La Cour rappelle qu’elle octroie des sommes au titre de la satisfaction
équitable prévue par l’article 41 lorsque la perte ou les dommages réclamés ont
été causés par la violation constatée, l’Etat n’étant, par contre, pas censé
verser une indemnité pour les dommages qui ne lui sont pas imputables (Perote Pellon c. Espagne,
no 45238/99, § 57, 25 juillet 2002).
La Cour n’aperçoit pas de lien de causalité entre la violation constatée et le
dommage matériel allégué et rejette cette demande. En revanche, elle considère
qu’il y a lieu d’octroyer, au titre du dommage moral subi, 4 800 EUR à
chacun des requérants sous les nos 4-7 et 11-13 et 4 000 EUR
à la requérante sous le no 14, plus tout montant pouvant être dû à titre
d’impôt sur lesdites sommes.
B. Frais et dépens
. Les
requérants demandent également 45 000 EUR pour les frais et dépens engagés
devant les juridictions internes et pour ceux engagés devant la Cour, sans
produire de facture ou notes d’honoraires.
. Le
Gouvernement affirme que la demande des requérants à ce titre n’est pas dûment
justifiée et invite la Cour à la rejeter.
. Selon la
jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses
frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur
nécessité et le caractère raisonnable de leur taux (voir, parmi beaucoup d’autres,
E.B.
c. France [GC], no 43546/02, § 105, CEDH
2008-..., et Micallef
c. Malte [GC], no 17056/06, § 115, CEDH 2009-...).
La Cour observe que les prétentions des requérants au titre des frais et dépens
ne sont pas accompagnées des justificatifs nécessaires. Il convient donc d’écarter
cette demande.
C. Intérêts moratoires
. La Cour juge
approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de
la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois
points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Joint au fond l’exception du
Gouvernement tirée de l’irrecevabilité ratione personae de la requête,
en raison de l’absence de preuves que les requérants sous les nos
4-7 et 11-14 étaient les héritiers légaux des personnes ayant été désignées
comme titulaires de l’indemnité d’expropriation par la cour d’appel de Thrace et
la rejette ;
2. Déclare la requête recevable
quant au grief tiré du refus de la Banque de Grèce d’exécuter les arrêts nos
890 et 911/2004 de la Cour de cassation en ce qui concerne les requérants sous
les nos 4-7 et 11-14 et irrecevable pour le surplus ;
3. Dit qu’il y a eu violation des
articles 6 § 1 de la Convention et 1 du Protocole no 1 ;
4. Dit
a) que l’Etat défendeur doit verser,
pour dommage moral, 4 800 EUR (quatre mille huit cents euros) à
chacun des requérants sous les nos 4-7 et 11-13, et 4 000
EUR (quatre mille euros) à la requérante sous le no 14, plus tout
montant pouvant être dû à titre d’impôt, dans les trois mois à compter du jour
où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2
de la Convention ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit
délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple
à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale
européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de
pourcentage ;
5. Rejette la demande de
satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit
le 3 juillet 2012, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Søren Nielsen Nina
Vajić
Greffier Présidente
Liste
des requérants
Adil BUYAN, né en 1953
Zeynep Elçin BUYAN, née en 1951
Selma Betül BUYAN, née en 1926
Hulusi Zaim BUYAN, né en 1957
Ertuğrul Gazi BUYAN, né en
1958
Zeynep Nergis BUYAN, né en 1966
Gül Kiz BUYAN, né en 1942
Ayşe Tuna ÖZÇELIK, née en 1960
Kamil BUYAN, né en 1963
Şenay BUYAN, né en 1941
Süheyla AKBULAK, née en 1938
Nevin SEVAL, née en 1926
Fatma Şehbal ÖKTEM, née en
1938
Sabiha ARAL, née en 1919