CINQUIÈME
SECTION
AFFAIRE
OULAHCENE c. FRANCE
(Requête
no 44446/10)
ARRÊT
STRASBOURG
10
janvier 2013
Cet arrêt deviendra
définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il
peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Oulahcene c. France,
La Cour européenne des droits de l’homme
(cinquième section), siégeant en une chambre composée de :
Mark Villiger, président,
Angelika Nußberger,
Boštjan M. Zupančič,
Ann Power-Forde,
André Potocki,
Helena Jäderblom,
Aleš Pejchal, juges,
et de Claudia Westerdiek, greffière de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 4
décembre 2012,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette
date :
PROCÉDURE
. A l’origine de
l’affaire se trouve une Requête (no 44446/10) dirigée contre la
République française et dont un ressortissant de cet Etat, M. Ali Oulahcene
(« le requérant »), a saisi la Cour le 20 juillet 2010 en vertu de l’article
34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales
(« la Convention »).
. Le requérant
est représenté par Me P. Spinosi, avocat au Conseil d’Etat et à
la Cour de cassation. Le gouvernement français (« le Gouvernement ») est
représenté par son agent, Mme E. Belliard, Directrice des Affaires
juridiques du ministère des Affaires étrangères.
. Le requérant
allègue une violation de l’article 6 § 1 de la Convention du fait de l’absence
de motivation de l’arrêt rendu par la cour d’assises d’appel.
. Le 25 août 2011, la Requête a été communiquée au
Gouvernement.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
. Le requérant
est né en 1940 et il est actuellement détenu.
. Le 19 novembre
2003, le requérant fut mis en examen par un juge d’instruction du tribunal de
grande instance de Lorient pour meurtre. Il fut placé en détention provisoire
en exécution d’un mandat de dépôt criminel du même jour.
. Le 14 octobre
2005, le juge d’instruction ordonna la mise en accusation et le renvoi du
requérant devant la cour d’assises du Morbihan.
. Par un arrêt
du 7 juin 2006, la cour d’assises du Morbihan déclara le requérant coupable de
meurtre en récidive (pour avoir été condamné définitivement le 16 mars 1982 par
la cour d’assises des Pyrénées orientales à une peine de douze ans de réclusion
criminelle pour meurtre) et le condamna à la peine de trente ans de réclusion
criminelle. Le requérant interjeta appel.
. Le 10 janvier
2007, la Cour de cassation désigna la cour d’assises d’Ille-et-Vilaine.
. Par un arrêt
du 17 octobre 2008, cette dernière déclara le requérant coupable de meurtre et
le condamna à la peine de trente ans de réclusion criminelle, la période de
sûreté étant fixée aux deux tiers de la peine. A l’issue des débats, une seule
question avait été posée au jury, qui avait répondu « oui à la majorité de
dix voix au moins » :
« L’accusé Ali OULAHCENE est-il coupable d’avoir
à Lorient, département du Morbihan, entre le 27 octobre 2003 et le 7 novembre
2003, donné volontairement la mort à [L. L.] ? »
. Le requérant
forma un pourvoi en cassation. Dans son mémoire ampliatif, le premier moyen de
cassation visait expressément l’article 6 § 1 de la Convention et la
jurisprudence de la Cour européenne, exposant que le fait d’apposer la mention
« oui a la majorité de dix voix au moins » pour répondre à la
question posée, au demeurant unique, constituait une motivation vague et
abstraite ne lui permettant pas de connaître les motifs pour lesquels il est
répondu positivement ou négativement à celles-ci.
. Par un arrêt
du 20 janvier 2010, la Cour de cassation rejeta le pourvoi du requérant. Elle jugea qu’était reprise, dans l’arrêt de condamnation, la
réponse qu’en leur intime conviction, magistrats et jurés composant la cour d’assises
d’appel, statuant dans la continuité des débats, à vote secret et à la majorité
qualifiée des deux tiers, avaient donné à la question sur la culpabilité posée
conformément au dispositif de la décision de renvoi et soumise à la discussion
des parties. Elle
estima que, dès lors qu’avaient été assurés l’information préalable sur les
charges fondant la mise en accusation, le libre exercice des droits de la
défense ainsi que le caractère public et contradictoire des débats, l’arrêt de
la cour d’assises satisfaisait aux exigences légales et conventionnelles
invoquées.
II. LE DROIT INTERNE PERTINENT
Voir Agnelet c. France, no
61198/08, §§ 29 à 34, 10 janvier 2013.
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE
6 § 1 DE LA CONVENTION
. Le requérant se
plaint d’avoir été privé de son droit à un procès équitable, compte tenu de l’absence
de motivation de l’arrêt de la cour d’assises d’appel. Il invoque l’article 6 §
1 de la Convention, dont les dispositions pertinentes se lisent comme
suit :
« Toute personne a droit à ce que sa cause
soit entendue équitablement (...) par un tribunal (...) qui décidera (...) du
bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle. »
. Le
Gouvernement s’oppose à cette thèse.
A. Sur la recevabilité
. Après avoir
présenté la procédure criminelle, le Gouvernement soulève une exception d’irrecevabilité,
estimant que le requérant n’a pas épuisé les voies de recours internes. Il
considère que les articles 315 et 316 du code de procédure pénale lui
permettaient de contester la formulation des questions en déposant des
conclusions écrites et de provoquer un incident contentieux sur lequel la cour
d’assises devait statuer par un arrêt incident motivé. Par ailleurs, l’article
352 prévoit que la cour d’assises statue dans les mêmes conditions en cas d’incident
contentieux à propos des questions dont le président a donné lecture après
clôture des débats. Il rappelle que la Cour a déjà considéré, dans les affaires
Hakkar et Verrier c. France (respectivement no 43580/04, 7
avril 2009 et no 1958/06, 20 avril 2010), que l’opposition à des
questions spéciales et des incidents sur le déroulement d’une audience de cour
d’assises doit donner lieu à l’exercice du recours prévu par l’article 315 du
code de procédure pénale avant de la saisir. Par conséquent, si le requérant
considère que les questions posées étaient laconiques et insuffisantes, à
elles-seules, pour motiver ou expliquer les raisons de sa culpabilité, il
aurait dû formuler des contestations ou soulever un incident devant la cour d’assises.
. Par ailleurs,
le Gouvernement s’en remet à la sagesse de la Cour s’agissant du respect du
délai de six mois par le requérant pour l’introduction de sa Requête.
. Le requérant
considère tout d’abord que l’exception du Gouvernement ne peut être retenue,
dès lors que la Cour de cassation elle-même a jugé ce grief recevable. En
outre, il relève que les articles 315 et 316 du code de procédure pénale n’instituent
pas une voie de recours, et encore moins une voie de recours utile pour se
plaindre de l’absence de motivation des arrêts d’assises. On ne saurait exiger
d’un accusé de soulever un incident contentieux pour être éclairé sur une
culpabilité et une peine qui n’ont pas été prononcées et qui ne sont qu’éventuelles
avant le délibéré. Par ailleurs, depuis un arrêt de 1999, la Cour de cassation
a toujours censuré les tentatives des cours d’assises de motiver leurs
décisions autrement que par l’ensemble des réponses données par le jury aux
questions posées (Cass. crim., 15 décembre 1999, 2 arrêts, Bull. crim. nos
307 et 308, puis de manière constante, avec notamment plusieurs arrêts en
2011).
. La Cour rappelle
que la finalité de l’article 35 est de ménager aux Etats contractants l’occasion
de prévenir ou redresser les violations alléguées contre eux avant que ces
allégations ne soient soumises aux organes de la Convention (voir, par exemple,
Remli c. France, 23 avril 1996, § 33, Recueil des arrêts et
décisions 1996-II, et Selmouni c. France, [GC],
no 25803/94, § 74, CEDH 1999-V).
. Néanmoins,
les dispositions de l’article 35 de la Convention ne prescrivent l’épuisement
que des recours à la fois relatifs aux violations incriminées, disponibles et
adéquats. Ils doivent exister à un degré suffisant de certitude non seulement
en théorie mais aussi en pratique, sans quoi leur manquent l’effectivité et l’accessibilité
voulues ; il incombe à l’Etat défendeur de démontrer que ces exigences se
trouvent réunies (voir, notamment, Vernillo c. France,
20 février 1991, § 27, série A no 198, Dalia
c. France, 19 février 1998, § 38, Recueil 1998-I,
et Selmouni, précité, § 75).
. En l’espèce,
la Cour relève d’emblée qu’il ne fait aucun doute que la Requête a été
introduite dans le délai de six mois prévu à l’article 35 § 1 de la Convention.
. S’agissant de
l’exception de non-épuisement des voies de recours internes, elle note tout d’abord
que la Cour de cassation a répondu au moyen du requérant tiré de l’absence de
motivation, sans lui opposer ni évoquer le défaut de recours aux possibilités
offertes par les articles 315 et 316 du code de procédure pénale.
. Par ailleurs,
elle constate que les jurisprudences invoquées par le Gouvernement ne sont pas
transposables en l’espèce et que le recours invoqué n’est pas susceptible de
redresser le grief soulevé devant elle. En effet, comme le relève d’ailleurs le
Gouvernement dans ses observations sur le fond, le requérant « considère
que la seule question qui fonde le présent recours est celle de la ‘motivation
des décisions des cours d’assises’ ». Le grief du requérant ne concerne donc
pas la formulation des questions posées à la cour et au jury, ou encore un
incident dans le déroulement des débats, mais le fait que l’arrêt de la cour d’assises,
postérieur non seulement à la lecture desdites questions par le président, mais
également au délibéré pendant lequel il a été décidé de la culpabilité de l’accusé
et de la peine infligée, ne soit pas motivé. Ainsi, la formulation des
questions ne constitue pas le cœur du grief en l’espèce : elle ne
représente qu’un critère identifié parmi d’autres par la Cour dans sa
jurisprudence pour apprécier, dans le cadre de l’examen sur le bien-fondé, le
respect de l’article 6 en cas d’absence de motivation de l’arrêt lui-même.
. Les
exceptions soulevées par le Gouvernement doivent donc être rejetées.
. Par ailleurs,
la Cour constate que la Requête n’est pas
manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 (a) de la Convention. Elle
relève par ailleurs qu’elle ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité.
Il convient donc de la déclarer recevable.
B. Sur
le fond
1. Arguments des parties
. Le requérant souligne, à
titre liminaire, que le système français a été modifié, après que la Cour eut
condamné la Belgique dans l’affaire Taxquet
c. Belgique ([GC], no 926/05,
CEDH 2010-....), par la loi no 2011-939 du 10 août
2011 qui a inséré dans le code de procédure pénale un article 365-1 prévoyant
une motivation. A ses yeux, il s’agit d’un aveu implicite d’absence de conformité
aux exigences du procès équitable, d’autant plus marqué qu’il intervient après
de nombreuses discussions et interrogations doctrinales et jurisprudentielles
en France à la suite de l’arrêt Taxquet (précité). Il note en
particulier que, contrairement à ce qu’affirme l’agent du Gouvernement, les
travaux préparatoires attestent de la volonté de prise en compte de la
jurisprudence de la Cour, à l’instar notamment de l’étude d’impact du 11 avril
2011, publiée sur le site internet du Sénat. Cette étude précise que « le
projet introduit une motivation obligatoire des arrêts de cours d’assises, afin
de tirer les conséquences de la jurisprudence de la Cour européenne des droits
de l’homme ».
. Il considère
que la motivation des décisions de justice est le seul moyen de vérifier que
les exigences du procès équitable ont été effectivement respectées. L’arrêt de
la Grande Chambre dans l’affaire Taxquet (précitée) constitue le cadre
de référence et les précisions apportées par rapport à l’arrêt de la chambre ne
changent rien au fait que la France doit être condamnée lorsqu’un accusé n’a
pas bénéficié de garanties l’ayant mis à même de comprendre le verdict. Le
requérant estime que les différences entre les systèmes belges et français sont
mineures : dans les deux cas, l’accusé est mis en accusation aux termes d’une
instruction, un acte d’accusation est rédigé, puis lu à l’audience, les
questions posées au jury doivent résulter de l’acte d’accusation et respecter
certaines formes, des questions sont posées au jury par le président de la cour
d’assises à l’issue des débats et la cour doit statuer par un arrêt motivé en
cas de contestation des questions.
. En France, la
décision de mise en accusation ne se prononce que sur la suffisance de charge
pour renvoyer l’accusé devant une cour d’assises et elle est lue avant les
débats au cours desquels les jurés se forgent, ensuite, leur intime conviction.
Partant, si cette décision précise les charges qui justifient le renvoi, elle n’explique
pas les raisons pour lesquelles le jury a par la suite retenu la culpabilité de
l’accusé. La réforme réalisée par la loi du 10 août 2011 précise d’ailleurs que
la motivation, annexée à la feuille de questions, consiste justement « dans
l’énoncé des principaux éléments à charge qui, pour chacun des faits reprochés
à l’accusé, ont convaincu la cour d’assises » (article 365-1 du code de
procédure pénale).
. Quant à l’existence
d’un double degré de juridiction, il indique que le pouvoir d’interjeter appel
et l’obligation de motivation sont deux garanties totalement distinctes. La
possibilité d’interjeter appel ne permet pas de compenser le risque d’arbitraire
et de permettre à l’accusé de comprendre les raisons de sa condamnation. L’exigence
de motivation, rappelée dans la jurisprudence de la Cour, permettrait en outre
un meilleur contrôle de la légalité des décisions au niveau interne par la Cour
de cassation.
. Le requérant
considère par ailleurs qu’un examen in concreto de son affaire permet de
constater une méconnaissance des exigences de l’article 6. Tout d’abord, l’ordonnance
de mise en accusation ne se prononce que sur les charges, avant les
débats : elle ne peut donc ni se prononcer sur la culpabilité et sur la
peine, ni contenir aucun élément qui résulterait des débats. Or il n’est pas
certain que les jurés ayant assisté aux débats se soient fondés sur les mêmes
éléments que les juridictions d’instruction.
. En l’espèce,
le requérant note que l’ordonnance de mise en accusation était peu prolixe,
puisqu’elle a simplement considéré qu’il y avait des charges très importantes
justifiant son renvoi devant la cour d’assises, malgré ses dénégations, qui
auraient été contredites par les témoins, tout en affirmant dans le même temps
qu’il ne pouvait donc pas comprendre le verdict de la cour d’assises.
. Par ailleurs,
une seule question a été posée au jury à l’issue du débat. Cette question n’était
pas circonstanciée puisqu’elle se bornait à reprendre la définition légale de l’infraction,
ajoutant juste la date et le lieu de l’infraction. Sa rédaction vague et
générale n’apporte aucune indication sur les circonstances concrètes qui ont pu
convaincre le jury de sa culpabilité et lui permettre de comprendre pourquoi il
a été condamné. L’ordonnance de renvoi, quant à elle, relève qu’il a toujours
nié les faits ; la seule affirmation péremptoire d’une contrariété entre
ses déclarations et celles des témoins n’apporte aucune explication à ce titre.
. De même, l’état
de récidive n’explique pas pourquoi il a été condamné à une peine de trente ans
de réclusion criminelle assortie d’une période de sûreté des deux tiers.
. Le requérant
relève qu’il ne peut donc comprendre la décision prononcée, puisqu’il a été
déclaré coupable et condamné à purger une peine minimale de vingt ans de
réclusion criminelle alors que : l’arrêt n’était pas motivé, malgré ses
dénégations constantes ; la décision de renvoi devant la cour d’assises ne
comportait aucune précision, affirmant même que le mobile du meurtre restait
inconnu ; une question unique, rédigée de manière vague et générale, a été
posée et n’a reçu pour toute réponse que le mot « oui ».
. Le
Gouvernement estime, à la lumière des critères dégagés dans l’arrêt de la
chambre Taxquet c. Belgique du 13 janvier 2009, que la procédure
criminelle suivie en l’espèce répondait aux exigences conventionnelles. Il
indique tout d’abord que l’obligation de motiver les décisions de justice, qui
ne figure pas dans la Convention, doit être considérée comme l’une des
composantes du procès pris dans son ensemble et auquel il faut se référer.
Partant, la Cour ne remet pas en cause l’absence de motivation des arrêts de
cour d’assises en droit français : ce constat d’une chambre dans la
décision Papon c. France du 15 novembre 2001 (no 54210/00,
§ 26, CEDH 2001-XII) a donc été confirmé
par la Grande Chambre dans l’arrêt Taxquet (précité, §§ 90 et 93). La
motivation ne constitue pas le seul moyen de comprendre la décision, dès lors
que la décision de la cour d’assises sur la culpabilité est le fruit d’un
raisonnement que l’intéressé peut comprendre et reconstruire grâce à un
ensemble de garanties entourant le déroulement du procès (Taxquet,
précité, § 92).
. Le
Gouvernement ajoute que, pour tous les accusés, la lecture est faite non
seulement de l’ordonnance de mise en accusation ou de l’arrêt de la chambre de
l’instruction, mais également, devant les cours d’assises d’appel, des
questions posées à la première cour d’assises, de ses réponses et de sa
décision.
. Il précise
que les charges, exposées oralement, sont ensuite discutées contradictoirement.
Au cours des débats d’assises, chaque élément de preuve est discuté et l’accusé
est assisté d’un avocat, dont le rôle est aussi d’informer et de conseiller ses
clients.
. Le Gouvernement
insiste en outre sur le fait que les magistrats et les jurés se retirent
immédiatement après la fin des débats et la lecture des questions : le
dossier de la procédure ne leur étant pas accessible, ils ne se prononcent que
sur les éléments contradictoirement débattus. Il relève qu’à la différence du
système belge, dans lequel les jurés délibèrent seuls, le système français fait
jouer un rôle important aux magistrats professionnels tout au long de la
procédure et durant le délibéré.
. Enfin, le
Gouvernement rappelle que, depuis la loi du 15 juin 2000, les décisions des
cours d’assises sont susceptibles d’un réexamen par une cour d’assises statuant
en appel et dans une composition élargie, ce qui faisait défaut dans l’affaire Taxquet
(précitée, § 99).
. S’agissant de
la situation spécifique du requérant, le Gouvernement estime que l’ordonnance
de mise en accusation, qui détermine la saisine de la Cour et les questions
principales sur lesquelles les jurés doivent statuer, est particulièrement
motivée : après avoir décrit de façon détaillée les faits reprochés et les
investigations, elle expose l’ensemble des charges qui pouvaient être retenues
contre le requérant. Il ajoute qu’ont également été lus, outre cette
ordonnance, l’arrêt de la cour d’assises de première instance, ainsi que les
questions et les réponses du jury. Le requérant, assisté de ses conseils, a
notamment pu, au cours des trois jours d’audience, librement se défendre et
discuter chacun des éléments de preuve produits. Le Gouvernement estime par
ailleurs que les faits, malgré les dénégations de l’intéressé, ne présentaient
pas de difficulté particulière, qu’il comparaissait seul et que la question
posée au jury était suffisamment précise.
2. Appréciation de la Cour
a. Principes généraux
40. La Cour rappelle que la Convention ne requiert
pas que les jurés donnent les raisons de leur décision et que l’article 6 ne s’oppose
pas à ce qu’un accusé soit jugé par un jury populaire même dans le cas où son
verdict n’est pas motivé. L’absence de motivation d’un arrêt qui résulte de ce
que la culpabilité d’un requérant avait été déterminée par un jury populaire n’est
pas, en soi, contraire à la Convention (Saric c. Danemark (déc.), no 31913/96,
2 février 1999, et Taxquet c. Belgique [GC], no 926/05, § 89,
CEDH 2010 -...).
41. Il n’en demeure pas moins que pour
que les exigences d’un procès équitable soient respectées, le public et, au
premier chef, l’accusé doivent être à même de comprendre le verdict qui a été
rendu. C’est là une garantie essentielle contre l’arbitraire. Or, comme la Cour
l’a déjà souvent souligné, la prééminence du droit et la lutte contre l’arbitraire
sont des principes qui sous-tendent la Convention (Taxquet, précité, § 90). Dans le domaine de la justice,
ces principes servent à asseoir la confiance de l’opinion publique dans une
justice objective et transparente, l’un des fondements de toute société
démocratique (Suominen c. Finlande, no 37801/97, §
37, 1er juillet 2003, Tatichvili
c. Russie, no 1509/02, § 58, CEDH
2007-III, et Taxquet, précité).
. La Cour
rappelle également que devant les cours d’assises avec participation d’un jury
populaire, il faut s’accommoder des particularités de la procédure où, le plus
souvent, les jurés ne sont pas tenus de - ou ne peuvent pas - motiver leur
conviction (Taxquet, précité,
§ 92). Dans ce cas, l’article 6 exige de rechercher si l’accusé
a pu bénéficier des garanties suffisantes de nature à écarter tout risque d’arbitraire
et à lui permettre de comprendre les raisons de sa condamnation. Ces garanties
procédurales peuvent consister par exemple en des instructions ou
éclaircissements donnés par le président de la cour d’assises aux jurés quant
aux problèmes juridiques posés ou aux éléments de preuve produits, et en des
questions précises, non équivoques soumises au jury par ce magistrat, de nature à former une trame apte à servir de fondement au verdict ou
à compenser adéquatement l’absence de motivation des réponses du jury (ibidem,
et Papon c. France (déc.), no
54210/00, ECHR 2001-XII). Enfin, doit être prise en
compte, lorsqu’elle existe, la possibilité pour l’accusé d’exercer des voies de
recours.
. Eu égard au
fait que le respect des exigences du procès équitable s’apprécie
sur la base de la procédure dans son ensemble et dans le contexte spécifique du
système juridique concerné, la tâche de la Cour, face à un verdict non motivé,
consiste donc à examiner si, à la lumière de toutes les circonstances de la
cause, la procédure suivie a offert suffisamment de garanties contre l’arbitraire
et a permis à l’accusé de comprendre sa condamnation (Taxquet, précité, § 93). Ce faisant, elle doit garder à l’esprit
que c’est face aux peines les plus lourdes que le droit à un procès équitable
doit être assuré au plus haut degré possible par les sociétés démocratiques (Salduz
c. Turquie, [GC] no 36391/02, § 54, CEDH 2008 -...,
et ibidem).
. Dans l’arrêt Taxquet
(précité), la Cour a examiné l’apport combiné de l’acte d’accusation
et des questions posées au jury. S’agissant de l’acte d’accusation, qui est lu
au début du procès, elle a relevé que s’il indique la nature du délit et les
circonstances qui déterminent la peine, ainsi que l’énumération chronologique
des investigations et les déclarations des personnes entendues, il ne démontre
pas « les éléments à charge qui, pour l’accusation,
pouvaient être retenus contre l’intéressé ». Surtout, elle en a relevé la
« portée limitée » en pratique, dès lors qu’il intervient « avant les débats qui doivent servir de
base à l’intime conviction du jury » (§ 95).
. Quant aux
questions, au nombre de trente-deux pour huit accusés, dont quatre seulement
pour le requérant, elles étaient rédigées de façon
identique et laconique, sans référence « à aucune
circonstance concrète et particulière qui aurait pu permettre au requérant de
comprendre le verdict de condamnation », à la
différence de l’affaire Papon, où la cour d’assises s’était référée aux
réponses du jury à chacune des 768 questions posées par le président de cette
cour (§ 96).
. Il ressort de
l’arrêt Taxquet (précité) que l’examen conjugué de l’acte d’accusation
et des questions posées au jury doit permettre de savoir
quels éléments de preuve et circonstances de fait, parmi tous ceux ayant été
discutés durant le procès, avaient en définitive conduit les jurés à répondre
par l’affirmative aux quatre questions le concernant, et ce afin de pouvoir
notamment : différencier les coaccusés entre eux ; comprendre le
choix d’une qualification plutôt qu’une autre ; connaître les motifs pour
lesquels des coaccusés sont moins responsables aux yeux du jury et donc moins
sévèrement punis ; justifier le recours aux circonstances aggravantes (§
97). Autrement dit, il faut des questions à la fois précises et individualisées
(§ 98).
b. Application de ces principes au cas
d’espèce
. La Cour
constate d’emblée que tous les accusés, à l’instar du requérant, bénéficient d’un
certain nombre d’informations et de garanties durant la procédure criminelle
française : l’ordonnance de mise en accusation ou l’arrêt de la chambre de
l’instruction en cas d’appel sont lus dans leur intégralité par le greffier au
cours des audiences d’assises ; les charges sont exposées oralement puis
discutées contradictoirement, chaque élément de preuve étant débattu et l’accusé
étant assisté d’un avocat ; les magistrats et les jurés se retirent
immédiatement après la fin des débats et la lecture des questions, sans
disposer du dossier de la procédure ; ils ne se prononcent donc que sur
les éléments contradictoirement examinés au cours des débats. Par ailleurs, les
décisions des cours d’assises sont susceptibles d’un réexamen par une cour d’assises
statuant en appel et dans une composition élargie.
. S’agissant de
l’apport combiné de l’acte de mise en accusation et des questions
posées au jury en l’espèce, la Cour relève tout d’abord que
le requérant était le seul accusé.
. Par ailleurs,
l’ordonnance de mise en accusation avait une portée limitée, puisqu’elle
intervenait avant les débats qui constituent le cœur du procès, ce dont
conviennent les parties. La Cour constate en outre qu’il ressort expressément
de cette ordonnance que non seulement le requérant niait les faits, mais que le
mobile du meurtre restait inconnu. Concernant les constatations de fait
reprises par cet acte et leur utilité pour comprendre le verdict prononcé
contre le requérant, la Cour ne saurait se livrer à des
spéculations sur le point de savoir si elles ont ou non influencé le délibéré
et l’arrêt finalement rendu par la cour d’assises.
. Quant aux
questions, elles s’avèrent d’autant plus importantes que le Gouvernement
indique lui-même que, pendant le délibéré, les magistrats
et les jurés ne disposent pas du dossier de la procédure et qu’ils se
prononcent sur les seuls éléments contradictoirement discutés au cours des
débats, même s’ils disposaient également en l’espèce, conformément à l’article
347 du code de procédure pénale, de l’ordonnance de mise en accusation.
. La Cour note
par ailleurs que l’enjeu était considérable, le requérant ayant été condamné à
une peine de trente ans de réclusion criminelle, assortie d’une période de
sûreté des deux tiers.
. En l’espèce,
une seule question a été posée au jury. Non circonstanciée, elle se limite à la
reprise de la définition légale de l’infraction, de la date et de l’heure des
faits et de l’identité de la victime.
. Partant, la
Cour ne peut que constater, en l’espèce, que la question unique, non
circonstanciée et laconique, et ce alors même que les faits étaient contestés
et le mobile inconnu selon les termes exprès de l’ordonnance de mise en
accusation, ne comporte de référence « à aucune circonstance concrète et particulière qui aurait pu permettre
au requérant de comprendre le verdict de condamnation » (Taxquet,
précité, § 96).
. Certes, le
requérant a bénéficié de la possibilité d’interjeter appel du premier arrêt de
condamnation criminelle. Cependant, outre le fait que ce dernier n’était pas
non plus motivé, l’appel interjeté par le requérant a entraîné la constitution
d’une nouvelle cour d’assises, autrement composée, chargée de recommencer l’examen
du dossier et d’apprécier à nouveau les éléments de fait et de droit dans le
cadre de nouveaux débats. Il s’ensuit que le requérant ne pouvait retirer de la
procédure en première instance aucune information pertinente quant aux raisons
de sa condamnation en appel par des jurés et des magistrats professionnels
différents.
. En
conclusion, la Cour estime qu’en l’espèce le requérant n’a
pas disposé de garanties suffisantes lui permettant de comprendre le verdict de
condamnation qui a été prononcé à son encontre.
Enfin, la
Cour prend note de la réforme intervenue depuis l’époque
des faits, avec l’adoption de la loi no 2011-939 du 10 août
2011 qui a notamment inséré, dans le code de procédure pénale, un nouvel
article 365-1. Ce dernier prévoit dorénavant une motivation de l’arrêt
rendu par une cour d’assises dans un document qui est appelé « feuille de
motivation » et annexé à la feuille des questions. En cas de condamnation,
la loi exige que la motivation reprenne les éléments qui ont été exposés
pendant les délibérations et qui ont convaincu la cour d’assises pour chacun
des faits reprochés à l’accusé. Aux yeux de la Cour, une telle réforme, semble
donc a priori susceptible de renforcer significativement les garanties
contre l’arbitraire et de favoriser la compréhension de la condamnation par l’accusé,
conformément aux exigences de l’article 6 § 1 de la Convention.
. En l’espèce,
il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.
II. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE
41 DE LA CONVENTION
58. Aux termes de l’article 41 de la
Convention,
« Si la Cour
déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le
droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement
les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y
a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage moral
. Le requérant
demande une somme de 100 000 euros (EUR) au titre du préjudice moral
résultant de la violation du droit à un procès équitable, dès lors qu’il est
toujours emprisonné pour un crime qu’il conteste avoir commis et pour des
raisons qu’il n’a jamais pu comprendre, faute de toute motivation de sa
décision de condamnation.
. Le
Gouvernement considère que le montant réclamé par le requérant est exorbitant,
la question de l’absence de motivation de l’arrêt de condamnation n’ayant que
peu de lien avec celle de sa culpabilité et de la peine prononcée. Il précise
en outre que la loi no 2011-939 du 10 août 2011 a instauré le
principe de motivation, qui vient s’ajouter aux garanties qui existaient déjà,
et que depuis la loi du 15 juin 2000 les accusés ont la possibilité de faire
appel. En raison de ces éléments, il estime que le versement d’une somme de
2 000 euros constituerait une réparation adéquate.
. La Cour estime que le requérant a dû éprouver un préjudice moral
certain, auquel le constat de violation figurant dans le présent arrêt (paragraphe
62 ci-dessus) ne suffit pas à remédier. Elle rappelle
cependant que les autorités nationales ont réformé la législation ayant donné
lieu au constat de violation de l’article 6 § 1, par l’adoption de la
loi no 2011-939 du 10 août 2011 (paragraphe 60 ci-dessus). Par ailleurs, la Cour note que la loi du
15 juin 2000 renforçant la protection de la présomption d’innocence
et les droits des victimes ayant inséré dans le Code de procédure pénale un
titre III relatif au « réexamen d’une décision pénale consécutif au
prononcé d’un arrêt de la Cour européenne des Droits de l’Homme », le
requérant dispose effectivement de la possibilité de demander à ce que sa cause
soit réexaminée (voir, mutatis mutandis, Öcalan c. Turquie [GC], no 46221/99, CEDH 2005-IV, et Taxquet,
précité, § 107). Par conséquent, statuant en équité, elle considère qu’il y a
lieu de lui octroyer un montant de 2 000 EUR pour le dommage moral subi.
B. Frais et dépens
. Le requérant sollicite
la somme de 5 000 EUR pour les frais et dépens engagés devant la Cour.
. Le
Gouvernement estime qu’il pourrait être fait droit à cette demande.
. Selon la
jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses
frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur
nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce et compte tenu
des documents en sa possession et de sa jurisprudence, la Cour estime
raisonnable la somme de 5 000 EUR pour la procédure devant elle et l’accorde au
requérant.
C. Intérêts moratoires
. La Cour juge
approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de
la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois
points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare la Requête
recevable ;
2. Dit qu’il y a eu violation
de l’article 6 § 1 de la Convention ;
3. Dit
a) que l’Etat défendeur doit verser
au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu
définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les
sommes suivantes :
i) 2 000 EUR (deux mille euros), plus
tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral ;
ii) 5 000 EUR (cinq mille euros),
plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt par le requérant, pour frais
et dépens ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit
délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple
à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale
européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de
pourcentage ;
4. Rejette la demande de
satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit
le 10 janvier 2013, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Claudia
Westerdiek Mark
Villiger
Greffière Président