En l’affaire Voica c. France,
La Cour européenne des droits de l’homme
(cinquième section), siégeant en une chambre composée de :
Mark Villiger, président,
Angelika Nußberger,
Boštjan M. Zupančič,
Ann Power-Forde,
André Potocki,
Helena Jäderblom,
Aleš Pejchal, juges,
et de Claudia Westerdiek, greffière de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 4
décembre 2012,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette
date :
PROCÉDURE
. A l’origine de
l’affaire se trouve une Requête (no 60995/09) dirigée contre la
République française et dont une ressortissante roumaine, Mme Daniela
Voica (« la requérante »), a saisi la Cour le 28 octobre 2009 en
vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et
des libertés fondamentales (« la Convention »).
. La requérante
est représentée par Me P. Spinosi, avocat au Conseil d’Etat et
à la Cour de cassation. Le gouvernement français (« le
Gouvernement ») est représenté par son agent, Mme E. Belliard, Directrice
des Affaires juridiques du ministère des Affaires étrangères.
. La requérante
allègue une violation de l’article 6 § 1 de la Convention du fait de l’absence
de motivation de l’arrêt rendu par la cour d’assises.
. Le 25 août 2011, la Requête a été communiquée au
Gouvernement.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
. La requérante
est née en 1984 et elle est actuellement détenue.
. Le 9 mars
2007, la requérante et M. furent mis en accusation par un juge d’instruction du
tribunal de grande instance de Nice pour avoir, à Nice, le 29 mai 2005,
volontairement donné la mort à B., ce crime ayant pour objet soit de préparer
ou de faciliter un vol, soit de favoriser la fuite ou d’assurer l’impunité des
auteurs ou complices de ce délit.
. Après un
exposé chronologique de l’enquête, le juge releva notamment que, depuis son
interpellation, M. avait toujours reconnu sa participation aux faits reprochés
et maintenu qu’il avait agi à la demande de sa maîtresse, la requérante.
Celle-ci, au contraire, soutenait que M. avait agi à son insu et qu’il ne la
mettait en cause que pour tenter d’alléger sa responsabilité. Les constatations
matérielles établissaient que les deux mis en examen avaient participé au
ligotage de la victime, leurs empreintes digitales étant mêlées sur l’adhésif
utilisé. Le juge estima que les explications données par la requérante sur les
circonstances dans lesquelles ses empreintes auraient pu être apposées sur l’adhésif
étaient « fantaisistes ».
. Le juge nota
également que les déclarations des proches de la victime montraient qu’elle n’aurait
en aucun cas ouvert la porte à un inconnu et que les difficultés d’accès, de
nuit, à l’appartement étaient confirmées par le gardien de l’immeuble qui
veillait au bon fonctionnement du dispositif électrique d’ouverture. Le juge en
concluait que ces éléments rendaient impossible la thèse de la requérante selon
laquelle M. aurait commis les faits seul.
. Le 9 mars
2007, la cour d’assises des Alpes Maritimes condamna la requérante à vingt ans
de réclusion criminelle et M. à vingt-trois ans pour les faits mentionnés dans
l’acte d’accusation.
. La cour d’assises
du Var statua en appel le 4 septembre 2008. Les questions suivantes furent
posées à la Cour et au jury à l’issue de l’audience :
« 1. Est-il constant qu’à Nice, département
des Alpes-Maritimes, le 29 mai 2005, en tout cas sur le territoire national et
depuis temps non couvert par la prescription de l’action publique, il a été
volontairement donné la mort à [B.] ?
2. Est-il constant qu’à Nice, département des
Alpes-Maritimes, le 29 mai 2005, en tout cas sur le territoire national et
depuis temps non couvert par la prescription de l’action publique, il a été
frauduleusement soustrait des objets et du numéraire au préjudice de
[B.] ?
3. Le meurtre spécifié à la question no
1 a-t-il eu pour objet soit de préparer ou de faciliter le délit de vol,
spécifié à la question no 2, soit de favoriser la fuite ou d’assurer
l’impunité des auteurs ou complices de ce délit ?
4. L’accusée Danièle Voica est-elle coupable d’avoir
commis le meurtre spécifié à la question no 1 et qualifié à la
question no 2 et 3 ?
5. L’accusé [M.] est-il coupable d’avoir commis
le meurtre spécifié à la question no 1 et qualifié à la
question no 2 et 3 ? »
. La Cour et le
jury répondirent positivement, à la majorité de dix voix au moins, à ces cinq
questions, les quatre questions subsidiaires nos 6 à 9 étant dès
lors déclarées sans objet. La requérante et son coaccusé furent condamnés à une
peine de réclusion criminelle, respectivement pour une durée de dix-huit et
seize ans, assortie d’une période de sûreté des deux tiers. La cour d’assises
prononça également l’interdiction définitive de territoire à leur encontre.
. La requérante
se pourvut en cassation contre cet arrêt. Elle invoquait notamment l’article 6
§ 1 de la Convention et l’arrêt Taxquet c. Belgique et soutenait que la formulation des questions
posées au jury, vague et abstraite, ne répondait pas aux exigences de
motivation du procès équitable, car elle ne permettait pas à l’accusée de
connaître les motifs pour lesquels il était répondu positivement ou
négativement à celles-ci.
13. Dans son arrêt du 14 octobre 2009,
la Cour de cassation rejeta le pourvoi. Elle releva notamment qu’étaient
reprises dans l’arrêt de condamnation les réponses qu’en leur intime
conviction, les magistrats et les jurés composant la cour d’assises d’appel
avaient données aux questions sur la culpabilité, les unes, principales, posées
conformément au dispositif de la décision de renvoi, les autres, subsidiaires,
soumises à la discussion des parties. Elle estima que, dès lors qu’avaient été assurés
l’information préalable sur les charges fondant la mise en accusation, le libre
exercice des droits de la défense ainsi que le caractère public et
contradictoire des débats, l’arrêt satisfaisait aux exigences légales et
conventionnelles invoquées.
II. LE DROIT INTERNE PERTINENT
Voir Agnelet c. France, no
61198/08, §§ 29 à 34, 10 janvier 2013.
EN DROIT
. La requérante
expose qu’en l’absence de motivation de l’arrêt de la cour d’assises d’appel,
elle n’a pas bénéficié d’un procès équitable. Elle invoque l’article 6 § 1 de
la Convention, dont les dispositions pertinentes se lisent comme suit :
« Toute personne a droit à ce que sa cause
soit entendue équitablement (...) par un tribunal (...) qui décidera (...) du
bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle. »
. Le
Gouvernement s’oppose à cette thèse.
A. Sur la recevabilité
. Après avoir
présenté la procédure criminelle, le Gouvernement soulève une exception d’irrecevabilité,
estimant que la requérante n’a pas épuisé les voies de recours internes. Il
considère que les articles 315 et 316 du code de procédure pénale lui
permettaient de contester la formulation des questions en déposant des
conclusions écrites et de provoquer un incident contentieux sur lequel la cour
d’assises devait statuer par un arrêt incident motivé. Par ailleurs, l’article
352 prévoit que la cour d’assises statue dans les mêmes conditions en cas d’incident
contentieux à propos des questions dont le président a donné lecture après
clôture des débats. Il rappelle que la Cour a déjà considéré, dans les affaires
Hakkar et Verrier c. France (respectivement no 43580/04, 7
avril 2009 et no 1958/06, 20 avril 2010), que l’opposition à des questions
spéciales et des incidents sur le déroulement d’une audience de cour d’assises
doit donner lieu à l’exercice du recours prévu par l’article 315 du code de
procédure pénale avant de la saisir. Par conséquent, si la requérante considère
que les questions posées étaient laconiques et insuffisantes, à elles-seules,
pour motiver ou expliquer les raisons de sa culpabilité, elle aurait dû
formuler des contestations ou soulever un incident devant la cour d’assises.
. La requérante
considère tout d’abord que l’exception du Gouvernement ne peut être retenue,
dès lors que la Cour de cassation elle-même a jugé ce grief recevable. En
outre, elle relève que les articles 315 et 316 du code de procédure pénale n’instituent
pas une voie de recours, et encore moins une voie de recours utile pour se
plaindre de l’absence de motivation des arrêts d’assises. On ne saurait exiger
d’un accusé de soulever un incident contentieux pour être éclairé sur une
culpabilité et une peine qui n’ont pas été prononcées et qui ne sont qu’éventuelles
avant le délibéré. Par ailleurs, depuis un arrêt de 1999, la Cour de cassation
a toujours censuré les tentatives des cours d’assises de motiver leurs
décisions autrement que par l’ensemble des réponses données par le jury aux
questions posées (Cass. crim., 15 décembre 1999, 2 arrêts, Bull. crim. nos
307 et 308, puis de manière constante, avec notamment plusieurs arrêts en
2011).
. La Cour
rappelle que la finalité de l’article 35 est de ménager aux Etats contractants
l’occasion de prévenir ou redresser les violations alléguées contre eux avant
que ces allégations ne soient soumises aux organes de la Convention (voir, par
exemple, Remli c. France, 23 avril 1996, § 33, Recueil
des arrêts et décisions 1996-II, et Selmouni c. France, [GC], no 25803/94, § 74, CEDH 1999-V).
. Néanmoins,
les dispositions de l’article 35 de la Convention ne prescrivent l’épuisement
que des recours à la fois relatifs aux violations incriminées, disponibles et
adéquats. Ils doivent exister à un degré suffisant de certitude non seulement
en théorie mais aussi en pratique, sans quoi leur manquent l’effectivité et l’accessibilité
voulues ; il incombe à l’Etat défendeur de démontrer que ces exigences se
trouvent réunies (voir, notamment, Vernillo c. France,
20 février 1991, § 27, série A no 198, Dalia
c. France, 19 février 1998, § 38, Recueil 1998-I,
et Selmouni, précité, § 75).
. En l’espèce,
la Cour note tout d’abord que la Cour de cassation a répondu au moyen de la
requérante tiré de l’absence de motivation, sans lui opposer ni évoquer le
défaut de recours aux possibilités offertes par les articles 315 et 316 du code
de procédure pénale.
. Par ailleurs,
elle constate que les jurisprudences invoquées par le Gouvernement ne sont pas
transposables en l’espèce et que le recours invoqué n’est pas susceptible de
redresser le grief soulevé devant elle. En effet, comme le relève d’ailleurs le
Gouvernement dans ses observations sur le fond, la requérante « considère
que la seule question qui fonde le présent recours est celle de la ‘motivation
des décisions des cours d’assises’ ». Le grief de la requérante ne
concerne donc pas la formulation des questions posées à la cour et au jury, ou
encore un incident dans le déroulement des débats, mais le fait que l’arrêt de
la cour d’assises, postérieur non seulement à la lecture desdites questions par
le président, mais également au délibéré pendant lequel il a été décidé de la
culpabilité de l’accusé et de la peine infligée, ne soit pas motivé. Ainsi, la
formulation des questions ne constitue pas le cœur du grief en l’espèce :
elle ne représente qu’un critère identifié parmi d’autres par la Cour dans sa
jurisprudence pour apprécier, dans le cadre de l’examen sur le bien-fondé, le
respect de l’article 6 en cas d’absence de motivation de l’arrêt lui-même.
. L’exception
soulevée par le Gouvernement doit donc être rejetée.
. Par ailleurs,
la Cour constate que la Requête n’est pas
manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 (a) de la Convention. Elle
relève par ailleurs qu’elle ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité.
Il convient donc de la déclarer recevable.
B. Sur
le fond
1. Arguments des parties
. La requérante
souligne, à titre liminaire, que le système français a été modifié, après que
la Cour eut condamné la Belgique dans l’affaire Taxquet c. Belgique ([GC],
no 926/05, CEDH 2010-....), par la loi no 2011-939
du 10 août 2011 qui a inséré dans le code de procédure pénale un article 365-1
prévoyant une motivation. A ses yeux, il s’agit d’un aveu implicite d’absence
de conformité aux exigences du procès équitable, d’autant plus marqué qu’il
intervient après de nombreuses discussions et interrogations doctrinales et
jurisprudentielles en France à la suite de l’arrêt Taxquet (précité).
Elle note en particulier que, contrairement à ce qu’affirme l’agent du
Gouvernement, les travaux préparatoires attestent de la volonté de prise en
compte de la jurisprudence de la Cour, à l’instar notamment de l’étude d’impact
du 11 avril 2011, publiée sur le site internet du Sénat. Cette étude précise
que « le projet introduit une motivation obligatoire des arrêts de cours d’assises,
afin de tirer les conséquences de la jurisprudence de la Cour européenne des
droits de l’homme ».
. Elle
considère que la motivation des décisions de justice est le seul moyen de vérifier
que les exigences du procès équitable ont été effectivement respectées. L’arrêt
de la Grande Chambre dans l’affaire Taxquet (précitée) constitue le
cadre de référence et les précisions apportées par rapport à l’arrêt de la
chambre ne changent rien au fait que la France doit être condamnée lorsqu’un
accusé n’a pas bénéficié de garanties l’ayant mis à même de comprendre le
verdict. La requérante estime que les différences entre les systèmes belges et
français sont mineures : dans les deux cas, l’accusé est mis en accusation
aux termes d’une instruction, un acte d’accusation est rédigé, puis lu à l’audience,
les questions posées au jury doivent résulter de l’acte d’accusation et
respecter certaines formes, des questions sont posées au jury par le président
de la cour d’assises à l’issue des débats et la cour doit statuer par un arrêt
motivé en cas de contestation des questions.
. En France, la
décision de mise en accusation ne se prononce que sur la suffisance de charge
pour renvoyer l’accusé devant une cour d’assises et elle est lue avant les
débats au cours desquels les jurés se forgent, ensuite, leur intime conviction.
Partant, si cette décision précise les charges qui justifient le renvoi, elle n’explique
pas les raisons pour lesquelles le jury a par la suite retenu la culpabilité de
l’accusé. La réforme réalisée par la loi du 10 août 2011 précise d’ailleurs que
la motivation, annexée à la feuille de questions, consiste justement
« dans l’énoncé des principaux éléments à charge qui, pour chacun des
faits reprochés à l’accusé, ont convaincu la cour d’assises » (article
365-1 du code de procédure pénale).
. Quant à l’existence
d’un double degré de juridiction, elle indique que le pouvoir d’interjeter appel
et l’obligation de motivation sont deux garanties totalement distinctes. La
possibilité d’interjeter appel ne permet pas de compenser le risque d’arbitraire
et de permettre à l’accusé de comprendre les raisons de sa condamnation. L’exigence
de motivation, rappelée dans la jurisprudence de la Cour, permettrait en outre
un meilleur contrôle de la légalité des décisions au niveau interne par la Cour
de cassation.
. La requérante
considère par ailleurs qu’un examen in concreto de son affaire permet de
constater une méconnaissance des exigences de l’article 6. Tout d’abord, l’ordonnance
de mise en accusation ne se prononce que sur les charges, avant les
débats : elle ne peut donc ni se prononcer sur la culpabilité et sur la
peine, ni contenir aucun élément qui résulterait des débats. Or il n’est pas
certain que les jurés ayant assisté aux débats se soient fondés sur les mêmes
éléments que les juridictions d’instruction.
. En l’espèce,
la requérante précise qu’elle a toujours clamé son innocence. Elle a été mise
en accusation avec un coaccusé par la même ordonnance du 9 mars 2007 et de
manière strictement identique. Au cours de son procès, cinq questions ont été
posées, dont trois sur le meurtre et le vol de manière générale et abstraite
(questions no 1 à 3), la quatrième et la cinquième portant sur la
commission des infractions respectivement par la requérante et son coaccusé.
Ces questions ne permettent notamment pas, étant les mêmes pour les deux
coaccusés, de connaître son implication réelle. Elle ne comprend pas les
raisons pour lesquelles elle a finalement été déclarée coupable et condamnée à
une peine supérieure (de deux ans) à celle de son coaccusé, et ce d’autant que
l’ordonnance de mise en accusation portait pourtant sur les mêmes faits et
relevait une « participation conjointe ». Rien ne vient donc
justifier la différence de peine expressément relevée par la Cour dans son
arrêt Taxquet (précité) pour constater une violation de la Convention.
Quant à la question no 3 sur les circonstances aggravantes, elle
contenait des propositions alternatives, ce que ne conteste pas le
Gouvernement : partant, la requérante indique ne pouvoir comprendre ni les
raisons de la déclaration de culpabilité ni les raisons d’une prétendue plus
grande implication dans les faits qui ont conduit le jury à la punir plus
sévèrement que son coaccusé.
. La requérante
note ensuite que la période de sûreté des deux tiers pour la réclusion et la
peine complémentaire d’interdiction du territoire ne sont pas justifiées. Elle
note que si cette dernière avait été prononcée par un tribunal correctionnel,
la loi aurait exigé une décision « spécialement motivée » et que rien
ne justifie qu’une cour d’assises soit dispensée d’une telle obligation.
. Enfin, elle
estime que les quatre questions subsidiaires lues par le président à l’issue
des débats, en raison d’une requalification possible, démontre l’évolution de
la situation par rapport à la décision de mise en accusation et témoigne de l’exigence
de motivation sur une question aussi importante que la qualification des faits
(et donc de la peine encourue, en l’espèce la réclusion criminelle à perpétuité
ou limitée à quinze ans).
. Le
Gouvernement estime, à la lumière des critères dégagés dans l’arrêt de la
chambre Taxquet c. Belgique du 13 janvier 2009, que la procédure
criminelle suivie en l’espèce répondait aux exigences conventionnelles. Il
indique tout d’abord que l’obligation de motiver les décisions de justice, qui
ne figure pas dans la Convention, doit être considérée comme l’une des
composantes du procès pris dans son ensemble et auquel il faut se référer.
Partant, la Cour ne remet pas en cause l’absence de motivation des arrêts de
cour d’assises en droit français : ce constat d’une chambre dans la
décision Papon c. France du 15 novembre 2001 (no 54210/00,
§ 26, CEDH 2001-XII) a donc été confirmé
par la Grande Chambre dans l’arrêt Taxquet (précité, §§ 90 et 93). La
motivation ne constitue pas le seul moyen de comprendre la décision, dès lors
que la décision de la cour d’assises sur la culpabilité est le fruit d’un
raisonnement que l’intéressé peut comprendre et reconstruire grâce à un ensemble
de garanties entourant le déroulement du procès (Taxquet, précité, §
92).
. Le
Gouvernement ajoute que, pour tous les accusés, la lecture est faite non
seulement de l’ordonnance de mise en accusation ou de l’arrêt de la chambre de
l’instruction, mais également, devant les cours d’assises d’appel, des
questions posées à la première cour d’assises, de ses réponses et de sa
décision.
. Il précise
que les charges, exposées oralement, sont ensuite discutées contradictoirement.
Au cours des débats d’assises, chaque élément de preuve est discuté et l’accusé
est assisté d’un avocat, dont le rôle est aussi d’informer et de conseiller ses
clients.
. Le
Gouvernement insiste en outre sur le fait que les magistrats et les jurés se
retirent immédiatement après la fin des débats et la lecture des
questions : le dossier de la procédure ne leur étant pas accessible, ils
ne se prononcent que sur les éléments contradictoirement débattus. Il relève qu’à
la différence du système belge, dans lequel les jurés délibèrent seuls, le
système français fait jouer un rôle important aux magistrats professionnels
tout au long de la procédure et durant le délibéré.
. Enfin, le
Gouvernement rappelle que, depuis la loi du 15 juin 2000, les décisions des
cours d’assises sont susceptibles d’un réexamen par une cour d’assises statuant
en appel et dans une composition élargie, ce qui faisait défaut dans l’affaire Taxquet
(précitée, § 99).
. S’agissant de
la situation spécifique de la requérante, le Gouvernement estime que l’ordonnance
de mise en accusation, qui détermine la saisine de la Cour et les questions
principales sur lesquelles les jurés doivent statuer, est particulièrement
motivée : après avoir décrit de façon détaillée les faits reprochés et les
investigations, elle expose l’ensemble des charges qui pouvaient être retenues
contre elle. Il ajoute qu’ont également été lus, outre cette ordonnance, l’arrêt
de la cour d’assises de première instance, ainsi que les questions et les
réponses du jury. La requérante, assistée de son conseil, a notamment pu, au
cours des deux jours d’audience, librement se défendre et discuter chacun des
éléments de preuve produits. Le Gouvernement estime par ailleurs que les faits,
malgré les dénégations de l’intéressée, ne présentaient pas de difficulté
particulière et qu’elle comparaissait avec un seul coaccusé.
. Concernant
les questions posées au jury, il estime qu’elles étaient suffisamment précises
pour servir de fondement à la décision et qu’elles ne présentaient aucune
complexité. La question no 1 portait sur le fait principal avec de
nombreuses indications (date et lieu de commission des faits, identité de la
victime, éléments constitutifs de l’infraction d’homicide volontaire). La
circonstance aggravante relative à la corrélation entre le meurtre et le délit
de vol a fait l’objet des questions no 2 (pour caractériser les
faits de vol) et no 3 (pour déterminer l’objet du meurtre). La
question no 4 portait sur la culpabilité de la requérante
dans la commission du meurtre spécifié et qualifié aux questions nos
1 à 3 (la question no 5 concernait le coaccusé).
. S’agissant
des questions subsidiaires nos 6 à 9, le président a précisé qu’il
envisageait de les poser en ce que les débats faisaient apparaître une
qualification du fait principal différente de celle retenue dans la décision de
mise en accusation. L’accusée n’a formulée aucune observation sur les questions
principales et subsidiaires.
2. Appréciation de la Cour
a. Principes généraux
40. La Cour rappelle que la Convention ne requiert
pas que les jurés donnent les raisons de leur décision et que l’article 6 ne s’oppose
pas à ce qu’un accusé soit jugé par un jury populaire même dans le cas où son
verdict n’est pas motivé. L’absence de motivation d’un arrêt qui résulte de ce
que la culpabilité d’un requérant avait été déterminée par un jury populaire n’est
pas, en soi, contraire à la Convention (Saric c. Danemark (déc.), no 31913/96,
2 février 1999, et Taxquet c. Belgique [GC], no 926/05, § 89,
CEDH 2010 -...).
41. Il n’en demeure pas moins que pour
que les exigences d’un procès équitable soient respectées, le public et, au
premier chef, l’accusé doivent être à même de comprendre le verdict qui a été
rendu. C’est là une garantie essentielle contre l’arbitraire. Or, comme la Cour
l’a déjà souvent souligné, la prééminence du droit et la lutte contre l’arbitraire
sont des principes qui sous-tendent la Convention (Taxquet, précité, § 90). Dans le domaine de la justice,
ces principes servent à asseoir la confiance de l’opinion publique dans une
justice objective et transparente, l’un des fondements de toute société
démocratique (Suominen c. Finlande, no 37801/97, §
37, 1er juillet 2003, Tatichvili
c. Russie, no 1509/02, § 58, CEDH
2007-III, et Taxquet, précité).
. La Cour
rappelle également que devant les cours d’assises avec participation d’un jury
populaire, il faut s’accommoder des particularités de la procédure où, le plus
souvent, les jurés ne sont pas tenus de - ou ne peuvent pas - motiver leur
conviction (Taxquet, précité,
§ 92). Dans ce cas, l’article 6 exige de rechercher si l’accusé
a pu bénéficier des garanties suffisantes de nature à écarter tout risque d’arbitraire
et à lui permettre de comprendre les raisons de sa condamnation. Ces garanties
procédurales peuvent consister par exemple en des instructions ou
éclaircissements donnés par le président de la cour d’assises aux jurés quant
aux problèmes juridiques posés ou aux éléments de preuve produits, et en des
questions précises, non équivoques soumises au jury par ce magistrat, de nature à former une trame apte à servir de fondement au verdict ou
à compenser adéquatement l’absence de motivation des réponses du jury (ibidem,
et Papon c. France (déc.), no
54210/00, ECHR 2001-XII). Enfin, doit être prise en
compte, lorsqu’elle existe, la possibilité pour l’accusé d’exercer des voies de
recours.
. Eu égard au
fait que le respect des exigences du procès équitable s’apprécie
sur la base de la procédure dans son ensemble et dans le contexte spécifique du
système juridique concerné, la tâche de la Cour, face à un verdict non motivé,
consiste donc à examiner si, à la lumière de toutes les circonstances de la
cause, la procédure suivie a offert suffisamment de garanties contre l’arbitraire
et a permis à l’accusé de comprendre sa condamnation (Taxquet, précité, § 93). Ce faisant, elle doit garder à l’esprit
que c’est face aux peines les plus lourdes que le droit à un procès équitable
doit être assuré au plus haut degré possible par les sociétés démocratiques (Salduz
c. Turquie, [GC] no 36391/02, § 54, CEDH 2008 -...,
et ibidem).
. Dans l’arrêt Taxquet
(précité), la Cour a examiné l’apport combiné de l’acte d’accusation
et des questions posées au jury. S’agissant de l’acte d’accusation, qui est lu au
début du procès, elle a relevé que s’il indique la nature du délit et les
circonstances qui déterminent la peine, ainsi que l’énumération chronologique
des investigations et les déclarations des personnes entendues, il ne démontre
pas « les éléments à charge qui, pour l’accusation,
pouvaient être retenus contre l’intéressé ». Surtout, elle en a relevé la
« portée limitée » en pratique, dès lors qu’il intervient « avant les débats qui doivent servir de
base à l’intime conviction du jury » (§ 95).
. Quant aux
questions, au nombre de trente-deux pour huit accusés, dont quatre seulement
pour le requérant, elles étaient rédigées de façon
identique et laconique, sans référence « à aucune
circonstance concrète et particulière qui aurait pu permettre au requérant de
comprendre le verdict de condamnation », à la
différence de l’affaire Papon, où la cour d’assises s’était référée aux
réponses du jury à chacune des 768 questions posées par le président de cette
cour (§ 96).
. Il ressort de
l’arrêt Taxquet (précité) que l’examen conjugué de l’acte d’accusation
et des questions posées au jury doit permettre de savoir
quels éléments de preuve et circonstances de fait, parmi tous ceux ayant été
discutés durant le procès, avaient en définitive conduit les jurés à répondre
par l’affirmative aux quatre questions le concernant, et ce afin de pouvoir
notamment : différencier les coaccusés entre eux ; comprendre le
choix d’une qualification plutôt qu’une autre ; connaître les motifs pour
lesquels des coaccusés sont moins responsables aux yeux du jury et donc moins
sévèrement punis ; justifier le recours aux circonstances aggravantes (§
97). Autrement dit, il faut des questions à la fois précises et individualisées
(§ 98).
b. Application de ces principes au cas
d’espèce
. La Cour
constate d’emblée que tous les accusés, à l’instar de la requérante,
bénéficient d’un certain nombre d’informations et de garanties durant la
procédure criminelle française : l’ordonnance de mise en accusation ou l’arrêt
de la chambre de l’instruction en cas d’appel sont lus dans leur intégralité
par le greffier au cours des audiences d’assises ; les charges sont
exposées oralement puis discutées contradictoirement, chaque élément de preuve
étant débattu et l’accusé étant assisté d’un avocat ; les magistrats et
les jurés se retirent immédiatement après la fin des débats et la lecture des
questions, sans disposer du dossier de la procédure ; ils ne se prononcent
donc que sur les éléments contradictoirement examinés au cours des débats. Par
ailleurs, les décisions des cours d’assises sont susceptibles d’un réexamen par
une cour d’assises statuant en appel et dans une composition élargie.
. S’agissant de
l’apport combiné de l’acte de mise en accusation et des
questions posées au jury en l’espèce, la Cour relève tout
d’abord que la requérante était coaccusée des faits jugés par la cour d’assises
et que les faits n’étaient pas particulièrement complexes.
. Par ailleurs,
l’ordonnance de mise en accusation avait une portée limitée, puisqu’elle
intervenait avant les débats qui constituent le cœur du procès, ce dont
conviennent les parties. Concernant les constatations de fait reprises par cet
acte et leur utilité pour comprendre le verdict prononcé contre la requérante,
la Cour ne saurait se livrer à des spéculations sur le
point de savoir si elles ont ou non influencé le délibéré et l’arrêt finalement
rendu par la cour d’assises. Elle relève cependant que l’ordonnance de mise en
accusation présentait de manière très circonstanciée les évènements, ainsi que
les positions des coaccusés qui faisaient clairement apparaître deux thèses
contraires : d’une part, celle de la requérante, qui niait toute
participation aux faits et déclarait ne pas avoir été présente sur les lieux du
crime, malgré certains éléments tendant à prouver le contraire ; d’autre
part, celle de son coaccusé qui, dès sa garde à vue, avait reconnu les faits en
donnant des explications détaillées, tout en expliquant avoir agi sous la direction de la requérante, laquelle aurait tout
planifié (paragraphe 7 ci-dessus).
. Quant aux
questions, elles s’avèrent d’autant plus importantes que le Gouvernement
indique lui-même que, pendant le délibéré, les magistrats
et les jurés ne disposent pas du dossier de la procédure et qu’ils se prononcent
sur les seuls éléments contradictoirement discutés au cours des débats, même s’ils
disposaient également en l’espèce, conformément à l’article 347 du code de
procédure pénale, de l’ordonnance de mise en accusation.
51. Sur les cinq questions posées,
trois portaient sur les infractions, évoquant en termes généraux l’homicide
volontaire (question no 1), le vol d’objets ou de numéraire
(question no 2) et le fait que le meurtre aurait servi soit à
préparer le vol, soit à permettre le fuite ou l’impunité des accusés (question
no 3). Les quatrième et cinquième questions visaient personnellement
chacun des coaccusés.
. La requérante
se plaint de ne pouvoir comprendre pourquoi elle a été condamnée plus
sévèrement que son coaccusé en appel, contrairement au verdict rendu par la
cour d’assises de première instance. La Cour estime cependant que si les
questions ne comportent de référence « à aucune circonstance concrète et particulière qui aurait pu permettre [à
la requérante] de comprendre le verdict de condamnation » (Taxquet,
précité, § 96), il n’en va pas de même de l’ordonnance de mise en accusation.
En effet, elle rappelle qu’il ressortait clairement de cette dernière que
chacun des deux coaccusés soutenait une version des faits qui impliquait
nécessairement la responsabilité principale ou exclusive de l’autre. La Cour
retient que le juge d’instruction, dans son ordonnance de mise en accusation, a
conclu que les éléments du dossier rendaient impossible la thèse de la
requérante selon laquelle M. aurait agi seul (paragraphe 8 ci-dessus). Partant,
au vu de l’examen conjugué de l’acte d’accusation et des
questions posées au jury, la requérante ne saurait
prétendre ignorer la raison pour laquelle sa peine, prononcée en fonction des
responsabilités respectives de chacun des coaccusés, a pu être successivement
inférieure et supérieure à celle de son coaccusé.
. En
conclusion, la Cour estime qu’en l’espèce la requérante a
disposé de garanties suffisantes lui permettant de comprendre le verdict de
condamnation qui a été prononcé à son encontre.
Enfin, la
Cour prend note de la réforme intervenue depuis l’époque
des faits, avec l’adoption de la loi no 2011-939 du
10 août 2011 qui a notamment inséré, dans le code de procédure
pénale, un nouvel article 365-1. Ce dernier prévoit dorénavant une motivation
de l’arrêt rendu par une cour d’assises dans un document qui est appelé
« feuille de motivation » et annexé à la feuille des questions. En
cas de condamnation, la loi exige que la motivation reprenne les éléments qui
ont été exposés pendant les délibérations et qui ont convaincu la cour d’assises
pour chacun des faits reprochés à l’accusé. Aux yeux de la Cour, une telle
réforme, semble donc a priori susceptible de renforcer significativement
les garanties contre l’arbitraire et de favoriser la compréhension de la
condamnation par l’accusé, conformément aux exigences de l’article 6 § 1 de la
Convention.
. En l’espèce,
il n’y a pas eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare la Requête
recevable ;
2. Dit qu’il n’y a pas eu
violation de l’article 6 § 1 de la Convention.
Fait en français, puis communiqué par écrit
le 10 janvier 2013, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Claudia
Westerdiek Mark
Villiger
Greffière Président