PREMIÈRE
SECTION
AFFAIRE PANTELIOU-DARNE et BLANTZOUKA
c. GRÈCE
(Requêtes
nos 25143/08 et 25156/08)
ARRÊT
STRASBOURG
2 mai
2013
Cet
arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44
§ 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Panteliou-Darne et Blantzouka c.
Grèce,
La Cour européenne des droits de l’homme
(première section), siégeant en une chambre composée de :
Isabelle Berro-Lefèvre,
présidente,
Mirjana Lazarova Trajkovska,
Julia Laffranque,
Linos-Alexandre Sicilianos,
Erik Møse,
Ksenija Turković,
Dmitry Dedov, juges,
et de Søren Nielsen, greffier de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil les
10 avril 2012 et 9 avril 2013,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette
date :
PROCÉDURE
. A l’origine de
l’affaire se trouvent deux requêtes (nos 25143/08 et 25156/08)
dirigées contre la République hellénique et dont deux ressortissantes de cet
Etat, Mmes Dimitra Panteliou-Darne et Despina Blantzouka
(« les requérantes »), ont saisi la Cour les 22 et 21 mai 2008
respectivement en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits
de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
. Les
requérantes sont représentées par Me F. Spyropoulos, avocat au
barreau d’Athènes. Le gouvernement grec (« le Gouvernement ») est
représenté par les délégués de son agent, MM. S.
Spyropoulos, assesseur auprès du Conseil juridique de l’Etat, et C. Poulakos, auditeur auprès du Conseil juridique de l’Etat.
. Les
requérantes allèguent notamment une violation de leur droit au respect de leurs
biens, garanti par l’article 1 du Protocole no 1.
. Le 25 février 2010, les requêtes ont été communiquées
au Gouvernement. Comme le permet l’article 29 § 1 de la Convention, il a en
outre été décidé que
la chambre se prononcerait en même temps sur la recevabilité et le fond.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
. Les
requérantes sont nées en 1965 et 1962 respectivement et résident à Athènes.
. En 1984 et 1990 respectivement, elles furent embauchées par
la compagnie aérienne Olympic Airways (ci-après « l’O.A. »), entreprise du
secteur public à l’époque, en tant qu’hôtesses de l’air. L’époux de la première
requérante travaillait dans le secteur public et l’époux de la seconde travaillait
lui aussi à l’O.A. En septembre 1989 et mars 1996, elles eurent chacune un
enfant.
. L’article 11 de la loi no 1505/1984, relative
à la restructuration des échelles de salaire des fonctionnaires, telle que
modifiée par la loi no 2470/1997, prévoyait que si l’un des époux était
fonctionnaire du secteur public et que l’autre travaillait dans le
« reste » du secteur public, comme le précisait l’article 6 § 1 de la
loi no 1256/1982, l’allocation familiale ne serait perçue que par l’un des
époux. Selon l’article 1 § 6 de la loi no 1256/1982, l’O.A. faisait partie du
reste du secteur public.
. En vertu de la législation susmentionnée, l’O.A.
ne versa pas l’allocation familiale aux requérantes. Les 12 février et 11
janvier 2001 respectivement, celles-ci saisirent les juridictions civiles de
deux actions contre l’O.A. tendant à obtenir rétroactivement les sommes dues au
titre de l’allocation familiale en cause ; 1 208 254 drachmes
(3 545,87 euros) depuis le 30 septembre 1989 pour la première
requérante et 478 406 drachmes (1 403,98 euros) depuis le 30 mars
1996 pour la seconde. Elles sollicitèrent en outre le versement anticipé d’une somme
mensuelle de 12 371 drachmes (36,31 euros) et de 9 519 drachmes (27,94 euros)
respectivement à partir de janvier 2001.
. Le 16 septembre 2002, le tribunal de première
instance d’Athènes rejeta l’action de la première requérante comme infondée
(décision no 2083/2002). Le 29 janvier 2003, celle-ci interjeta appel.
. Entre-temps, le 13 septembre 2002, le tribunal
de première instance d’Athènes avait accueilli la demande de la seconde
requérante. Cette juridiction avait rejeté l’objection de l’O.A., à savoir que
l’exercice du droit en cause avait été fait de manière abusive (décision no 2061/2002).
Le 26 novembre 2002, la partie adverse interjeta appel.
. Les 17 juin et 1er juillet 2003, la cour d’appel
d’Athènes constata d’une part que les requérantes avaient droit à l’allocation
demandée compte tenu du fait que, par son arrêt no 3/2001 du 7 mars 2001, la
Cour suprême spéciale avait déclaré l’article 11 de la loi no 1505/1984
inconstitutionnel comme contraire au principe d’égalité. D’autre part, la cour
d’appel se pencha sur les circonstances dans lesquelles les requérantes avaient
revendiqué le droit de percevoir l’allocation en cause et examina si l’exercice
dudit droit s’était fait de manière abusive, aux termes de l’article 281
du Code civil. En vertu de cette disposition, il n’est pas permis que l’exercice
d’un droit dépasse les limites posées par la bonne foi, les bonnes mœurs et le
but socioéconomique du droit en cause.
. En particulier, la cour d’appel releva que les
requérantes recevaient chaque mois, durant les périodes litigieuses, leur fiche
de paie sur laquelle apparaissaient de manière analytique leur salaire ainsi
que leurs charges salariales. La cour d’appel nota que toutes les fiches de
paie contenaient une notice selon laquelle, en cas de désaccord avec le calcul
du salaire, les intéressées étaient invitées à faire part de leurs objections à
l’employeur. Dans le cas contraire, il était mentionné que l’O.A. considérerait
que les intéressées approuvaient le calcul du salaire tel qu’énoncé dans la
fiche de paie. Ensuite, la cour d’appel nota que les requérantes n’avaient
jamais, pendant une période respectivement de plus de dix et cinq ans environ
et après la naissance de leurs enfants, soulevé d’objections auprès de leur
employeur quant à l’absence de paiement de l’allocation en cause. De plus,
ladite juridiction releva qu’au cours de la même période d’autres employés
ayant des enfants s’étaient déjà plaints auprès de l’O.A. de son omission de
leur verser l’allocation précitée. La cour d’appel conclut que l’attitude des
requérantes pendant une période aussi longue avait légitimement permis à l’O.A.
de conclure que la question de sa relation salariale avec les requérantes était
réglée définitivement. Selon la cour d’appel, cet élément était prépondérant
pour la gestion financière de l’entreprise ; en effet, l’O.A. avait
intérêt à savoir en temps utile le nombre de ses employés qui n’étaient pas d’accord
avec leur traitement salarial afin de projeter ses obligations financières dans
le futur. La cour d’appel releva en ce sens que l’octroi rétroactif de l’allocation
à tous les employés de l’O.A. qui y avaient droit, s’élèverait à plus de
5 000 000 000 drachmes (14 673 513 euros environ) et
saperait la situation économique de la compagnie aérienne, qui se trouvait déjà
confrontée à de graves problèmes financiers et était soumise à un plan d’assainissement
financier en vertu des lois nos 2271/1994 et 2602/1998. Quant aux prétentions
futures des requérantes, la cour d’appel rejeta cette partie de leurs actions
comme prématurée (arrêts nos 5076/2003 et 5690/2003).
. Les 15 avril et 10 février 2006 respectivement,
les requérantes se pourvurent en cassation. Par deux arrêts du 6 novembre 2007,
la Cour de cassation confirma les arrêts attaqués et rejeta les pourvois des
requérantes. En particulier, la haute juridiction civile jugea que la cour d’appel
avait justement interprété l’article 281 du Code civil en considérant que l’exercice
du droit reconnu aux requérantes avait été fait de manière abusive, au sens de
la disposition susmentionnée (arrêts nos 1913/2007 et 1914/2007). Ces arrêts
furent mis au net et certifiés conformes les 23 novembre et 11 décembre
2007 respectivement.
II. LE DROIT INTERNE PERTINENT
. L’article 281
du Code civil se lit comme suit :
« L’exercice d’un droit est interdit lorsqu’il
dépasse de manière évidente les limites imposées par la bonne foi, les bonnes
mœurs ou le but social et économique de ce même droit. »
. Il ressort de
la jurisprudence de la Cour de cassation que l’application de l’article 281 du
Code civil ne présuppose pas uniquement l’inertie de la part du bénéficiaire du
droit en cause. Son attitude doit en plus faire ressortir, de manière objective
et en toute bonne foi qu’il n’a pas l’intention d’exercer ce droit. Partant, la
revendication ultérieure de ce droit, combinée à des conséquences graves sur la
situation de la partie adverse, pourrait être considérée comme abusive (voir
les arrêts de la Cour de cassation nos 1752/84 (plénière),
62/90 (plénière), 232/2001).
. Selon la
jurisprudence de la Cour de cassation, la renonciation de la part de l’employé
à son droit de recevoir sa rémunération est nulle, dans la mesure où elle concerne
le salaire minimum prévu par la législation pertinente ou les conventions
collectives de travail (voir, entre autres, l’arrêt no 1089/2006).
En outre, selon la Cour de justice de l’Union européenne, l’invocation par un
Etat des problèmes financiers auxquels il peut être confronté, ne suffit pas en
soi pour le soustraire à son obligation de se conformer aux règles du droit de
l’Union européenne relatives à l’égalité des sexes (voir, entre autres, les arrêts
no C-187/98, 28.10.1999 et C-196/02, 10.3.2005).
. La
disposition pertinente de la loi no 1505/1984, relative à la
restructuration des échelles de salaire des fonctionnaires en vigueur à l’époque
des faits, était ainsi libellée :
Article 11 § 6
« (...) Si l’un des époux est fonctionnaire
public ou employé d’une personne morale de droit public ou de l’administration
locale, en activité ou à la retraite et l’autre est employé, en activité ou à
la retraite :
a) du reste du secteur public, comme
précisé par l’article 6 § 1 de la loi no 1256/1982.
b) des personnes morales de droit
public qui ne sont pas incluses dans la notion de secteur public précitée mais
qui fonctionnent néanmoins sous la forme d’organismes d’utilité publique ou d’entreprises
étatiques, l’allocation familiale n’est octroyée qu’à l’un de deux époux, selon
leur choix. »
. En vertu de l’arrêt
no 3/2001, la Cour suprême spéciale jugea que l’article 11 de la loi no 1505/1984 était inconstitutionnel
comme contraire au principe d’égalité. En particulier, cette juridiction
considéra que la discrimination entre fonctionnaires qui se trouvent dans la
même situation familiale, pour des raisons qui ne sont pas liées au travail produit
par eux-mêmes mais au statut professionnel de leurs époux ou épouses, n’était
pas conforme au principe d’égalité. En outre, la Cour suprême spéciale jugea qu’une
telle différence de traitement était aussi contraire à l’article 21 de la
Constitution, disposition qui consacre la protection de la famille, selon
lequel la contribution des époux à leur famille doit être équitable.
EN DROIT
I. JONCTION DES REQUÊTES
. Compte tenu
de la similitude des requêtes quant aux faits et à la question de fond qu’elles
posent, la Cour décide de les joindre et de les examiner conjointement dans un
seul et même arrêt.
II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE
1 DU PROTOCOLE No 1
. Les
requérantes se plaignent d’avoir été injustement
privées de leur droit à l’allocation familiale. Elles invoquent l’article
1 du Protocole no 1, qui se lit comme suit :
« Toute personne physique ou morale a droit
au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause
d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes
généraux du droit international.
Les dispositions précédentes ne portent pas
atteinte au droit que possèdent les Etats de mettre en vigueur les lois qu’ils
jugent nécessaires pour réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt
général ou pour assurer le paiement des impôts ou d’autres contributions ou des
amendes. »
A. Sur la recevabilité
. La Cour
constate que ce grief n’est pas manifestement mal fondé
au sens de l’article 35 § 3 (a) de la Convention. Elle relève par ailleurs qu’il
ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de le
déclarer recevable.
B. Sur
le fond
1. Thèses des parties
. En premier
lieu, les requérantes affirment qu’elles ont exercé leur droit légal de
revendiquer en justice leurs prétentions, qui d’ailleurs n’étaient pas
prescrites. Elles citent un extrait de l’arrêt no 701/2009 de la
Cour de cassation, dans lequel elle a considéré que « (...) seule l’inertie
du titulaire d’un droit pour une période inférieure à celle prévue pour la
prescription, ainsi que la conviction du redevable que ce droit n’existe pas ou
qu’il ne sera pas exercé, ne suffisent pas en principe à rendre abusive l’exercice
dudit droit ». Elles soulignent que la déchéance d’un droit avant sa
prescription met en péril la sécurité juridique.
. Les
requérantes considèrent qu’elles n’ont pas fait preuve d’inertie et qu’on ne
peut pas leur reprocher de ne pas avoir agi contre leur employeur à une époque où sa pratique de ne pas verser d’allocation
familiale était considérée comme légitime. En outre, à cette époque, la
question de la constitutionnalité de la législation en cause était pendante
devant la Cour suprême spéciale. Les requérantes ajoutent que les juridictions
internes n’auraient pas dû se référer à la conviction de l’O.A. qu’elles ne
revendiqueraient pas leurs allocations, puisque l’entreprise devait déjà faire
face à de nombreuses actions formées par d’autres employés.
. Selon les
requérantes, le montant de leurs prétentions (voir paragraphe 8 ci-dessus) n’était
pas important et surtout pas susceptible de porter atteinte à l’intérêt
général. Ceci serait confirmé aussi par le fait que les juridictions internes
ont fait droit à des actions similaires formées par d’autres employés de l’O.A.
Elles soulignent enfin que la mauvaise gestion financière de l’O.A. ne saurait
constituer une excuse pour la violation des droits des salariés.
. Le
Gouvernement rétorque que l’extrait de l’arrêt no 701/2009 de la
Cour de cassation cité par les requérantes est sorti de son contexte. Il cite
la suite qui se lit ainsi : « Dans le cas où le titulaire du droit
essaie de renverser une situation déjà établie, ce qui aurait des conséquences
défavorables pour le redevable mais pas nécessairement éprouvantes ou
insupportables, l’exercice de ce droit risque de se révéler non compatible avec
la bonne foi et les bonnes mœurs et par conséquent abusif ».
. Le
Gouvernement se livre ensuite à une analyse de la notion d’abus de droit, au
sens de l’article 281 du Code civil (voir notamment paragraphe 15
ci-dessus), et conclut qu’en l’espèce l’action des requérantes était de fait
abusive : celles-ci ont négligé, pendant une longue période, de contester l’omission de leur employeur
de leur verser les allocations litigieuses. Il considère que les requérantes avaient ainsi créé la conviction chez leur
employeur qu’elles ne souhaitaient pas revendiquer ces allocations. Il souligne
qu’un nombre conséquent d’employés avaient déjà commencé à mettre en cause la
légalité de la pratique de l’O.A. de ne pas verser les allocations familiales,
même si cette pratique était conforme aux lois nos 1414/1984 et
2470/1997. Un tiers des employés de l’O.A. avaient déjà en 1994 saisi les
juridictions internes d’actions similaires à celle des requérantes. Le Gouvernement ajoute que le montant élevé des frais de procédure n’était
pas un motif valable pour dispenser les requérantes de leur obligation de
saisir les juridictions plus tôt. Etant
donné le nombre d’employés de l’O.A. ayant saisi la justice, le Gouvernement
estime que le paiement des allocations y relatives s’élèverait à 14 700 000
euros environ. En faisant référence à la mauvaise situation économique de l’O.A.
le Gouvernement argue que le paiement d’une telle somme rendrait impossible la
poursuite de l’activité de l’O.A. Le Gouvernement note que
le montant réduit des prétentions des requérantes ne suffisait pas à faire
disparaître le caractère abusif de l’exercice de leur droit.
. Enfin, l’inconstitutionnalité
de l’article 11 de la loi no 1505/1984
n’avait pas d’incidence sur le caractère abusif de l’action des requérantes.
Cela est d’autant plus vrai que celles-ci ont saisi les juridictions internes
quelques semaines avant la publication de l’arrêt no 3/2001 de la
Cour suprême spéciale prononçant l’inconstitutionnalité de ladite loi.
2. Appréciation de la Cour
a) Sur l’existence d’un
« bien » au sens de l’article 1 du Protocole no 1
. La Cour
rappelle qu’un requérant ne peut alléguer une violation de l’article 1 du
Protocole no 1 que dans la mesure où les décisions qu’il incrimine
se rapportent à ses « biens » au sens de cette disposition. La notion
de « biens » peut recouvrir tant des « biens actuels » que
des valeurs patrimoniales, y compris des créances, en vertu desquelles le
requérant peut prétendre avoir au moins une « espérance légitime » d’obtenir
la jouissance effective d’un droit de propriété (Prince
Hans-Adam II de Liechtenstein c. Allemagne [GC],
no 42527/98, §§ 82-83, CEDH 2001-VIII, et
Gratzinger et Gratzingerova c. République tchèque (déc.) [GC], no 39794/98, § 69, CEDH 2002-VII) Par ailleurs, quant à la notion d’« espérance légitime »,
la Cour a jugé que lorsque l’intérêt patrimonial concerné était de l’ordre de
la créance, il ne pouvait être considéré comme une « valeur
patrimoniale » que lorsqu’il avait une base suffisante en droit interne,
par exemple lorsqu’il était confirmé par une jurisprudence bien établie des
tribunaux (Kopecký c. Slovaquie [GC], no 44912/98, § 52, CEDH 2004-IX).
. La Cour
constate que toutes les juridictions civiles saisies en l’espèce ont reconnu
les requérantes comme titulaires du droit à l’allocation familiale, après avoir
pris en compte notamment l’arrêt no
3/2001 de la Cour suprême spéciale qui a déclaré inconstitutionnel l’article
11 de la loi no 1505/1984. En particulier, la cour d’appel d’Athènes,
confirmée par la Cour de cassation, a considéré que les requérantes avaient en
principe un droit à percevoir l’allocation familiale litigieuse.
. La Cour
relève d’ailleurs que le Gouvernement ne conteste pas l’existence du droit en
cause.
. Ces éléments
suffisent à la Cour pour pouvoir qualifier les créances des requérantes de
« valeur patrimoniale » aux fins de l’article 1 du Protocole no 1.
b) Sur l’existence d’une ingérence
. La Cour
constate que, suite au rejet de leurs actions par les juridictions internes,
les requérantes se trouvaient dans l’impossibilité de recouvrer rétroactivement
leurs créances relatives à l’allocation familiale en cause, ce qui constitue
sans aucun doute une ingérence dans leur droit au respect de leurs biens.
c) Sur la justification de l’ingérence
. Il n’est pas
contesté que l’ingérence litigieuse était « prévue par la loi »,
comme l’exige l’article 1 du Protocole
no 1 et poursuivait un but légitime, à savoir, comme les
juridictions nationales l’ont entre autres relevé, assurer la situation
financière et le fonctionnement sans entraves de l’O.A. Il incombe toutefois à
la Cour d’examiner, à la lumière de la norme générale de cet article, si un
juste équilibre a été maintenu entre les exigences de l’intérêt général et les
droits des individus concernés. La Cour rappelle à cet égard que le souci d’assurer
un « juste équilibre » entre les exigences de l’intérêt général de la
communauté et les impératifs de la sauvegarde des droits fondamentaux de l’individu
se reflète dans la structure de l’article 1 du Protocole no 1
tout entier et se traduit par la nécessité d’un rapport raisonnable de
proportionnalité entre les moyens employés et le but visé (voir, entre autres, Vistiņš et Perepjolkins c. Lettonie [GC],
no 71243/01, §§
108-109, 25 octobre 2012; Ruspoli Morenes c. Espagne, no 28979/07, § 36, 28 juin
2011). La vérification de l’existence d’un tel
équilibre exige un examen global des différents intérêts en cause.
. En l’occurrence,
la revendication par les requérantes de l’allocation en cause, après une
période longue de plus de dix et cinq ans respectivement, a mené les
juridictions compétentes à rejeter leurs actions comme abusives. En effet, la
cour d’appel d’Athènes a lié la tardiveté dans l’exercice de ces actions à l’intérêt
légitime de l’O.A. de savoir en temps
utile le nombre de ses employés qui contestaient leur traitement salarial et anticiper ses obligations
financières. Partant, la garantie de la viabilité économique de l’O.A. a été un
élément prépondérant dans le raisonnement des juridictions compétentes pour
considérer les actions en cause comme abusives.
. En général,
la Cour rappelle qu’une ample latitude est d’ordinaire laissée à l’Etat pour
prendre des mesures d’ordre général en matière économique ou sociale (voir par
exemple, James et autres c. Royaume-Uni, 21 février 1986, § 46, série A no 98 ; National
& Provincial Building Society, Leeds Permanent Building Society et
Yorkshire Building Society c. Royaume-Uni, 23 octobre 1997, § 80, Recueil
des arrêts et décisions 1997-VII). De plus, la
Cour jouit d’une compétence limitée pour vérifier le respect du droit interne (Håkansson et Sturesson c. Suède, 21 février
1990, § 47, série A no 171-A) et
elle n’a pas pour tâche de se substituer aux juridictions internes. C’est au
premier chef aux autorités nationales, notamment aux cours et tribunaux, qu’il
incombe d’interpréter la législation interne (Waite et Kennedy c. Allemagne
[GC], no 26083/94, § 54, CEDH 1999-I).
. Néanmoins, le
rôle de la Cour est de rechercher si les résultats auxquels sont parvenues les
juridictions nationales sont compatibles avec les droits garantis par la
Convention et ses Protocoles. La Cour relève que, nonobstant le silence de l’article
1 du Protocole no 1 en matière d’exigences procédurales, une procédure
judiciaire afférente au droit au respect des biens doit aussi offrir à la
personne concernée une occasion adéquate d’exposer sa cause aux autorités
compétentes afin de contester effectivement les mesures portant atteinte aux
droits garantis par cette disposition. Pour s’assurer du respect de cette
condition, il y a lieu de considérer les procédures applicables d’un point de
vue général (voir Capital Bank AD c. Bulgarie, no 49429/99, § 134, CEDH 2005-XII (extraits) ; Zafranas
c. Grèce, no 4056/08, § 36, 4 octobre
2011).
. Dans le cas d’espèce,
la Cour note que la décision de la cour d’appel d’Athènes, confirmée par la
Cour de cassation, de rejeter les actions des requérantes s’est fondée sur l’exercice
abusif, aux termes de l’article 281 du Code civil, du droit de percevoir l’allocation
familiale en cause. En d’autres termes, les juridictions internes n’ont pas
contesté le fait que les requérantes étaient titulaires du droit en cause, mais
ont jugé que la manière dont elles l’avaient revendiqué tombait sous l’emprise
de la disposition précitée, telle qu’elle avait été interprétée en droit
interne. Partant, la question soulevée par la présente affaire a trait aux
motifs exposés par les juridictions compétentes pour faire application, en l’espèce,
de l’article 281 du Code civil et, en général, aux garanties entourant la
procédure judiciaire en cause.
. La Cour
relève que la notion d’abus de droit est flexible par nature. Elle présuppose l’existence
du droit en cause et par là même elle se distingue de la prescription. Par
conséquent, l’argument des requérantes suivant lequel leurs prétentions n’étaient
pas prescrites ne signifie pas nécessairement que leur exercice n’aurait pas pu
être abusif en l’espèce. En effet, la notion d’abus de droit aboutit à l’affaiblissement
du droit en question du fait des conditions concrètes qui entourent son
exercice. Il s’ensuit que cette notion implique la prise en compte par la
juridiction compétente de l’ensemble des éléments de chaque cas d’espèce.
. En l’occurrence,
les juridictions internes ont conclu à l’abus de droit en se fondant, tout d’abord,
sur un élément concret du dossier : la notice sur toutes les fiches de
paie des requérantes selon laquelle elles
étaient invitées, en
cas de désaccord avec le calcul du salaire, à faire part de leurs objections à
l’employeur dans une période de deux mois après réception de chaque bulletin de
paie. Selon la cour d’appel d’Athènes, confirmée par la Cour de cassation, le
fait que les requérantes n’avaient jamais, pendant plus de dix et cinq ans
environ après la naissance de leurs enfants, soulevé d’objections auprès de l’O.A.
quant à l’absence de paiement de l’allocation en cause, lui avait légitimement
permis de conclure que la question de sa relation salariale avec elles était
réglée. La Cour ne saurait suivre les requérantes lorsqu’elles soutiennent que
la question de la constitutionnalité de la loi no 1505/1984 les avait empêchées de saisir
les juridictions internes plus tôt. En particulier, le fait que cette question n’était pas encore tranchée par la Cour suprême
spéciale est sans impact en l’espèce, puisque les requérantes ont saisi les
juridictions civiles alors que l’affaire était toujours pendante devant la
juridiction précitée. La Cour relève d’ailleurs que, comme l’indique le
Gouvernement, de nombreux collègues des requérantes, à savoir un tiers des
employés de l’O.A., avaient déjà saisi la justice en 1994, lorsque le premier
plan d’assainissement de l’O.A. a été adopté.
. De plus, la longue période pendant laquelle
les requérantes sont restées inertes avant de revendiquer le droit en cause a
été prise en compte par les juridictions internes afin de mettre en balance
leur intérêt individuel et l’intérêt économique de leur employeur. En
particulier, les juridictions internes ont relevé que, dans le but d’anticiper
ses obligations financières, l’O.A. avait un intérêt légitime de savoir en
temps utile le nombre de ses employés qui objecteraient leur traitement
salarial. De plus, la cour d’appel d’Athènes a fondé cet argument sur deux
éléments concrets : en premier lieu, la situation économique générale de l’O.A.
qui faisait déjà l’objet d’un plan d’assainissement financier en vertu des lois
nos 2271/1994 et 2602/1998 et, en second lieu, la somme
importante pour laquelle l’O.A. serait redevable, équivalente à 14 700 000
euros environ, en cas d’octroi rétroactif à tous les employés qui auraient
droit à l’allocation en cause. La cour d’appel a estimé que le paiement d’une
telle somme aurait eu des effets graves quant à la viabilité de l’O.A.
. Compte tenu de ce qui précède, la Cour
considère que la procédure suivie devant les juridictions internes a offert aux
requérantes la possibilité adéquate d’exposer leur cause aux autorités
compétentes afin de revendiquer le paiement de l’allocation familiale
litigieuse. La cour d’appel d’Athènes, confirmée par la Cour de cassation, a
conclu par des arrêts suffisamment motivés que l’article 281 du Code civil
trouvait application en l’espèce et qu’il y a eu abus du droit reconnu aux
requérantes. Par conséquent, la procédure suivie devant les juridictions
internes n’a pas rompu le « juste équilibre » entre les exigences de
l’intérêt public et les impératifs de sauvegarde du droit des intéressées au
respect de leurs biens.
Partant, il n’y a pas eu
violation de l’article 1 du Protocole no 1.
III. SUR LES AUTRES VIOLATIONS
ALLÉGUÉES
Invoquant l’article
6 § 1 de la Convention, les requérantes se plaignent que les juridictions
saisies ont interprété le droit interne de façon par trop formaliste. Elles y
voient également une atteinte au principe d’égalité des armes. Invoquant en
outre l’article 6 § 1 en combinaison avec l’article 14 de la Convention, elles
se plaignent d’avoir subi une discrimination du fait que leurs actions ont été
rejetées.
Compte tenu de
l’ensemble des éléments en sa possession, la Cour, dans la mesure où elle est
compétente pour connaître des allégations formulées, n’a relevé aucune
apparence de violation des droits et libertés garantis par la Convention ou ses
Protocoles.
Il s’ensuit
que cette partie de la requête est manifestement mal fondée et doit être
rejetée en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Décide de joindre les
requêtes et de les examiner conjointement dans un seul arrêt ;
2. Déclare les requêtes
recevables quant au grief tiré de l’article 1 du Protocole no 1 et
irrecevables pour le surplus ;
3. Dit qu’il n’y a pas eu
violation de l’article 1 du Protocole no 1.
Fait en français, puis communiqué par écrit
le 2 mai 2013, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Søren Nielsen Isabelle
Berro-Lefèvre
Greffier Présidente