En l’affaire Goudoumas c.
Grèce,
La Cour européenne des droits de l’homme
(première section), siégeant en un comité composé de :
Elisabeth Steiner, présidente,
Linos-Alexandre Sicilianos,
Ksenija Turković, juges,
et de André Wampach, greffier adjoint de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 9
avril 2013,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette
date :
PROCÉDURE
. A l’origine de
l’affaire se trouve une requête (no 62459/09) dirigée contre la
République hellénique et dont un ressortissant de cet Etat, M. Spyros
Goudoumas (« le requérant »), a saisi la Cour le 29 octobre 2009 en
vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et
des libertés fondamentales (« la Convention »). Entre-temps, le
requérant est décédé et sa mère, Mme Dimitra Goudouma, a exprimé le
souhait de reprendre l’instance.
. La mère du
requérant est représenté par Me T. Xynos, avocat retraité au barreau
de Thessalonique. Le gouvernement grec (« le Gouvernement ») est
représenté par les délégués de son agent, Mme G. Kotta et
M. I. Bakopoulos, auditeurs auprès du Conseil Juridique de l’Etat.
. Le 19 novembre 2010, la requête a
été communiquée au Gouvernement.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
. Le requérant
est né en 1974 et a résidé à Magoulitsa Karditsas.
. Le 20 octobre
1999, le requérant, chômeur et handicapé, introduisit devant le tribunal
administratif de Thessalonique une action contre l’Etat pour entretien et
signalisation insuffisants d’une route départementale, ce qui eut comme
conséquence qu’il fut victime, le 19 octobre 1994, d’un grave accident de
voiture qui le laissa paraplégique. L’accident survint alors qu’il effectuait
son service militaire et son handicap était irréversible.
. Par une
décision avant dire droit du 29 décembre 2000 (notifiée au requérant le 30
janvier 2001), le tribunal administratif ordonna un complément d’instruction.
Le 21 mars 2001, le requérant apporta les preuves supplémentaires demandées et
déposa une demande afin que son affaire soit examinée en priorité.
. Le 31 octobre
2001, le tribunal administratif rendit un nouveau jugement avant dire droit,
par lequel il ordonnait un nouveau complément d’instruction.
. Par un
jugement du 21 février 2003 (notifié au requérant le 5 juillet 2003), le
tribunal administratif lui donna gain de cause. Plus précisément, il condamna l’Etat
à verser au requérant la somme de 23 251,87 euros (EUR), ainsi que les
sommes suivantes au début de chaque mois : 225,97 EUR du 1er
mars au 31 décembre 2003, 228,90 EUR du 1er janvier au 31 décembre
2004 et 231,84 EUR du 1er janvier au 31 décembre 2005.
. Le 14 novembre
2003, l’Etat interjeta appel du jugement devant la cour administrative d’appel
de Thessalonique. Le 21 janvier 2004, le requérant réclama le traitement
prioritaire de son affaire.
. Par un arrêt
du 22 août 2005 (notifiée au requérant le 10 février 2006), la cour
administrative d’appel débouta l’Etat.
. Le 3 avril
2006, l’Etat se pourvut en cassation devant le Conseil d’Etat. Le 13 septembre
2006, le requérant réclama une nouvelle fois le traitement prioritaire de son
affaire. Il soulignait que sept ans s’étaient déjà écoulés depuis l’introduction
de la procédure et que sa famille et lui devaient faire face à des problèmes
économiques sérieux, car il était pauvre et dans l’impossibilité de travailler.
. L’audience
fut fixée au 26 février 2007. Toutefois, elle fut ajournée d’office aux 24
juillet et 19 décembre 2007, 2 juin et 15 décembre 2008, 25 mai et 14
décembre 2009.
. Entre-temps,
l’Etat modifia par la loi no 3659/2008 (article 37) l’article 285 du
code de procédure administrative en supprimant, en matière administrative, l’effet
suspensif des décisions judiciaires jusqu’à ce qu’elles deviennent
insusceptibles d’appel (voir paragraphe 16 ci-dessous).
. Le 23 février
2009, le requérant, se prévalant de l’article 37 de la loi 3659/2008,
saisit le comité des trois membres du Conseil d’Etat en se plaignant du refus
de l’administration de se conformer à une décision judiciaire définitive. L’audience
fut fixée au 5 novembre 2009. La partie requérante ne fournit pas d’informations
concernant la suite donnée à cette demande.
. Le 1er
octobre 2012, le Conseil d’Etat par son arrêt no 3732/2012 fit
partiellement droit au pourvoi de cassation formé par l’Etat. Cet arrêt n’est
pas encore mis au net.
II. LE DROIT INTERNE PERTINENT
. L’article 37
de la loi 3659/2008 relatif à l’amélioration et l’accélération des procédures
devant les juridictions administratives (publié au Journal officiel du 7 mai
2008) a rajouté un paragraphe 3 à l’article 285 du code de procédure
administrative, aux termes duquel :
« Les dispositions qui prévoient en faveur
de l’Etat (...) la suspension de l’exécution des décisions judiciaires
définitives, jusqu’à ce qu’elles deviennent insusceptibles de faire l’objet d’une
voie de recours, ne s’appliquent plus dans le domaine du procès
administratif. »
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE
6 § 1 DE LA CONVENTION
. Le requérant
allègue que la durée de la procédure a méconnu le principe du « délai raisonnable »
tel que prévu par l’article 6 § 1 de la Convention, ainsi libellé :
« Toute personne a droit à ce que sa cause
soit entendue (...) dans un délai raisonnable, par un tribunal (...), qui
décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère
civil (...) »
. Le
Gouvernement n’a pas soumis des observations.
. La période à
considérer a débuté le 20 octobre 1999,
avec la saisine du tribunal administratif de Thessalonique et a pris fin le 1er
octobre 2012, avec l’arrêt no 3732/2012 du Conseil d’Etat. Elle a
donc duré douze ans et onze mois environ pour trois degrés de juridiction.
A. Sur la recevabilité
. La Cour
constate que ce grief n’est pas manifestement mal
fondé au sens de l’article 35 § 3 (a) de la Convention. La Cour relève par
ailleurs qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient
donc de le déclarer recevable.
B Sur
le fond
. La Cour rappelle
que le caractère raisonnable de la durée d’une procédure s’apprécie suivant les
circonstances de la cause et eu égard aux critères consacrés par sa
jurisprudence, en particulier la complexité de l’affaire, le comportement du
requérant et celui des autorités compétentes ainsi que l’enjeu du litige pour
les intéressés (voir, parmi beaucoup d’autres, Frydlender c. France
[GC], no 30979/96, § 43, CEDH 2000-VII).
. La Cour a
traité à maintes reprises d’affaires soulevant des questions semblables à celle
du cas d’espèce et a constaté la violation de l’article 6 § 1 de la Convention
(voir Frydlender précité).
. En l’espèce,
la Cour note qu’il a fallu trois ans et huit mois environ au tribunal administratif
de Thessalonique pour se prononcer sur l’action du requérant (du 20 octobre
1999 au 5 juillet 2003) et six ans et six mois environ au Conseil d’Etat pour
se prononcer sur le pourvoi de l’Etat (du 3 avril 2006 au 1er
octobre 2012). Le Gouvernement ne fournit aucune explication pertinente pour
ces délais.
. Compte tenu
de sa jurisprudence en la matière, la Cour estime qu’en l’espèce la durée de la
procédure litigieuse est excessive et ne répond pas à l’exigence du
« délai raisonnable ».
. Partant, il y
a eu violation de l’article 6 § 1.
II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE
1 PROTOCOLE No 1 DE LA CONVENTION
. Le requérant
se plaint d’une atteinte à son droit au respect des biens en raison de la non
exécution de l’arrêt de la cour administrative d’appel et de la continuation d’une
procédure judiciaire qui perdure depuis trop longtemps.
. La Cour note
que le requérant se plaint pour l’essentiel de l’impossibilité de toucher la
somme qui lui a été allouée pendant la durée de la procédure devant le Conseil
d’Etat. Or, selon la jurisprudence de la Cour, les répercussions patrimoniales
négatives éventuellement provoquées par la durée excessive de la procédure s’analysent
comme la conséquence de la violation du droit garanti par l’article 6
§ 1 de la Convention et ne sauraient être prises en considération qu’au
titre de la satisfaction équitable que le requérant pourrait obtenir à la suite
du constat de cette violation (Varipati c. Grèce, no 38459/97,
§ 32, 26 octobre 1999).
. Quant à la
continuation de la procédure dont, il fait état dans la deuxième partie de son
grief, la Cour relève que le requérant ne fournit pas d’éléments de nature à l’étayer.
. Il s’ensuit
que cette partie de la requête est manifestement mal fondée et doit être
rejetée en application de l’article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.
III. SUR
L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
. Aux termes de
l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation
de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute
Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de
cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une
satisfaction équitable. »
A. Dommage
. Le requérant
réclame 31 005,17 euros (EUR), plus intérêts, au titre du préjudice matériel
qu’il aurait subi et qui correspond à la somme dont la cour administrative a
condamné l’Etat à lui verser. Il réclame aussi 20 000 EUR au titre du
préjudice moral qu’il aurait subi.
. Le
Gouvernement estime qu’il n’y a pas de lien de causalité entre le préjudice
matériel allégué et le grief tiré du délai raisonnable de la procédure. Il
considère que le constat de violation constituerait une satisfaction équitable
suffisante pour dépassement du délai raisonnable. Si la Cour estimait devoir
accorder une somme à la requérante, celle-ci ne devrait pas dépasser 5 500
EUR.
. La Cour
rappelle qu’elle n’a constaté qu’une violation de l’article 6 § 1 pour
dépassement du délai raisonnable. Elle considère que seule une indemnité pour
dommage moral à ce titre entre en ligne de compte et qu’il y a lieu d’octroyer
au requérant 11 200 EUR.
B. Frais et dépens
. Le requérant
demande également 3 000 EUR pour frais et dépens. Il produit à cet égard
une fracture signée par son avocat sur laquelle figure la somme réclamée.
. Le
Gouvernement considère que la somme réclamée est excessive et n’est pas
justifiée.
. La Cour rappelle que l’allocation de frais et
dépens au titre de l’article 41 présuppose que se trouvent établis leur
réalité, leur nécessité et, de plus, le caractère raisonnable de leur taux (Iatridis c. Grèce [GC], no 31107/96,
§ 54, CEDH 2000-XI).
. En l’espèce,
compte tenu des éléments en sa possession et des critères susmentionnés, la
Cour juge raisonnable d’allouer au requérant 500 EUR à ce titre, plus tout
montant pouvant être dû par lui à titre d’impôt.
C. Intérêts moratoires
. La Cour juge
approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de
la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois
points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare la requête recevable
quant au grief tiré de la durée de la procédure et irrecevable pour le
surplus ;
2. Dit qu’il y a eu violation
de l’article 6 § 1 de la Convention ;
3. Dit
a) que l’Etat défendeur doit verser à
la mère du requérant, dans les trois mois, les sommes suivantes:
i) 11 200 EUR (onze mille deux
cents euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage
moral ;
ii) 500 EUR (cinq cents euros), plus
tout montant pouvant être dû à titre d’impôt par la mère du requérant, pour
frais et dépens ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit
délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple
à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale
européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de
pourcentage ;
4. Rejette la demande de
satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit
le 2 mai 2013, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
André Wampach Elisabeth
Steiner
Greffier adjoint Présidente