En l’affaire Yaşar Eriş c. Turquie,
La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième
section), siégeant en un comité composé de :
Peer Lorenzen, président,
András Sajó,
Nebojša Vučinić, juges,
et de Françoise Elens-Passos, greffière adjointe de section
f.f.,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 7
mai 2013,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette
date :
PROCÉDURE
. A l’origine de
l’affaire se trouve une Requête (no 53214/09) dirigée contre la
République de Turquie et dont un ressortissant de cet Etat, M. Yaşar
Eriş (« le requérant »), a saisi la Cour le 28 septembre 2009 en
vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et
des libertés fondamentales (« la Convention »).
. Le requérant a
été représenté par Me M. Kırdök avocat à Istanbul. Le
gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son
agent.
. Le 6 septembre
2010, la Requête a été communiquée au Gouvernement.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
. Le requérant
est né en 1971.
. Le 3 avril
2001, le requérant fut arrêté dans le cadre d’une
opération policière menée contre le TKP/ML, une organisation illégale. Il fut
placé en détention provisoire le 9 avril 2001.
. Le 11 avril
2001, le requérant fut inculpé du chef d’appartenance à une organisation
illégale et son procès commença devant la cour de sûreté de l’Etat d’Istanbul.
Après la suppression des cours de sûreté de l’Etat en 2004, le procès du
requérant se poursuivit devant la cour d’assises spéciale de cette ville
(« la cour d’assises spéciale »).
. Tout au long
de la procédure, au terme des audiences tenues devant elles, la cour de sûreté
de l’Etat et la cour d’assises spéciale ordonnèrent le maintien en détention provisoire
du requérant compte tenu de la nature de l’infraction reprochée ainsi que de l’état
des preuves. A partir de l’entrée en vigueur du nouveau code de procédure
pénale, la cour d’assises spéciale se fonda aussi sur l’existence de forts
soupçons quant à la commission de l’infraction reprochée et sur le fait qu’il s’agissait
d’une infraction prévue par l’article 100 § 3 du code de procédure pénale
(« CPP »).
. Le 6 avril
2011, le requérant fut remis en liberté en application de l’article 102 du CPP,
régissant la durée maximale de la détention provisoire.
. Le 21 novembre
2011, la cour d’assises spéciale reconnut le requérant coupable des faits qui
lui étaient reprochés et le condamna à la réclusion perpétuelle.
. Selon les
dernières informations fournies par les parties, l’affaire serait toujours pendante
devant la Cour de cassation.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE
INTERNES PERTINENTS
11. Pour le droit et la pratique
interne pertinents, voir l’affaire Altınok c. Turquie, no
31610/08, §§ 28-32, 29 novembre 2011.
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE
5 §§ 3 ET 5 DE LA CONVENTION
A. Article 5 § 3 de la Convention
. Le requérant
se plaint de la durée de sa détention provisoire. Il invoque l’article 5 § 3 de
la Convention, dont les passages pertinents sont rédigés comme suit :
« 3. Toute personne arrêtée ou détenue, dans
les conditions prévues au paragraphe 1 c) du présent article (...) a
le droit d’être jugée dans un délai raisonnable, ou libérée pendant la
procédure. La mise en liberté peut être subordonnée à une garantie assurant la
comparution de l’intéressé à l’audience. »
. La Cour
constate que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35
§ 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte par ailleurs à un quelconque
autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de le déclarer recevable.
. La Cour
rappelle qu’il incombe en premier lieu aux autorités judiciaires nationales de
veiller à ce que, dans un cas donné, la durée de la détention provisoire d’un
accusé ne dépasse pas la limite du raisonnable. A cette fin, il leur faut
examiner toutes les circonstances de nature à révéler ou écarter l’existence d’une
véritable exigence d’intérêt public justifiant, eu égard à la présomption d’innocence,
une exception à la règle du respect de la liberté individuelle et en rendre
compte dans leurs décisions rejetant les demandes d’élargissement. C’est
essentiellement sur la base des motifs figurant dans lesdites décisions, ainsi
que des faits non controversés indiqués par l’intéressé dans ses recours, que
la Cour doit déterminer s’il y a eu ou non violation de l’article 5 § 3 de la
Convention (Assenov et autres c. Bulgarie, 28 octobre 1998, § 154,
Recueil des arrêts et décisions 1998-VIII). La persistance de raisons
plausibles de soupçonner la personne arrêtée d’avoir commis une infraction est
une condition sine qua non de la régularité du maintien en détention. Cependant,
au bout d’un certain temps, elle ne suffit plus. La Cour doit dans ce cas
établir si les autres motifs adoptés par les autorités judiciaires continuent à
légitimer la privation de liberté. Quand ceux-ci se révèlent « pertinents »
et « suffisants », elle cherche de surcroît si les autorités
nationales compétentes ont apporté une « diligence particulière » à
la poursuite de la procédure (Labita c. Italie [GC], no
26772/95, § 153, CEDH 2000-IV).
. En l’espèce,
la période à considérer a débuté le 3 avril 2001 avec l’arrestation du
requérant pour s’achever le 6 avril 2011 avec son élargissement. Elle a donc
duré dix ans.
. La Cour rappelle qu’elle a déjà examiné des cas similaires et a conclu à
maintes reprises à la violation de l’article 5 § 3 de la Convention (voir,
parmi beaucoup d’autres, Dereci c. Turquie, no 77845/01,
§§ 34-41, 24 mai 2005, et Taciroğlu c. Turquie, no 25324/02,
§§ 18-24, 2 février 2006). Tout en reconnaissant les difficultés posées aux
autorités nationales par cette affaire, la Cour parvient néanmoins, à la
lumière de sa jurisprudence constante, à la même conclusion en l’espèce.
. Partant, il y
a eu violation de l’article 5 § 3 de la Convention.
B. Article 5 § 5 de la Convention
. Le requérant
se plaint de n’avoir pas disposé d’un recours effectif pour obtenir réparation.
Il allègue la violation de l’article 5 § 5 de la Convention, ainsi
libellé :
« Toute personne victime d’une arrestation
ou d’une détention dans des conditions contraires aux dispositions de cet
article a droit à réparation. »
. La Cour
constate que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35
§ 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte par ailleurs à un quelconque
autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de le déclarer recevable.
. La Cour
rappelle que le paragraphe 5 de l’article 5 se trouve respecté dès lors que l’on
peut demander réparation du chef d’une privation de liberté opérée dans des
conditions contraires aux paragraphes 1, 2, 3 ou 4 (Wassink c. Pays-Bas, 27 septembre 1990, § 38,
série À no 185-A). Le droit à réparation
énoncé au paragraphe 5 suppose donc qu’une violation de l’un de ces autres
paragraphes ait été établie par une autorité nationale ou par les institutions
de la Convention (N.C. c. Italie [GC], no 24952/94,
§ 49, CEDH 2002-X).
. En l’espèce,
la Cour a conclu à la violation du paragraphe 3 de l’article 5 en raison
du dépassement du « délai raisonnable » de la détention. Reste à
déterminer si le requérant disposait de la possibilité de demander réparation
pour le préjudice subi.
. La Cour
observe que l’article 141 du CPP permet au justiciable jugé en détention
provisoire et n’ayant pas obtenu un jugement dans un délai raisonnable de
saisir la juridiction compétente d’une demande d’indemnisation. Elle note
toutefois que l’article 142 de ce code ne permet pas au justiciable d’intenter un
tel recours au cours de la procédure engagée à son encontre puisqu’au niveau
interne, le recours en indemnité n’est recevable qu’après l’obtention d’une décision
définitive (voir Kürüm c. Turquie, no 56493/07, § 20,
26 janvier 2010).
. En l’espèce, l’affaire
étant toujours pendante devant les juridictions nationales (paragraphe 10
ci-dessus), la Cour relève que le requérant n’a pas la possibilité d’intenter le
recours prévu aux articles 141 et suivants du CPP, nonobstant le fait qu’il ait
déjà fait l’objet d’une détention contraire au paragraphe 3 de l’article 5 de
la Convention.
. Par
conséquent, la Cour considère que la voie de recours envisagée par le CPP ne
satisfait pas aux exigences du droit à réparation pour la détention irrégulière.
Elle conclut qu’il y a eu violation de l’article 5 § 5 de la
Convention.
II. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE
41 DE LA CONVENTION
25. Aux termes de
l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour
déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le
droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement
les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y
a lieu, une satisfaction équitable. »
26. La Cour note que le requérant n’a pas
présenté sa demande de satisfaction équitable dans les délais impartis. Partant, la Cour estime qu’il n’y a pas lieu de
lui octroyer de somme à ce titre.
PAR CES MOTIFS, LA COUR À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare la Requête recevable ;
2. Dit qu’il y a eu violation
de l’article 5 § 3 de la Convention ;
3. Dit qu’il y a eu violation
de l’article 5 § 5 de la Convention.
Fait en français, puis communiqué par écrit
le 28 mai 2013, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Françoise
Elens-Passos Peer Lorenzen
Greffière adjointe f.f. Président