En l’affaire Gagliardi c. Italie,
La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième
section), siégeant en un comité composé de :
Dragoljub Popović, président,
Paulo Pinto de Albuquerque,
Helen Keller, juges,
et de Françoise Elens-Passos, greffière adjointe de section
f.f.,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 25
juin 2013,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette
date :
PROCÉDURE
. À l’origine de
l’affaire se trouve une Requête (no 29385/03) dirigée contre la
République italienne et dont un ressortissant de cet Etat, M. Mario Gagliardi
(« le requérant »), a saisi la Cour le 29 août 2003 en vertu de l’article
34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés
fondamentales (« la Convention »).
. Le requérant a
été représenté par Me G. Romano, avocat à Bénévent. Le
gouvernement italien (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent Mme E. Spatafora et son ancien coagent
M. N. Lettieri.
. Le 9 novembre
2009, la Requête a été communiquée au Gouvernement.
En application du Protocole no
14, la Requête a été attribuée à un Comité.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
. Le requérant, M.
Mario Gagliardi, est un ressortissant italien, né en 1940 et résidant à
Bénévent.
. À une date non
précisée, le requérant reçut la confirmation de son engagement auprès du Consortium
antituberculeux de Bénévent.
. À partir du 22
février 1990, il commença à exercer la fonction de standardiste non-voyant.
. À une date non
précisée, les fonctions exercées par le Consortium furent transférées auprès
des services locaux de santé publique (Unità Sanitarie Locali, « l’USL »)
no 5 de Bénévent.
. Après 28
jours, en raison du refus de l’USL, le requérant n’obtint pas le contrat d’engagement
définitif.
. Le 1er
janvier 1995, l’USL fut mis en liquidation, un commissaire fut nommé pour la
liquidation de ses crédits et de ses dettes et l’ASL
(« Azienda Sanitaria Locale »), lui succéda dans la gestion de toutes les affaires de nature
administrative.
A. La procédure principale
. Après avoir
mis en demeure l’USL, le 20 juin 1990, le requérant demanda au tribunal administratif régional (« le TAR ») de
la Campanie d’ordonner sa réintégration dans son poste de travail.
. Par un arrêt
du 8 novembre 1995, déposé au greffe le 18 janvier 1996, le TAR
accueillit le recours du requérant.
. Le 8 mars
2002, le Conseil d’État confirma l’arrêt du TAR rejetant l’appel de l’USL de
Bénévent. Cette décision fut déposée au greffe le 30 septembre 2002 et
transmise à l’ASL de Bénévent, agissant en tant que Commissaire liquidateur de
l’USL, le 4 octobre 2002.
. Vu l’inaction
persistante des services locaux de santé publique,
le 30 janvier 2003, le requérant mit en demeure l’ASL no 1 de
Bénévent, puis, le 18 mars 2003, entama un recours en exécution auprès
du TAR (« giudizio di ottemperanza »).
. Par un arrêt
du 14 mai 2003, déposé au greffe le 16 juillet 2003, relevant que l’administration
n’avait adopté aucune mesure afin d’obtempérer à l’arrêt du 8 novembre 1995, le
TAR ordonna à l’ASL d’exécuter ledit arrêt dans les soixante jours à partir du
16 juillet 2003. À défaut, un Commissaire ad acta serait nommé afin d’assurer
l’exécution.
. L’ASL se
refusant de se conformer à l’arrêt du TAR, un Commissaire ad acta fut
nommé. Celui-ci ordonna à l’ASL la réintégration du requérant et le paiement des
arriérés de salaire.
. À une date
non précisée, compte tenu du refus persistant de l’ASL d’obtempérer aux
indications du Commissaire, le requérant porta plainte contre les responsables
de l’inexécution.
. L’ASL décida
de réintégrer le requérant le 23 décembre 2003 avec effet au 1er
janvier 2004 sans, toutefois, lui verser les arriérés.
. Le requérant poursuivit
la procédure de conciliation obligatoire auprès du magistrat du travail qui,
toutefois, n’aboutit à aucun résultat en raison de l’absence du représentant de
l’ASL.
. Compte tenu
de la passivité de l’ASL, le commissaire responsable pour la liquidation des
crédits et des dettes de l’USL paya les arriérés de salaire majorés de la
réévaluation monétaire
et des intérêts légaux.
B. La procédure « Pinto »
. Le 18 avril
2001, la procédure principale étant encore pendante, le requérant s’adressa à
la Cour en se plaignant de la violation de l’article 6 § 1 de la Convention.
. Le 13 mars
2003, le requérant saisit la cour d’appel
de Rome conformément à la loi Pinto afin de se plaindre de la durée de la
procédure.
. Par une
décision déposée au greffe le 29 juillet 2003, la cour d’appel constata le
dépassement d’une durée raisonnable et accorda au requérant 4 900 EUR
pour dommage moral et 650 EUR pour frais et dépens à liquider directement à l’avocat.
. N’ayant pas
été notifiée au sens de l’article 285 du code de procédure civile, cette
décision devint définitive le 28 octobre 2004.
. Les sommes
accordées en exécution de la décision « Pinto » furent payées le 19
juillet 2004. Le requérant reçut 5 011,83 EUR.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE
INTERNES PERTINENTS
. Le droit et la pratique internes pertinents relatifs à la loi no
89 du 24 mars 2001, dite « loi Pinto »,
figurent dans l’arrêt Cocchiarella c. Italie ([GC], no
64886/01, §§ 23-31, CEDH 2006-V).
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLEGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA
CONVENTION RELATIVE À LA DURÉE DE LA PROCÉDURE
PRINCIPALE
. Le requérant
se plaint de la durée de la procédure civile. Après avoir tenté la procédure
« Pinto », il considère que le montant accordé par la cour d’appel à
titre de dommage moral n’est pas suffisant pour réparer le dommage causé par la
violation de l’article 6 § 1 ainsi libellé dans ses parties
pertinentes :
Article 6 § 1 de la
Convention
« Toute personne a droit à
ce que sa cause soit entendue (...) dans un délai raisonnable, par un tribunal
(...), qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère
civil (...) »
La Cour relève que le requérant ne s’est pas pourvu en cassation afin
de contester la décision de la cour d’appel « Pinto » qui est devenue
définitive le 28 octobre 2004.
. Le requérant
soutient que, en raison du redressement insuffisant et du
délai pour l’obtenir, le recours Pinto est ineffectif et, par conséquent, il ne
constitue pas, en principe, un remède à épuiser.
. La Cour
rappelle que ni l’insuffisance du montant accordé (Delle Cave et
Corrado c. Italie, no 14626/03, §§ 43-46, 15 mai 2007 et Simaldone c. Italie, précité, §§ 71-72) ni
le retard dans le paiement des indemnisations « Pinto » (Simaldone c. Italie, no 22644/03, § 84, 31 mars 2009) ne remettent pas en cause, à l’heure
actuelle, l’effectivité de cette voie de recours.
. Il s’ensuit
que ce grief doit être déclaré irrecevable pour
non-épuisement des voies de recours internes, en
application de l’article 35 §§ 1 et 4 de la Convention (voir Di Sante
c. Italie (déc.), no 56079/00, 24 juillet 2004).
II. SUR LA VIOLATION ALLEGUÉE DES
ARTICLES 13 ET 53 DE LA CONVENTION
. Le requérant
se plaint de l’inefficacité du remède Pinto en raison du
redressement insuffisant accordé par la cour d’appel Pinto
et du retard dans son paiement. Il invoque les articles 13 et 53 de la
Convention.
. La Cour estime
que ce grief doit être considéré uniquement sous l’angle de l’article 13 de la
Convention.
. Au vu des
conclusions auxquelles la Cour est parvenue aux paragraphes 29-30 ci-dessus, il y a lieu de déclarer ce grief irrecevable pour
défaut manifeste de fondement au sens de l’article 35 §§ 3 et 4 de la
Convention.
III. SUR LA VIOLATION ALLEGUÉE DES ARTICLES 6 § 1 DE LA
CONVENTION ET 1 DU PROTOCOLE No 1 CONCERNANT LE RETARD DES AUTORITÉS
NATIONALES À SE CONFORMER À
LA DÉCISION DE LA COUR D’APPEL PINTO
. Le requérant affirme que le retard
mis par les autorités nationales à se conformer aux décisions « Pinto » a
entraîné la violation des articles 6 § 1 de la Convention et 1
du Protocole no 1. L’article
6 de la Convention est cité au paragraphe 26 ci-dessus et l’article 1 du
Protocole no 1 est ainsi libellé dans ses parties
pertinentes :
Article 1 du Protocole
no 1
« Toute personne
physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de
sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues
par la loi et les principes généraux du droit international.
Les dispositions
précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les États de mettre
en vigueur les lois qu’ils jugent nécessaires pour réglementer l’usage des
biens conformément à l’intérêt général (...). »
A. Sur la
recevabilité
Le
Gouvernement considère, tout d’abord, que le requérant n’est plus « victime »
de la violation de l’article 6 § 1 de la Convention car le retard litigieux a été
compensé par l’octroi d’intérêts moratoires et, le cas échéant, de frais et
dépens encourus dans la procédure d’exécution forcée.
À l’appui,
le Gouvernement avance des arguments que la Cour a déjà rejetés, en dernier
lieu, dans l’arrêt Belperio
et Ciarmoli c. Italie (no 7932/04, 21 décembre 2010).
N’apercevant
aucun motif de déroger à cette approche, la Cour rejette l’exception soulevée
par le Gouvernement et considère que le requérant peut toujours se prétendre «
victime », au sens de l’article 34 de la Convention.
. Ensuite, le
Gouvernement excipe du non-épuisement des voies de recours internes, en ce que
le requérant n’a pas intenté une deuxième procédure « Pinto » pour se plaindre
du retard dans le paiement de la somme Pinto.
. La Cour a
déjà considéré à plusieurs reprises (voir, notamment, Simaldone c. Italie,
no 22644/03, § 44, 31 mars 2009) qu’exiger du requérant un nouveau
recours « Pinto » pour se plaindre de la durée de l’exécution
de la décision « Pinto » reviendrait à enfermer le requérant dans un cercle
vicieux où le dysfonctionnement d’un remède l’obligerait à en entamer un autre.
Une telle conclusion serait déraisonnable et constituerait un obstacle
disproportionné à l’exercice efficace par le requérant de son droit de recours
individuel, tel que défini à l’article 34 de la Convention (voir, l’arrêt Pedicini
et autres c. Italie [comité], no 48117/99, § 30, 25 septembre
2012). Dès lors, il y a lieu de rejeter l’exception
soulevée par le Gouvernement.
. Dans ses
observations déposées au greffe de la Cour le 4 mars 2010, à savoir environ trois
mois avant l’entrée en vigueur du Protocole no 14, le Gouvernement
soulève, enfin, une exception tirée de l’absence de préjudice important pour le requérant, au motif qu’il a obtenu des intérêts moratoires
pour le retard dans le paiement de la somme Pinto et, en tout état de cause, qu’il
aurait pu saisir le juge national pour obtenir la compensation due pour la
durée excessive de la procédure d’exécution.
Le
Gouvernement se réfère au texte de l’article 35 § 3 b) de la Convention, tel
que modifié par le Protocole no 14, selon lequel la Cour peut déclarer une
Requête irrecevable lorsque « le requérant n’a subi aucun préjudice important,
sauf si le respect des droits de l’homme garantis par la Convention et ses
Protocoles exige un examen de la Requête au fond et à condition de ne rejeter
pour ce motif aucune affaire qui n’a pas été dûment examinée par un tribunal
interne ».
La Cour
observe d’emblée que le Protocole no 14 à la Convention est entré en vigueur le 1er juin 2010.
Il y a donc
lieu de s’interroger sur le point de savoir si les conditions d’application qui
se trouvent énoncées à l’article 35 § 3 b) de la Convention dans sa rédaction
issue du Protocole no 14 sont
réunies.
Pour ce qui
est de la notion de « préjudice important », la Cour tient à souligner qu’il ne
découle pas automatiquement du fait que les juridictions internes auraient
reconnu, puis accordé une réparation pour violation de la Convention, qu’il n’y
aurait pas de « préjudice » dans le chef du requérant, comme semble le soutenir
le Gouvernement défendeur. En effet, l’évaluation au sujet de l’absence d’un
tel « préjudice » ne se réduit pas à une estimation purement économique.
La Cour
rappelle qu’afin de vérifier si la violation d’un droit atteint le seuil
minimum de gravité, il y a lieu de prendre en compte notamment les éléments
suivants : la nature du droit prétendument violé, la gravité de l’incidence de
la violation alléguée dans l’exercice d’un droit ou les conséquences
éventuelles de la violation sur la situation personnelle du requérant. Dans l’évaluation
de ces conséquences, la Cour examinera, en particulier, l’enjeu de la procédure
nationale ou son issue (voir, Giusti c. Italie, no 13175/03, § 34, 18
octobre 2011).
. La Cour relève qu’en l’espèce, le requérant se plaignait du
retard dans le paiement d’une somme Pinto. Elle relève, ensuite, que la
somme Pinto a été payée un an après le dépôt au greffe de la décision de la
cour d’appel, ce qui dépasse de six mois le délai pour l’exécution des
décisions Pinto qui a été considéré comme acceptable par la Cour (Cocchiarella c. Italie
([GC], no 64886/01, § 89, CEDH 2006-V ; Simaldone, précité, § 48). Enfin, le retard concerne le paiement de 4 900 EUR
accordée par la cour d’appel Pinto en raison de la durée excessive d’une
procédure (12 ans pour deux degrés) portant sur la réintégration du requérant
dans son poste de travail ainsi que du paiement des arriérés de salaire.
. Compte tenu
de la durée du retard dans le paiement, du montant de la somme Pinto et du fait
qu’il s’agit d’une somme accordée afin de réparer une violation de la
Convention dont la gravité n’est pas négligeable, la Cour estime qu’il y a lieu
de rejeter l’exception du Gouvernement.
. La Cour relève que ce grief, ainsi
que celui tiré de l’article 1 du Protocole no 1, ne se heurtent à
aucun autre motif d’irrecevabilité et, par conséquent, elle les déclare
recevables.
B. Sur le fond
. Le
Gouvernement rappelle que, compte tenu de l’approche suivie par la Cour dans
les affaires Di Pede c. Italie et Zappia c. Italie (26 septembre 1996,
Recueil des arrêts et décisions, 1996-IV), l’éventuel retard dans le
paiement de la somme octroyée devrait être évalué dans le cadre de la durée
globale de la procédure judiciaire.
. La Cour
rappelle que dans les arrêts Simaldone c. Italie, précité, et Gaglione
et autres c. Italie (no 45867/07, 21 décembre 2010), le retard dans
le paiement des sommes Pinto constitue une violation autonome de l’article 6 de
la Convention (droit à l’exécution des décisions internes exécutoires). Elle n’aperçoit
aucun motif de déroger à cette approche.
. La Cour
constate que la somme octroyée a été versée plus de six mois après le dépôt au
greffe de la décision de la cour d’appel Pinto. A la lumière des critères
établis dans les arrêts Simaldone et Gaglione et autres (précités), la
Cour considère que ce retard constitue une violation de l’article 6 § 1 de la
Convention.
. Au vu de ce
qui précède, la Cour estime qu’il n’est pas nécessaire d’examiner séparément le
grief formulé par le requérant sous l’angle de l’article 1 du Protocole no
1 (Follo et autres c. Italie, no 28433/03, 28434/03,
28442/03, 28445/03 et 28451/03, § 30, 31 janvier 2012).
IV. SUR
LA VIOLATION ALLEGUÉE DE L’ARTICLE 1 DU PROTOCOLE No 1 RELATIVE
AU RETARD DES AUTORITÉS À SE CONFORMER À L’ARRÊT DU TAR
. Le requérant
se plaint du retard mis par les autorités nationales à se
conformer à la décision du TAR du 8 novembre 1995 confirmée le 8 mars 2002
par le Conseil d’État imposant à l’administration, notamment, sa réintégration
dans son poste de travail. Il invoque l’article 1 du Protocole no1.
Maîtresse de
la qualification juridique des faits de la cause, la Cour estime que ce grief appelle
un examen sous l’angle de l’article 6 de la Convention.
La Cour
relève que le grief ne se heurte à aucun motif d’irrecevabilité et, par
conséquent, elle le déclare recevable.
. Le
Gouvernement soutient que le recours en exécution auprès du TAR (« giudizio
di ottemperanza ») entamé par le requérant constitue un remède
effectif en cas de refus de la part de l’administration de se conformer à un
arrêt des tribunaux internes. En effet, selon le Gouvernement, en l’espèce, le
requérant fut non seulement réintégré dans son poste mais il obtint les
arriérés de salaire majorés des intérêts légaux et de la réévaluation monétaire sans
avoir travaillé pendant la période litigieuse et en acquérant ainsi le droit à
prendre sa retraite peu de temps après sa réintégration. Il n’y aurait eu, en l’espèce,
ni « refus ni carence grave de remplir l’obligation d’exécuter une
décision de justice [...] ni lésion des droits patrimoniaux du créancier ».
. La Cour a
maintes fois affirmé que le droit à un tribunal serait illusoire si l’ordre
juridique interne d’un État contractant permettait qu’une décision judiciaire
définitive et obligatoire reste inopérante au détriment d’une partie. L’exécution
d’un jugement ou arrêt, de quelque juridiction que ce soit, doit donc être
considérée comme faisant partie intégrante du « procès » au sens de l’article
6 de la Convention (Immobiliare Saffi c. Italie
[GC], no 22774/93, § 63 in fine,
CEDH 1999-V, Hornsby c. Grèce, 19 mars 1997, § 40, Recueil des arrêts
et décisions 1997-II).
Ce principe
revêt encore plus d’importance dans le contexte du contentieux administratif, à
l’occasion d’un différend dont l’issue est déterminante pour les droits civils
de l’administré. Or la protection effective du justiciable et le rétablissement
de la légalité impliquent l’obligation pour l’administration de se plier au
jugement ou à l’arrêt qui sera éventuellement rendu contre elle en dernier
ressort. Si l’administration refuse ou omet de s’exécuter, ou encore tarde à le
faire, les garanties de l’article 6 dont a bénéficié le justiciable pendant la
phase judiciaire de la procédure perdent toute raison d’être (Süzer et Eksen Holding A.Ş. c. Turquie, 23 octobre 2012
no 6334/05, § 115, Hornsby
c. Grèce, 19 mars 1997 précité, § 41, Niţescu c. Roumanie, no 26004/03, § 32, 24 mars 2009, Iera
Moni Profitou Iliou Thiras c. Grèce, no
32259/02, § 34, 22 décembre 2005).
Quelle que
soit la complexité de ses procédures d’exécution ou de son système
administratif, l’Etat demeure tenu par la Convention de garantir à toute
personne le droit à ce que les jugements obligatoires et exécutoires rendus en
sa faveur soient exécutés dans un délai raisonnable (voir, par exemple, l’affaire
Shmalko c. Ukraine, no
60750/00, 20 juillet 2004, où la Cour a considéré qu’un retard d’un an et deux
mois constituait une ingérence injustifiée dans les droits protégés par les articles
6 de la Convention et 1 du Protocole no 1).
Une personne
qui a obtenu un jugement contre l’Etat n’a pas à ouvrir une procédure distincte
pour en obtenir l’exécution forcée : c’est au premier chef aux autorités de l’Etat
qu’il incombe de garantir l’exécution d’une décision de justice rendue contre
celui-ci, et ce dès la date à laquelle cette décision devient obligatoire et
exécutoire. Pareil jugement doit être signifié en bonne et due forme à l’autorité
concernée de l’Etat défendeur, laquelle est alors à même de faire toutes les
démarches nécessaires pour s’y conformer ou pour le communiquer à une autre
autorité de l’État compétente pour les questions d’exécution des décisions de
justice (Akachev c. Russie, no 30616/05, 12 juin 2008)
. En l’espèce,
la décision du Conseil d`État a été déposée au greffe le 30 septembre 2002
tandis que le requérant a été réintégré par l’ASL seulement le 1er
janvier 2004 (décision de l’ASL du 23 décembre 2003), après plus d’un an et
trois mois.
. La Cour
observe également qu’en vue de l’exécution de la décision du TAR, le requérant,
bien qu’il ne fût pas obligé d’entamer aucune action, l’ASL étant un
service local de gestion par l’État de la santé publique, a dû engager de
nouvelles procédures (notamment, mise en demeure du 30 janvier 2003, recours
en exécution au TAR du 18 mars 2003, tentative de conciliation obligatoire
auprès du magistrat du travail).
. En outre, afin
d’évaluer si l’Etat a exécuté l’arrêt dans un délai raisonnable, la Cour prend
en considération dans sa jurisprudence d’autres éléments relatifs à la
condition personnelle du requérant, tels que son âge, l’état de santé, la
nature d’un éventuel handicap (Shmalko c. Ukraine, précité, § 44). En l’espèce,
il ressort du dossier que le requérant, non-voyant, était âgé de 63 ans
au moment des faits.
. Enfin, la Cour juge que le paiement des arriérés de salaire,
majorés des intérêts légaux et de la réévaluation monétaire, peut passer comme
étant de nature à compenser les dommages patrimoniaux causés par l’inexécution
de la décision du TAR, mais il n’est de toute évidence pas apte à réparer la détresse et la frustration que le requérant doit avoir subi en
raison des délais imputables aux autorités. De plus, la Cour remarque que le
fait que le requérant ait pu prétendre à partir à la retraite peu après
sa réintégration, est simplement la conséquence du refus obstiné opposé par l’administration
à l’exécution de la décision du TAR.
. La Cour
relève que la passivité totale de l’USL (et de l’ASL à partir du 1995) ne se
fondait sur aucune justification valable. A la lumière de ces considérations, il
n’y a pas lieu de rechercher si un juste équilibre a été maintenu entre les
exigences de l’intérêt général de la communauté et les impératifs de la
sauvegarde des droits individuels (voir Iatridis
c. Grèce [GC], no 31107/96, § 62, CEDH
1999-II ; Karahalios c. Grèce,
précité, § 35).
. Pour toutes
ces raisons, la Cour estime qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la
Convention.
V. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE
41 DE LA CONVENTION
67. Aux termes de l’article 41 de la
Convention,
« Si la Cour
déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le
droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement
les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y
a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
. Le requérant
réclame 37 000 euros (EUR) au titre du préjudice moral qu’il aurait subi.
. Le
Gouvernement conteste ces prétentions.
. La Cour estime qu’il y a lieu d’octroyer au requérant la somme de
2 500 EUR.
B. Frais et dépens
. Le requérant
demande également 10 000 EUR pour les frais et dépens engagés devant les
juridictions internes et pour ceux engagés devant la Cour.
. Le
Gouvernement s’oppose à ces prétentions.
. Selon la
jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses
frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur
nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, et compte tenu
du fait que le requérant n’a produit aucun document à l’appui, la Cour rejette
la demande.
C. Intérêts moratoires
. La Cour juge
approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de
la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois
points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare la Requête recevable
quant aux griefs tirés des articles 6 de la Convention (retard dans le paiement
de la somme Pinto et dans l’exécution de l’arrêt du TAR) et 1 du Protocole no
1 (retard dans le paiement de la somme Pinto) et irrecevable pour le
surplus ;
2. Dit qu’il y a eu violation
de l’article 6 de la Convention (retard dans le paiement de la somme
Pinto) ;
4. Dit qu’il n’y a pas lieu d’examiner
le grief tiré de l’article 1 du Protocole no 1 de la
Convention (retard dans le paiement de la somme Pinto) ;
5. Dit qu’il y a eu violation
de l’article 6 de la Convention (retard dans l’exécution de la décision du
TAR) ;
6. Dit
a) que l’Etat défendeur doit verser au
requérant, dans les trois mois, 2 500 EUR (deux mille
cinq cents euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, par le
requérant pour dommage moral ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit
délai et jusqu’au versement, ce montant sera à majorer d’un intérêt simple à un
taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale
européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de
pourcentage ;
7. Rejette la demande de
satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit
le 16 juillet 2013, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Françoise
Elens-Passos Dragoljub Popović
Greffière adjointe f.f. Président