CINQUIEME
SECTION
AFFAIRE YURIY ILLARIONOVICH SHCHOKIN c.
UKRAINE
(Requête
no 4299/03)
ARRÊT
STRASBOURG
3 octobre 2013
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions
définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des
retouches de forme.
En l’affaire Yuriy Illarionovich Shchokin c.
Ukraine,
La Cour européenne des droits de l’homme (cinquième
section), siégeant en une chambre composée de :
Mark Villiger, président,
Angelika Nußberger,
Boštjan M. Zupančič,
Ganna Yudkivska,
André Potocki,
Paul Lemmens,
Aleš Pejchal, juges,
et de Claudia Westerdiek, greffière de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 10
septembre 2013,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette
date :
PROCÉDURE
. A l’origine de
l’affaire se trouve une Requête (no 4299/03) dirigée contre l’Ukraine,
dont un ressortissant, M. Yuriy Illarionovich Shchokin (« le
requérant »), a saisi la Cour le 22 janvier 2003 en vertu de l’article 34
de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales
(« la Convention »).
. Le gouvernement ukrainien (« le Gouvernement ») a été
représenté, en dernier lieu, par son agent, M. N. Kultchytskyy, du ministère de
la Justice.
. Invoquant les articles 2, 3 et 6 de la Convention, le requérant se
plaint du fait que son fils est mort à la suite de tortures qui lui ont été infligées,
alors qu’il était détenu au sein d’une colonie correctionnelle, sans que tous
les auteurs de ces actes aient été retrouvés et jugés et alors qu’aucune enquête
sérieuse n’a été menée sur ces faits. Il se plaint également de ne pas avoir pu
engager la responsabilité de la colonie et de l’État ukrainien, lesquels n’ont
pas assuré la protection de son fils.
. Le 13 mars
2006, la Requête a été communiquée au Gouvernement.
EN FAIT
LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
. Le requérant
est né en 1940 et réside à Tokmak.
. Par un
jugement du tribunal de Tokmak du 8 octobre 1998, partiellement confirmé par un
arrêt de la cour régionale de Zaporijjia du 11 novembre 1998, le fils du
requérant, Shchokin Oleg (ci-après S.O.) fut déclaré coupable d’extorsion avec
violence et condamné à la confiscation d’un quart de ses biens, ainsi qu’à une
peine d’emprisonnement de trois ans.
. S.O. fut
transféré dans une colonie correctionnelle de haute sécurité, la colonie nº 20
à Vilnyansk (ci-après « la colonie »), pour purger sa peine.
. Le 3 octobre
2000, il s’enfuit de la colonie.
. Le 17 octobre
2000, il fut retrouvé et appréhendé par les agents du département régional de l’exécution
des peines.
. Il résulte
des faits tels que décrits par les juridictions internes que, le 18 octobre
2000, S.O. fut ramené à la colonie, isolé du reste des prisonniers et placé
dans un bureau de garde sous la surveillance de l’inspecteur S.A., lequel le
menotta et l’attacha à un radiateur.
. Par la suite
et pendant une longue période, l’inspecteur S.A. et sept prisonniers,
assenèrent à S.O. de très nombreux coups, qui entraînèrent de multiples
traumatismes, fractures et hémorragies internes chez ce dernier. En outre deux
prisonniers le violèrent.
. Les 18 et 19
octobre 2000, les prisonniers et le personnel pénitentiaire donnèrent des
explications sur les faits. Les prisonniers S.D., S.S., P.N., M.A., et B.V. avouèrent
avoir battu S.O. en présence de l’inspecteur S.A. et l’avoir agressé
sexuellement après l’avoir emmené aux toilettes.
. L’inspecteur
S.A. fit valoir que S.O. avait été battu hors sa présence. Il soutint qu’il
avait à deux reprises empêché des prisonniers de battre S.O., lequel se
trouvait avec lui dans le bureau de garde. Il expliqua en outre avoir laissé
des prisonniers, MM. B.V., S.S. et M.A., accompagner S.O. aux toilettes, mais
avoir également constaté qu’ils y étaient restés environ vingt minutes, sans savoir
ce qu’ils y faisaient.
. Le 19 octobre
2000, S. O. décéda de ses blessures dans le Centre régional de la médecine d’urgence.
. Le 20 octobre
2000, le parquet de Zaporijjia ouvrit une enquête pour violences graves ayant
entraîné la mort de S.O.
. En octobre et
novembre 2000, les prisonniers furent interrogés. Ils soutinrent que l’inspecteur
S.A. avait participé aux violences infligées à S.O.
. Le 15
décembre 2000, le requérant intenta une action civile contre l’administration
de la colonie, à laquelle il reprochait d’avoir été négligente et d’avoir ainsi
laissé son fils se faire torturer.
. Le 27 février
2001, le parquet ouvrit une seconde procédure à l’encontre l’inspecteur S.A.,
ainsi que des prisonniers B.V., B.A., P.N et S.D. pour des faits d’ « hooliganisme
malveillant ». Elle fut jointe à la procédure initiale.
. A une date et
dans des circonstances non spécifiées, l’inspecteur S.A. s’enfuit.
. Le 22 mars
2001, le parquet décida de poursuivre l’inspecteur S.A. Le 23 mars 2001, un
avis de recherche fut lancé à son encontre. Selon le Gouvernement, ses proches furent
interrogés et son courrier fut intercepté.
. Le 13 avril
2001, l’enquêteur décida de suspendre les poursuites pénales contre l’inspecteur
S.A., jusqu’à ce que celui-ci soit retrouvé. Il résulta des investigations que
ce dernier avait participé aux violences sur S.O. et avait activement aidé les
prisonniers S.D. et M.A. à commettre des abus sexuels sur lui.
. Par un
jugement du 6 juin 2001, après avoir qualifié de tortures le traitement infligé
au fils du requérant, le tribunal de Vilnyansk reconnut les sept prisonniers
coupables de violences ayant entraîné des lésions corporelles graves et de hooliganisme
et, pour deux d’entre eux, coupables de viol. Il les condamna aux peines d’emprisonnement
suivantes : S.D. à 11 ans, B.V. à 10 ans, B.A., P.N., K.V. à 9 ans,
M.A. à 4 ans et S.S. à 3 ans et 6 mois. Le tribunal les condamna en outre à payer
au requérant, partie civile dans le procès, la somme de 30 000 UAH (environ
4 900 EUR) au titre de son dommage moral. La Cour ne dispose pas d’information
sur l’exécution de ce paiement. Par ailleurs, le tribunal rejeta, sans l’examiner,
l’action civile du requérant dirigée contre la colonie, au motif qu’une
procédure pénale distincte avait été ouverte à l’encontre de l’inspecteur de la
colonie en cause et que le requérant pourrait à nouveau se constituer partie
civile dans le cadre de cette seconde procédure.
. Le requérant
demanda au parquet de Zaporijjia de déposer une plainte contre la colonie en
son nom. Par une lettre du 13 décembre 2001, le parquet répondit qu’il n’y
avait pas lieu de déposer de plainte contre la colonie.
. Le 29
novembre 2001, le tribunal d’arrondissement de Leninski de Zaporijjia ordonna le
placement en détention de l’inspecteur S.A.
. Par un arrêt
du 6 novembre 2002, la cour régionale de Zaporijjia confirma pour l’essentiel
le jugement du 6 juin 2001. Elle indiqua dans sa décision que les prisonniers
et un inspecteur de la colonie, que la cour dénomma « la personne ayant
fait l’objet de poursuites séparées », avaient souhaité
« punir » S.O., après que celui-ci eut tenté de s’évader. Ces
personnes avaient asséné de nombreux coups qu’elle qualifia de supplices et de sévices
d’une cruauté particulière. Les individus avaient commencé par asséner de très
nombreux coups à S.O. à l’intérieur du bureau de garde, armés notamment d’une
matraque. La juridiction releva que S.O. avait subi de très nombreuses
blessures : de multiples traumatismes, fractures, lésions internes et
externes, ainsi que plusieurs hémorragies internes importantes. La cour de
Zaporijjia releva également que ces violences durèrent un certain temps, puis
que l’inspecteur, accompagné de l’un des prisonniers, avait conduit S. O. dans la
salle d’eau du foyer et l’enferma avec trois prisonniers, et ce à la demande de
ces derniers. La cour indiqua ensuite que l’un des prisonniers viola S.O.
pendant qu’un autre le tenait menotté. La cour ajouta que l’inspecteur mena
ensuite S.O. aux toilettes du foyer, où celui-ci fut attaché et violé une
seconde fois par des prisonniers. La cour conclut par le rappel du décès de
S.O., du fait de ses lésions corporelles, le 19 octobre 2000.
. Le 24
décembre 2002, le parquet régional de Zaporijjia informa par courrier le
requérant que la recherche de l’inspecteur S.A. était toujours en cours et qu’il
était impossible de terminer l’instruction dans son affaire pénale. Il précisa que
des instructions avaient été adressées au directeur de la colonie afin d’accélérer
les recherches.
. Le 27 octobre
2003, le directeur de la colonie informa le requérant que l’inspecteur S.A. faisait
l’objet d’une recherche par les agents de la colonie, qu’un avis officiel avait
été lancé à cette fin et que l’affaire était sous contrôle du parquet régional.
Il ajouta qu’une demande avait été formée auprès du département régional du
ministère de l’Intérieur, afin de lancer un avis de recherche inter-régional.
Le directeur de la colonie refusa de donner au requérant le nom et les
coordonnées des agents chargés de retrouver S.A. au motif que cela était
interdit par la loi.
. La Cour ne
dispose pas d’autres informations quant au développement de l’instruction dans
l’affaire pénale diligentée à l’encontre de l’inspecteur S.A.
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE
2 DE LA CONVENTION
. Le requérant allègue
une violation des articles 2 et 6 de la Convention en raison du décès de son
fils, survenu alors que celui-ci était détenu, et en l’absence d’enquête
effective subséquente. Toutefois, la Cour, qui est maîtresse de la
qualification juridique des faits, considère, en l’espèce, qu’ils doivent être uniquement
examinés sous l’angle de l’article 2 de la Convention, dont les dispositions
pertinentes se lisent comme suit :
Article 2
« 1. Le droit de toute
personne à la vie est protégé par la loi. La mort ne peut être infligée à
quiconque intentionnellement, sauf en exécution d’une sentence capitale
prononcée par un tribunal au cas où le délit est puni de cette peine par la loi
(...)»
A. Sur la recevabilité
. La Cour
constate que ces griefs ne sont pas manifestement mal fondés au sens de l’article
35 § 3 (a) de la Convention. La Cour relève par ailleurs qu’ils ne se heurtent
à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de les déclarer
recevables.
B. Sur le fond
1. Thèses des parties
. Le requérant
soutient que son fils a été torturé à mort, alors qu’il était placé sous le
contrôle de l’inspecteur S.A. au sein de la colonie correctionnelle, lequel a
en outre participé aux actes de torture. Il se plaint du fait que ce dernier n’a
jamais été retrouvé ni jugé. Le requérant considère que les actes de torture dont
a été victime son fils ont également été commis, avec la complicité de l’administration
de la prison, en représailles du fait de son évasion. Il estime, en tout état
de cause, que le fait que le décès de son fils soient survenues alors qu’il
était emprisonné engage la responsabilité de l’administration pénitentiaire et
de l’État. Il indique qu’il incombait à ce dernier de protéger la vie et la
santé de son fils. Il ajoute qu’en l’espèce aucun fonctionnaire n’a jamais été poursuivi
ni puni pour ces faits, imputés aux seuls prisonniers.
. Le Gouvernement
rappelle que son obligation positive de mener une enquête sur les circonstances
de la mort d’une personne placée sous son autorité n’est pas une obligation de
résultat, mais de moyen. Dans les circonstances de l’espèce, le Gouvernement
considère avoir pris les mesures nécessaires pour établir les faits, retrouver
et poursuivre les responsables de la mort du fils du requérant.
. Le
Gouvernement indique que des poursuites ont été engagées par le parquet
régional de Zaporijjia contre l’inspecteur S.A. de la colonie et plusieurs
autres personnes, du chef de violences graves ayant entraîné la mort. Il fait
valoir qu’au total quarante personnes ont été interrogées, dont le personnel de
la colonie et le personnel médical ; par ailleurs quatre rapports médico-légaux
ont été rédigés, ainsi que des rapports de criminalistique. De même, environ
trente-trois confrontations ont été réalisées en présence des personnes
poursuivies et du personnel de la colonie correctionnelle. Il considère que les
personnes responsables de la mort du fils du requérant ont été retrouvées et
condamnées par le tribunal d’arrondissement de Vilnyansk.
. Le
Gouvernement soutient que les mesures nécessaires pour retrouver et poursuivre l’inspecteur
S.A. ont été prises. Il indique que ce dernier est recherché depuis le 23 mars
2001. Ses proches ont été interrogés et que son courrier a été intercepté. L’inspecteur
S.A. fait l’objet de poursuites pénales depuis le 22 mars 2001. Le 29 novembre
2001, le tribunal d’arrondissement de Zaporijjia a décidé de son placement en
détention. Le 23 septembre 2002, les enquêteurs du bureau du Procureur ont,
après avoir entrepris toutes les investigations possibles, pris la décision de
suspendre la procédure, conformément aux articles 206 § 1 (1) et 207 du code de
procédure pénale, jusqu’à la découverte de son lieu de résidence. Le Gouvernement
en conclut que les autorités nationales ont entrepris des investigations
effectives répondant aux exigences des articles 2 et 3 de la Convention.
2. Appréciation de la Cour
a) Sur le volet substantiel de l’article
2 de la Convention
. La Cour rappelle
que la première phrase de l’article 2 impose aux Etats contractants l’obligation
non seulement de s’abstenir de donner la mort « intentionnellement »
ou par le biais d’un « recours à la force » disproportionné par
rapport aux buts légitimes mentionnés aux alinéas a) à c) du second paragraphe
de cette disposition, mais aussi de prendre les mesures nécessaires à la
protection de la vie des personnes relevant de leur juridiction (voir,
notamment, les arrêts L.C.B. c. Royaume-Uni du 9 juin 1998, Recueil
des arrêts et décisions 1998-III, § 36, et Keenan c. Royaume-Uni
du 3 avril 2002, no 27229/95, § 89, CEDH 2001-III).
. Les
obligations des Etats contractants prennent une dimension particulière à l’égard
des détenus, ceux-ci se trouvant entièrement sous le contrôle des
autorités : vu leur vulnérabilité, les autorités ont le devoir de les
protéger. La Cour en a déduit, sur le terrain des articles 2 et 3 de la
Convention, qu’il incombe à l’État de fournir une explication convaincante
quant à l’origine de blessures survenues à l’occasion de toute privation de
liberté, cette obligation étant particulièrement stricte lorsque la personne
meurt (voir, par exemple, Selmouni c. France [GC], no 25803/94, § 87, CEDH 1999-V, Salman c. Turquie [GC], no
21986/93, § 99, CEDH 2000-VII, Alboreo c. France, no 51019/08, § 90, 20 octobre 2011, et Ketreb c. France, no 38447/09, § 73, 19 juillet 2012,).
. D’une manière
générale, le seul fait qu’un individu décède dans des conditions suspectes,
alors qu’il est privé de sa liberté, est de nature à poser une question quant
au respect par l’État de son obligation de protéger le droit à la vie de cette
personne (Slimani c. France, no 57671/00, § 27, CEDH 2004-IX (extraits), et Taïs c. France, no 39922/03, § 83,
1er juin 2006).
. En l’espèce, la Cour
constate que le fils du requérant est
décédé alors qu’il se trouvait détenu et sous le
contrôle de l’État. La Cour considère que les circonstances de sa mort soulèvent des questions importantes quant à la protection de la sécurité des personnes détenues. La Cour rappelle qu’il résulte des faits, tels
qu’établis par les juridictions nationales (paragraphes 22 et 25 ci-dessus), lesquels
ne sont pas contestés par le Gouvernement, que le fils du
requérant a fait l’objet de représailles pour s’être échappé de la colonie. Cette « punition » s’est
déroulée au sein d’un établissement pénitentiaire de haute sécurité et a pris la forme d’actes particulièrement cruels, incluant des
actes de violence sexuelle, ayant entraîné la mort de S.O.
La Cour relève, plus précisément, que ces
traitements ont été commis au sein d’un bureau de garde,
ainsi que dans une salle d’eau et des toilettes, c’est-à-dire dans des lieux d’usage
collectif et de passage au sein de l’établissement
pénitentiaire. Ils ont par ailleurs été commis durant plusieurs heures sans interruption.
En outre, l’enquête a révélé la probable implication d’un agent de l’État ayant
pu jouer un rôle actif dans le déroulement des faits. La Cour considère qu’à l’évidence
les autorités de l’État ont manqué à leur obligation de protéger la vie de S.O.,
lequel était placé sous leur contrôle et se trouvait dans une
situation de particulière vulnérabilité
du fait de sa détention et compte tenu du risque de représailles pesant sur lui à la suite de sa précédente évasion. Au vu de l’ensemble des circonstances, la Cour conclut que l’État est
responsable de la mort de S.O.
Partant, la Cour considère
qu’il y a eu violation de l’article 2 de la Convention sous son volet
substantiel, en raison de la mort de S.O. alors qu’il était détenu.
b) Sur le volet procédural de l’article
2 de la Convention
. L’obligation
de protéger le droit à la vie qu’impose l’article 2 de la Convention, combinée
avec le devoir général incombant à l’État en vertu de l’article 1 de
« reconna[ître] à toute personne relevant de [sa] juridiction les droits
et libertés définis [dans] la (...) Convention », implique et exige
également de mener une forme d’enquête officielle et effective sur les
circonstances dans lesquelles le décès s’est produit (voir, mutatis mutandis,
Salman c. Turquie, précité, § 105, Kaya c.
Turquie, 19 février 1998, § 86, Recueil 1998-I). Il s’agit essentiellement, au travers d’une telle enquête, d’assurer
l’application effective des lois internes qui protègent le droit à la vie et,
dans les affaires où des agents ou des organes de l’État sont impliqués, de
garantir l’obligation que ceux-ci aient à rendre des comptes au sujet des décès
survenus sous leur responsabilité (Ülüfer c. Turquie, no23038/07, § 72, 5 juin 2012).
. Les autorités
doivent avoir pris toutes les mesures que l’on pouvait raisonnablement attendre
d’elles pour rassembler les éléments de preuve concernant le déroulement des
faits. Si l’enquête présente des lacunes qui ne lui permettent pas d’établir la
cause du décès ou d’identifier les responsables, qu’il s’agisse des auteurs
directs du crime ou de ceux qui l’ont commandité ou organisé, elle risque de ne
pas répondre à cette norme d’effectivité (Natchova et
autres c. Bulgarie, précité, § 113, et Ramsahai et autres c. Pays-Bas, précité, § 324).
. Une exigence
de célérité et de diligence raisonnable est implicite dans ce contexte (Yaşa c. Turquie, 2 septembre 1998, §§ 102-104, Recueil 1998-VI, et Çakıcı
c. Turquie [GC], no 23657/94, §§ 80, 87 et
106, 8 juillet 1999), même s’il peut y avoir des obstacles ou des difficultés
empêchant l’enquête de progresser dans une situation particulière (voir, par
exemple, McKerr c. Royaume-Uni,
no 28883/95, §§ 108-115, CEDH 2001-III, et Avşar c. Turquie,
no 25657/94, §§ 390-395,
CEDH 2001-VII).
. En l’espèce, la Cour note que les autorités ukrainiennes
ont ouvert une enquête immédiatement après les faits. Cette enquête a permis d’identifier un certain
nombre de personnes impliquées dans les faits. Certaines
d’entre elles ont par ailleurs été jugées, reconnues
coupables et condamnées à des peines d’emprisonnement
importantes, ainsi qu’au paiement d’une somme d’argent en indemnisation du
dommage moral subi par le requérant (voir le paragraphe 22 ci-dessus). Toutefois,
la Cour constate que cette enquête n’a pas permis d’établir les responsabilités
au sein de l’établissement pénitentiaire en cause, notamment des agents qui
sont, de par leur fonction, en charge de la surveillance et de la sécurité des
prisonniers. La Cour relève en effet qu’aucune
enquête sérieuse n’a été réalisée par les autorités
ukrainiennes pour expliquer comment
plusieurs personnes ont pu torturer et
violer S.O., notamment sur une période de temps
aussi longue, et ce dans des lieux à usage commun au sein de la
colonie correctionnelle. Cette violation grave de
l’obligation de sécurité n’a donné lieu à aucune
reconnaissance de responsabilité de l’administration
de la colonie et plus généralement de l’État ukrainien. La Cour relève à ce sujet que le requérant a
invoqué cette responsabilité devant les autorités judiciaires (voir les paragraphes 17 et 23 ci-dessus), mais qu’aucune suite n’a été
donnée à sa plainte. La Cour constate également que les
autorités nationales ont limité leur
examen à la seule responsabilité personnelle des auteurs des violences, sans que la
responsabilité de l’État n’ait été discutée ni même évoquée.
. Par ailleurs,
l’un des agents de l’administration pénitentiaire, l’inspecteur S.A., dont la
possible implication a été soulignée dès le début de l’enquête, a pris la fuite
et n’a pas été retrouvé. La Cour considère que le Gouvernement n’a pas démontré
que les mesures raisonnables et adaptées pour garantir la mise à disposition de
ce dernier, pour les besoins de l’enquête, auprès de l’autorité judiciaire aient
été prises. La Cour estime également que le Gouvernement n’a aucunement
démontré l’existence d’une volonté, de la part des autorités, de retrouver
effectivement S.A. ou, à tout le moins, de tout mettre en œuvre pour y parvenir.
En effet, la décision d’arrêter S.A. n’a été prise qu’environ cinq mois après
le début de l’enquête et l’établissement de sa possible participation aux faits
(voir les paragraphes 12 et 20 ci-dessus). En outre, il semble que la recherche
de ce dernier n’a été effectuée qu’au niveau régional (voir le paragraphe 27
ci-dessus).
. A la lumière
de ce qui précède, la Cour conclut que l’enquête sur les circonstances ayant entraîné la mort du
fils du requérant n’a pas été menée par les autorités avec la diligence requise.
Il y a donc également eu violation de l’article 2 de la Convention sous son
volet procédural.
II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE
3 DE LA CONVENTION
. Le requérant
se plaint également d’une violation de l’article 3 de la Convention sous ses
volets substantiel et procédural. Ledit article se lit comme suit :
« Nul ne peut être soumis à la torture ni à
des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »
A. Sur la recevabilité
. La Cour
constate que ces griefs ne sont pas manifestement mal fondés au sens de l’article
35 § 3 (a) de la Convention. La Cour relève par ailleurs qu’ils ne se heurtent
à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de les déclarer
recevables.
B. Sur le fond
1. Thèses des parties
. Le requérant
se plaint également du fait que son fils a subi de nombreux actes de torture,
particulièrement cruels, alors qu’il était détenu, sans qu’aucun agent de l’État
n’ait été tenu pour responsable.
. Les observations
du Gouvernement concernant l’article 2 sont également pertinentes à ce titre.
2. Appréciation de la Cour
. S’agissant
des principes applicables, la Cour renvoie au rappel fait dans le cadre de l’examen
du grief tiré de l’article 2 quant aux obligations substantielles et
procédurales incombant aux États contractants pour les personnes détenues
placées sous leur contrôle (§§ 35-37 ; 39-41).
. La Cour
renvoie également à ses précédents constats factuels. Elle relève en outre que,
selon les conclusions des juridictions internes (paragraphes 22 et 25
ci-dessus), S.O. a reçu de multiples coups portés avec les mains et les pieds,
ainsi qu’avec une matraque, sur de nombreuses parties du corps. Ils ont causé de
graves lésions et hémorragies internes, ainsi que de multiples ecchymoses,
écorchures et fractures costales, qui ont entraîné son décès. Ils ont en outre
été assénés durant une longue période et ont revêtu le caractère de véritables supplices.
Il a également été établi que S.O. a été violé à deux reprises.
. La Cour
estime que de tels traitements doivent être qualifiés de tortures, au sens de l’article
3 de la Convention. Elle rappelle en effet que le viol constitue en soi une
« torture » au sens de cet article (Aydın
c. Turquie, 25 septembre 1997, § 86, Recueil des
arrêts et décisions 1997-VI).
. Parallèlement
aux considérations faites dans le cadre de l’examen du grief tiré de l’article
2, la Cour relève qu’au-delà du seul déroulement des faits, les questions
relatives tant à la participation présumée d’un agent de l’État qu’aux circonstances
qui ont permis que de tels faits se produisent au sein d’un établissement
pénitentiaire, n’ont pas fait l’objet d’une enquête effective. Par conséquent,
les conclusions de la Cour sur le fondement de l’article 2 sont également
pertinentes concernant le grief tiré de la violation de l’article 3 de la
Convention et la Cour ne voit aucune raison de s’en écarter.
. Partant, la
Cour considère qu’il y a eu violation de l’article 3 de la Convention sous son
volet substantiel, en raison des actes de torture subis par S.O. alors qu’il
était détenu.
. La Cour
conclut également que l’État n’a pas mené une enquête sur toutes les
circonstances de l’affaire d’une manière complète et efficace. Il y a donc eu
violation de l’article 3 de la Convention sous son volet procédural.
III. SUR L’APPLICATION
DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
55. Aux termes de l’article 41 de la
Convention,
« Si la Cour
déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le
droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement
les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y
a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
. Le requérant
réclame 2 000 000 hryvnias ukrainiens (UAH) (187 909 euros (EUR))
au titre du préjudice moral qu’il aurait subi.
. Le
Gouvernement considère cette somme clairement
excessive.
. Statuant en
équité, la Cour accorde au requérant 30 000 EUR au titre du préjudice
moral.
B. Frais et dépens
. Le requérant
n’a présenté aucune demande à ce titre. Partant, la Cour estime qu’il n’y a pas
lieu de lui octroyer de somme à ce titre.
C. Intérêts moratoires
. La Cour juge
approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de
la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois
points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare la Requête recevable ;
2. Dit, qu’il y a eu violation
de l’article 2 de la Convention sous son volet substantiel, en raison de la
mort de S.O. alors qu’il était détenu ;
3. Dit, qu’il y a eu violation
du volet procédural de l’article 2 de la Convention ;
4. Dit, qu’il y a eu violation
de l’article 3 de la Convention sous son volet substantiel, en raison des actes
de torture subis par S.O. alors qu’il était détenu ;
5. Dit, qu’il y a eu violation
du volet procédural de l’article 3 de la Convention ;
6. Dit,
a) que l’État défendeur doit verser au
requérant, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu
définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, 30
000 EUR (trente mille euros), à convertir en hryvnias ukrainiens au taux
applicable à la date du règlement, pour dommage moral, plus tout montant
pouvant être dû à titre d’impôt ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit
délai et jusqu’au versement, ce montant sera à majorer d’un intérêt simple à un
taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale
européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de
pourcentage ;
7. Rejette la demande de
satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en
français, puis communiqué par écrit le 3 octobre 2013, en application de l’article
77 §§ 2 et 3 du règlement.
Claudia Westerdiek Mark
Villiger
Greffière Président