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You are here: BAILII >> Databases >> European Court of Human Rights >> GOETSCHY v. FRANCE - 63323/12 (Judgment : Article 6 - Right to a fair trial : Fifth Section Committee) French Text [2018] ECHR 133 (08 February 2018) URL: http://www.bailii.org/eu/cases/ECHR/2018/133.html |
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CINQUIÈME SECTION
AFFAIRE GOETSCHY c. FRANCE
(Requête no 63323/12)
ARRÊT
STRASBOURG
8 février 2018
Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Goetschy c. France,
La Cour européenne des droits de l’homme (cinquième section), siégeant en un Comité composé de :
Mārtiņš Mits,
président,
André Potocki,
Lado Chanturia, juges,
et de Anne-Marie Dougin, greffière adjointe de section f.f.,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 16 janvier 2018,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 63323/12) dirigée contre la République française et dont un ressortissant de cet État, M. Henri Goetschy (« le requérant »), a saisi la Cour le 28 août 2012 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Le requérant a été représenté par Me Maurice Goetschy, avocat à Luxembourg. Le gouvernement français (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, M. F. Alabrune, directeur des affaires juridiques du ministère de l’Europe et des Affaires étrangères.
3. Le 6 avril 2017, la requête a été communiquée au Gouvernement.
EN FAIT
4. Le requérant est né en 1926 et réside à Kruth, en France.
I. LA PROCÉDURE PRINCIPALE
5. Le 3 novembre 1998, le juge d’instruction du tribunal de grande instance de Colmar fut saisi de deux informations judiciaires contre personne non dénommée des chefs de favoritisme, faux et usage, à la suite d’anomalies dénoncées par la chambre régionale des comptes dans la gestion du Syndicat mixte pour l’aménagement du site du Hohlandsbourg (SMASH), institué pour la restauration du château situé sur ce site.
6. Ces deux instructions furent jointes par une ordonnance du 20 novembre 1998.
7. Afin de tenir compte d’éléments nouveaux relevés par les enquêteurs, trois réquisitoires supplétifs furent délivrés par le procureur de la République les 4 février, 18 juin et 16 juillet 1999.
8. Le 22 juin 1999, le requérant, ancien président du conseil général du Haut-Rhin et sénateur honoraire, fut placé en garde à vue. Le 23 juin 1999, il fut mis en examen du chef de délit de favoritisme et placé sous contrôle judiciaire, en sa qualité de président du SMASH au moment des faits.
9. Le 16 juillet 1999, un réquisitoire supplétif contre X du chef de recel de favoritisme fut délivré. Plusieurs commissions rogatoires adressées par le juge d’instruction aux enquêteurs furent exécutées. Celle du 20 novembre 1998 fut retournée le 15 septembre 1999 et celle du 8 novembre 1999 fut retournée le 30 novembre 2000.
En exécution de ces commissions rogatoires, les services enquêteurs procédèrent à diverses investigations : auditions de nombreux témoins, réquisitions adressées aux établissements bancaires et à la direction générale des impôts, vérifications portant sur la réalité de travaux et prestations payées, exploitation des informations bancaires, transport sur les lieux et saisies, etc.
10. Le 12 décembre 2000, les enquêteurs adressèrent au juge d’instruction deux courriers du SMASH et d’une entreprise participant à la réhabilitation du château afin qu’il soit répondu sur leur demande concernant les matériaux entreposés au sein de cette entreprise.
11. Un nouveau juge d’instruction, désigné en novembre 2001, rendit le 11 mars 2002 une ordonnance aux fins de poursuite de l’information.
12. Le 27 juin 2002, ce juge demanda par écrit aux enquêteurs de lui communiquer les statuts d’une société, puis il délivra deux commissions rogatoires le 27 septembre 2002 et le 25 septembre 2003, aux fins de recherche d’adresses.
13. Une demande de clôture de l’instruction formée par le requérant fut rejetée le 13 novembre 2003 par le juge d’instruction et, le 5 janvier 2004 par le président de la chambre de l’instruction de la cour d’appel de Colmar.
14. Entre le 12 février 2004 et, le 5 avril 2005, le juge d’instruction procéda à plusieurs interrogatoires et confrontations ainsi qu’à une audition de témoin assisté. Il effectua notamment le 3 juin 2004 une confrontation entre le requérant et un autre mis en examen.
15. Le 23 juin 2004, le juge d’instruction leva le contrôle judiciaire du requérant et, le 5 septembre 2005, il rendit un avis de fin d’information.
16. Le 20 septembre 2005, le conseil du requérant demanda l’audition du magistrat de la chambre régionale des comptes ayant participé à l’instruction de la procédure sur la gestion du SMASH. Le 7 octobre 2005, le juge d’instruction rendit une ordonnance de rejet de cette demande ainsi qu’une ordonnance de refus de mesures d’instruction complémentaires sollicitées par les parties.
17. Le 8 février 2006, le procureur de la République prit un réquisitoire définitif de non-lieu et le 6 octobre 2006, le juge d’instruction rendit une ordonnance de non-lieu.
II. LA PROCÉDURE EN INDEMNISATION
18. Le 9 juillet 2007, le requérant assigna l’agent judiciaire du Trésor, dans le cadre d’une action en responsabilité de l’État sur le fondement de l’article L. 141-1 du code de l’organisation judiciaire et de l’article 6 de la Convention, afin d’d’obtenir la condamnation de l’État à lui payer la somme d’un million d’euros à titre de dommages-intérêts. Il se plaignait de la durée excessive de la procédure et alléguait avoir été victime de poursuites pénales abusives pendant plus de sept ans, ayant entraîné un préjudice moral d’une gravité exceptionnelle.
19. Par un jugement en date du 11 juillet 2008, le tribunal de grande instance de Colmar débouta le requérant de sa demande aux motifs suivants :
« Attendu qu’il résulte de la lecture de cette chronologie que des actes ont été régulièrement diligentés par le juge d’instruction depuis la mise en examen de M. Goetschy ; que la durée de l’instruction ne résulte ainsi aucunement de l’inactivité du ou des juges chargés de l’instruction mais exclusivement de son caractère complexe et de la multiplicité des investigations à mener.
Attendu qu’il est également important de prendre en considération le changement de magistrat instructeur consécutif à une mutation intervenue en septembre 2001 qui a nécessité, pour le nouveau juge d’instruction, un temps de prise de connaissance de l’ensemble des dossiers affectés à son cabinet ainsi que de la présente procédure, particulièrement volumineuse et compliquée. »
20. Le tribunal souligna, enfin, que le magistrat instructeur avait instruit le dossier de façon complète, minutieuse, avec sérénité et que le requérant avait bénéficié d’une instruction, certes longue, mais menée avec objectivité, sans faille, dans le détail le plus infime pour finalement bénéficier au terme de l’ensemble des investigations d’un non-lieu particulièrement motivé.
21. Le 22 octobre 2010, la cour d’appel de Colmar confirma le jugement avec la motivation suivante :
« Attendu qu’en ce qui concerne le prétendu déni de justice en raison de la durée exceptionnelle de la procédure d’instruction, laquelle mettait en cause non seulement M. Goetschy mais également plusieurs autres personnes mises en examen pour escroquerie, faux et usage de faux, le tribunal a souligné à bon droit l’importance, la complexité et la spécificité des investigations rendues nécessaires par la multiplicité des marchés conclus dans le cadre de la réhabilitation du château de Hohlandsbourg, mais surtout a relevé, au vu de la chronologie des principaux actes de la procédure d’instruction, que cette longue durée ne résultait pas d’une inactivité fautive ni du juge d’instruction, ni des services d’enquête (...) »
22. Par un arrêt du 29 février 2012, la Cour de cassation rejeta le pourvoi du requérant.
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION
23. Le requérant allègue que la durée de la procédure a méconnu le principe du « délai raisonnable » tel que prévu par l’article 6 § 1 de la Convention, ainsi libellé :
« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue (...) dans un délai raisonnable, par un tribunal (...), qui décidera (...) du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle. »
24. Le Gouvernement s’oppose à cette thèse.
A. Sur la recevabilité
25. Constatant que la requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’elle ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour la déclare recevable.
B. Sur le fond
1. Arguments des parties
26. Le requérant estime que la chronologie de la procédure pénale montre une activité soutenue pendant les deux premières années d’instruction en 1999 et 2000, puis une inactivité totale, ou au moins partielle de l’instruction sur les six années qui suivirent, de 2001 à 2006.
27. Le requérant conteste le fait qu’il s’agissait d’une affaire complexe, et remet en question la pertinence même de la procédure d’instruction, perçue comme un acharnement injustifié de la justice.
28. Selon le Gouvernement, les autorités judiciaires ont agi avec diligence. Il estime que la complexité de l’affaire a nécessité de nombreuses investigations qui ont conduit à une procédure d’instruction certes longue mais dont la durée était parfaitement justifiée.
2. Appréciation de la Cour
29. La Cour rappelle que le caractère raisonnable de la durée d’une procédure s’apprécie suivant les circonstances de la cause et eu égard aux critères consacrés par la jurisprudence de la Cour, en particulier la complexité de l’affaire, le comportement du requérant et celui des autorités compétentes (voir, parmi beaucoup d’autres, Pélissier et Sassi c. France [GC], no 25444/94, § 67, CEDH 1999-II)
30. La période à considérer a débuté le 22 juin 1999, date du placement en garde à vue du requérant et s’est achevée le 6 octobre 2006 par une ordonnance de non-lieu, soit sept ans et plus de trois mois pour un seul degré de juridiction.
31. Bien que la Cour considère que la nature économique des infractions ne rend pas, en soi, une procédure particulièrement complexe (voir, Pélissier et Sassi, précité, § 71), elle partage néanmoins l’avis des juridictions internes et du Gouvernement quant aux difficultés que comportait la procédure pénale en l’espèce : complexité et multiplicité des infractions, spécificité de l’opération de réhabilitation en cause nécessitant l’audition des nombreux intervenants, multiplicité des marchés publics passés impliquant l’intervention de plusieurs entreprises et requérant l’analyse de leur comptabilité.
32. La Cour ne relève, en outre, aucun élément de nature à mettre en cause la responsabilité du requérant dans l’allongement de la procédure.
33. Concernant le comportement des autorités judiciaires, après une phase d’enquête active du 3 novembre 1998 au 12 décembre 2000, la Cour observe une période d’inactivité d’un peu plus d’un an et demi, entre le 12 décembre 2000, dernier acte d’instruction du premier juge d’instruction et le 27 juin 2002, premier acte d’instruction effectif du nouveau magistrat.
34. Outre cette période d’inactivité totale, la Cour relève une période d’activité particulièrement réduite, du 27 juin 2002, date du premier acte d’instruction effectué par le nouveau juge, au 12 février 2004, date de la reprise des auditions par ce magistrat. Durant cette période d’une année et plus de sept mois, les autorités judiciaires se sont contentées de répondre aux demandes du requérant tendant à la mainlevée de son contrôle judiciaire ou à la clôture de l’instruction. Les seuls actes d’instruction effectifs ont consisté en la demande des statuts d’une société et en la délivrance de deux commissions rogatoires pour faire rechercher cinq adresses postales. Elle estime que l’exécution d’actes aussi élémentaires ne saurait justifier un tel délai.
35. Eu égard à l’ensemble des éléments ci-dessus, la Cour estime qu’il y a eu dépassement du « délai raisonnable » dont l’article 6 § 1 exige le respect. Partant, il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.
II. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
36. Aux termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
37. Le requérant réclame 1 000 000 d’euros (EUR) au titre du préjudice moral qu’il estime avoir subi. Il invoque également un préjudice matériel d’un montant de 6 482,32 EUR, correspondant aux frais d’avocats exposés pour sa défense pénale, de sa mise en examen jusqu’à l’ordonnance de non-lieu.
38. Le Gouvernement conteste ces prétentions. Il considère que le requérant ne démontre pas l’existence d’un préjudice matériel, le fait qu’une partie expose des frais pour assurer sa défense étant inhérente à l’exercice normal d’une procédure devant une juridiction et ne constituant pas un préjudice. S’agissant du préjudice moral, le Gouvernement estime qu’une somme de 3 000 EUR paraîtrait équitable si la violation de l’article 6 § 1 était établie.
39. La Cour n’aperçoit pas de lien de causalité entre la violation constatée et le dommage matériel allégué et rejette cette demande. En revanche, elle estime que le requérant a subi un préjudice moral certain. Statuant en équité, elle lui accorde 8 000 EUR à ce titre.
B. Frais et dépens
40. Outre la somme de 6 482,32 EUR (paragraphe 37 ci-dessus), le requérant sollicite également, justificatifs à l’appui, 20 227,50 EUR pour les frais et dépens engagés devant les juridictions internes dans le cadre de la procédure civile en indemnisation. Il demande également 3 000 EUR pour ceux engagés devant la Cour, sans produire de justificatif à cet égard.
41. Le Gouvernement conteste ces prétentions, estimant que le montant accordé au titre des frais et dépens ne pourrait excéder la somme de 10 000 EUR.
42. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, compte tenu des documents dont elle dispose et des critères susmentionnés, la Cour estime raisonnable la somme de 10 000 EUR au titre des frais de la procédure en indemnisation et l’accorde au requérant. Dans la mesure où le requérant n’a produit aucun justificatif pour les frais engagés devant elle, la Cour ne lui alloue aucune somme à ce titre.
C. Intérêts moratoires
43. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare la requête recevable ;
2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention ;
3. Dit
a) que l’État défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois, les sommes suivantes :
i. 8 000 EUR (huit mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral ;
ii. 10 000 EUR (dix mille euros), plus tout montant pouvant être dû par le requérant à titre d’impôt, pour frais et dépens ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
4. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 8 février 2018, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.
Anne-Marie
Dougin Mārtiņš
Mits
Greffière adjointe f.f. Président