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You are here: BAILII >> Databases >> European Court of Human Rights >> MANOLE v. ROMANIA - 54241/15 (Judgment : Article 1 of Protocol No. 1 - Protection of property : Fourth Section Committee) French Text [2022] ECHR 281 (29 March 2022) URL: http://www.bailii.org/eu/cases/ECHR/2022/281.html Cite as: [2022] ECHR 281, ECLI:CE:ECHR:2022:0329JUD005424115, CE:ECHR:2022:0329JUD005424115 |
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QUATRIÈME SECTION
AFFAIRE MANOLE c. ROUMANIE
(Requête no 54241/15)
ARRÊT
STRASBOURG
29 mars 2022
Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Manole c. Roumanie,
La Cour européenne des droits de l’homme (quatrième section), siégeant en un comité composé de :
Gabriele Kucsko-Stadlmayer, présidente,
Iulia Antoanella Motoc,
Pere Pastor Vilanova, juges,
et de Ilse Freiwirth, greffière adjointe de section,
Vu :
la requête (no 54241/15) dirigée contre la Roumanie et dont une ressortissante de cet État, Mme Mihaela Elena Manole (« la requérante »), a saisi la Cour le 21 octobre 2015 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »),
la décision de porter la requête à la connaissance du gouvernement roumain (« le Gouvernement »),
les observations des parties,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 8 mars 2022,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
INTRODUCTION
1. La requête porte sur l’impossibilité où la requérante s’est trouvée, pendant plusieurs années, de jouir de son droit de propriété, reconnu par les juridictions nationales, sur une partie d’un immeuble qui avait été nationalisé par l’État sous le régime communiste. Elle se plaint, en particulier, sous l’angle de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention.
2. La requérante est née en 1964 et réside à Bucarest. Elle a été représentée par Me G. Ionescu, avocat à Bucarest.
3. Le Gouvernement a été représenté par son agent, Mme O. Ezer, du ministère des Affaires étrangères.
4. La requérante est l’héritière d’A.V., qui était propriétaire d’une quote‑part correspondant à un tiers d’un immeuble situé à Bucarest qui fut nationalisé par l’État sous le régime communiste.
5. Par un arrêt définitif du 8 novembre 2006, le tribunal départemental de Bucarest accueillit l’action d’A.V. et ordonna à la mairie de Bucarest de lui restituer sa quote-part de l’immeuble. Le tribunal départemental renvoya au tribunal de première instance la demande d’A.V. visant au partage de l’immeuble pour mettre fin à l’indivision avec la mairie de Bucarest.
6. En mars 2007, A.V. demanda à la mairie la mise en possession de sa quote-part de l’immeuble. Elle n’obtint pas de réponse. En 2009, la mairie, qui louait l’immeuble, renouvela plusieurs contrats de location.
7. Face au refus de la mairie de la mettre en possession de sa quote-part, A.V. demanda des dommages et intérêts pour impossibilité d’user de son bien.
8. Par un arrêt définitif du 13 avril 2009, la cour d’appel de Bucarest condamna la mairie au paiement de dommages et intérêts pour la période écoulée entre avril 2007 et février 2008. La cour d’appel nota qu’au regard des articles 25 et 40 de la loi no 10/2001, la mairie était tenue de restituer à A.V. sa quote-part dans un délai de trente jours ; or elle constata que la mairie non seulement n’avait pas exécuté l’arrêt de 2006, mais que de plus elle exploitait l’immeuble en le louant et en encaissant les loyers.
9. La mairie refusant toujours de lui restituer sa part de l’immeuble, A.V. demanda une nouvelle fois des dommages et intérêts pour impossibilité d’user du bien. Par un jugement définitif du 8 mars 2010, le tribunal de première instance de Bucarest accueillit la demande et condamna la mairie à lui verser des dommages et intérêts pour la période écoulée entre mars 2008 et octobre 2009. Le tribunal constata que l’arrêt de la cour d’appel du 13 avril 2009 avait autorité de chose jugée et elle estima que les faits en cause étaient identiques.
10. Après le décès d’A.V. en 2011, la requérante, son héritière, fut reconnue en tant que copropriétaire de l’immeuble, à hauteur d’un tiers.
11. Face au refus réitéré de la mairie de la mettre en possession de sa quote-part, la requérante l’assigna à nouveau en paiement de dommages et intérêts. Elle invoqua les dispositions de l’article 40 de la loi no 10/2001.
12. Par un jugement du 9 décembre 2013, le tribunal de première instance de Bucarest accueillit cette action. Se fondant sur une expertise relative à la valeur locative du bien de la requérante, il octroya à celle-ci 419 761 lei roumains (RON), soit environ 94 000 euros (EUR) selon le taux de change de la Banque nationale de Roumanie à la date du jugement, au titre des dommages et intérêts afférents à la période écoulée entre octobre 2009 et novembre 2013.
13. Le 16 juin 2014, l’appel de la mairie fut rejeté par un arrêt du tribunal départemental de Bucarest qui s’appuyait sur l’autorité de la chose jugée de l’arrêt de la cour d’appel du 13 avril 2009.
14. Le recours exercé par la mairie fut accueilli par un arrêt définitif de la cour d’appel de Bucarest en date du 6 mai 2015.
15. La cour d’appel jugea que le refus de la mairie de restituer à la requérante sa quote-part de l’immeuble n’était pas illégal. Elle souligna qu’en vertu de l’arrêt définitif du 8 novembre 2006, la requérante et la mairie étaient copropriétaires du bien. Dès lors, elle estimait qu’au regard du régime légal de la copropriété, la seule possibilité pour la mairie de se conformer à cet arrêt et de mettre la requérante en possession de sa quote‑part était de partager le bien. Or la procédure de partage judiciaire était en cours à la date à laquelle la requérante avait introduit sa demande d’indemnisation devant le tribunal de première instance de Bucarest.
16. En conséquence, la cour d’appel estima que les dispositions des articles 25 § 5 et 40 de la loi no 10/2001 n’autorisaient pas la requérante à réclamer des dommages et intérêts pour impossibilité de jouir de son bien. Selon la cour d’appel, la requérante avait agi de manière excessive en multipliant les actions afin d’obtenir des dommages et intérêts à raison du refus prétendument illégal de la mairie de lui restituer sa quote-part de l’immeuble.
17. Dans la procédure concernant le partage judiciaire de l’immeuble, après deux cycles procéduraux, la cour d’appel, par un arrêt définitif du 23 septembre 2014, ordonna le partage selon les propositions des experts judiciaires. La requérante se vit attribuer un lot d’une superficie de 271 m2 et les espaces communs afférents.
18. La requérante ouvrit une procédure en exécution forcée de l’arrêt susmentionné et fit appel à un huissier de justice qui, par un procès-verbal du 12 août 2015, la mit en possession de la part de l’immeuble qui lui revenait.
LE CADRE JURIDIQUE INTERNE PERTINENT
19. Le nouveau code civil (entré en vigueur en 2011) prévoit le régime légal de la copropriété et organise la copropriété par quotes-parts. Les dispositions pertinentes en l’espèce se lisent comme suit :
Article 635
« Le copropriétaire partage les bénéfices et participe aux charges de la copropriété à hauteur de sa part. »
Article 636
« Le copropriétaire peut user et jouir du bien commun conformément à sa destination, sans porter atteinte aux droits des autres copropriétaires. »
20. Les dispositions pertinentes en l’espèce de la loi no 10 de 2001 sur le régime juridique des immeubles pris abusivement par l’État se lisent comme suit :
Article 25 § 5
« Dans un délai de trente jours à compter de la date de la décision administrative définitive de restitution d’un immeuble qui a été nationalisé, les autorités administratives détentrices de l’immeuble procèdent à la mise en possession des nouveaux propriétaires. Si ce délai n’est pas respecté, ces derniers peuvent entrer en possession de leur bien au moyen d’un constat d’huissier de justice. »
Article 40
« En cas de méconnaissance de l’obligation prévue à l’article 25 § 5, le détenteur de l’immeuble doit payer au propriétaire des pénalités pour chaque jour de retard, en compensation de l’impossibilité de jouir du bien. »
I. Observation préliminaire
21. Le Gouvernement soutient que la requérante n’a pas informé la Cour de la finalisation du partage judiciaire de l’immeuble et de sa mise en possession de sa quote-part de l’immeuble par huissier de justice en 2015, et qu’en conséquence la requête doit être rejetée pour abus du droit de recours (paragraphes 17 et 18 ci-dessus).
22. La requérante rétorque que les modalités d’entrée en possession de son bien ne font pas l’objet de sa requête.
23. Dans l’arrêt Gross c. Suisse ([GC], no 67810/10, § 28, CEDH 2014), la Cour a expliqué quelles obligations d’information l’article 47 de son règlement fait peser sur les requérants.
24. En l’espèce, la Cour note que la requérante se plaint du rejet, par l’arrêt définitif de la cour d’appel du 6 mai 2015, de sa demande d’indemnisation pour impossibilité de jouir du bien entre 2009 et 2013.
25. De ce fait, à la lumière de la jurisprudence susmentionnée, l’absence d’une information complète sur les développements survenus lors de la procédure de partage judiciaire et de la mise en possession ayant eu lieu en 2015, qui ne font pas l’objet de la présente requête, ne peut pas s’analyser en un abus du droit de recours individuel au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention (voir, a contrario, Predescu c. Roumanie, no 21447/03, §§ 24‑27, 2 décembre 2008).
26. Dans ces circonstances, la Cour estime qu’il n’y pas lieu de faire droit à la demande du Gouvernement.
II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 1 dU PROTOCOLE No 1 À LA CONVENTION
27. La requérante se plaint d’une atteinte à son droit au respect de ses biens. Elle invoque l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention, qui est ainsi libellé :
« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.
Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les États de mettre en vigueur les lois qu’ils jugent nécessaires pour réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d’autres contributions ou des amendes. »
1. Thèses des parties
29. La requérante fait valoir qu’elle est propriétaire d’une partie de l’immeuble et que, jusqu’en 2015, elle n’a pas pu en tirer un quelconque bénéfice. Elle expose que la mairie a loué l’immeuble et a encaissé la totalité des loyers, alors qu’elle-même a toujours payé les taxes et les impôts afférents à sa quote-part. Dès lors, elle estime avoir subi une atteinte au droit au respect de son droit de propriété.
30. Invoquant les décisions définitives par lesquelles son ascendante avait obtenu des dommages et intérêts pour impossibilité d’user de son bien (paragraphes 8 et 9 ci-dessus), elle estime que l’arrêt de la cour d’appel de Bucarest du 6 mai 2015, qui s’est écarté de cette jurisprudence et a rejeté sa demande d’indemnisation, constitue une ingérence dans l’exercice de son droit au respect de ses biens, au sens de l’article 1 du Protocole no 1.
31. Le Gouvernement considère qu’il n’y a pas eu d’ingérence dans l’exercice par la requérante de son droit au respect de ses biens. Il affirme qu’avant le partage de l’immeuble, la requérante ne pouvait pas être mise en possession de sa quote-part compte tenu du régime légal de l’indivision et qu’en conséquence de cet obstacle objectif elle n’était pas titulaire d’un droit à obtenir des dommages et intérêts à raison de l’impossibilité de jouir d’une partie de l’immeuble.
32. Le Gouvernement estime qu’en tout état de cause, à supposer que l’arrêt de la cour d’appel du 6 mai 2015 puisse constituer une ingérence dans l’exercice par la requérante de son droit au respect de ses biens, il s’agissait d’une mesure légale, fondée sur l’interprétation par cette juridiction des dispositions de la loi no 10/2001 et du code civil concernant la responsabilité civile délictuelle et le régime de la copropriété.
33. Selon le Gouvernement, la mesure était également nécessaire à la protection des droits des copropriétaires et des locataires, et elle était proportionnée en ce que la requérante n’avait pas droit au dédommagement réclamé.
34. La Cour note que le droit de propriété de l’ascendante de la requérante sur une partie de l’immeuble faisant l’objet de la présente requête a été reconnu par décision de justice (paragraphe 5 ci-dessus) et que le Gouvernement ne conteste pas que la requérante, en tant qu’héritière de son ascendante, soit la propriétaire de la partie de l’immeuble en question (paragraphe 10 ci-dessus).
35. Elle observe ensuite que l’ascendante de la requérante a obtenu des dommages et intérêts pour impossibilité de jouir de son bien entre avril 2007 et octobre 2009 (paragraphes 8 et 9 ci-dessus). En revanche, la cour d’appel de Bucarest a refusé d’indemniser la requérante pour la période postérieure à octobre 2009 (paragraphes 14 et 15 ci-dessus).
36. La Cour constate que la requérante n’a pas été formellement privée de son bien. Cependant, elle a été privée de la maîtrise de celui-ci dès lors que la mairie a exploité l’immeuble et encaissé les loyers (paragraphes 6 et 8 ci‑dessus).
37. Cette situation, qui concernait l’impossibilité de jouir du bien entre 2009 et 2013 (paragraphe 12 ci-dessus), a perduré jusqu’en août 2015, date à laquelle la requérante a été mise en possession de sa quote-part (paragraphe 18 ci‑dessus). Il y a donc lieu de prendre en compte la durée de l’ingérence dénoncée par la requérante (voir, mutatis mutandis, Uzan et autres c. Turquie, nos 19620/05 et 3 autres, § 207, 5 mars 2019).
38. La Cour estime que l’impossibilité pour la requérante de jouir de sa quote-part de l’immeuble ou d’en tirer un quelconque profit entre 2009 et 2013, avant sa mise en possession effective a constitué une atteinte au droit de l’intéressée au respect de ses biens et que cette atteinte s’analyse en une « réglementation de l’usage des biens », au sens du second alinéa de l’article 1 du Protocole no 1.
39. La Cour rappelle que l’article 1 du Protocole no 1 exige qu’une ingérence de l’autorité publique dans la jouissance du droit au respect des biens soit légale. La nécessité de rechercher si un juste équilibre a été maintenu entre les exigences de l’intérêt général de la communauté et les impératifs de la sauvegarde des droits fondamentaux de l’individu ne peut se faire sentir que lorsqu’il s’est avéré que l’ingérence litigieuse a respecté le principe de la légalité et n’était pas arbitraire (Iatridis c. Grèce [GC], no 31107/96, § 58, CEDH 1999‑II, et Beyeler c. Italie [GC], no 33202/96, § 107, CEDH 2000‑I).
40. La Cour rappelle également qu’en l’absence d’indemnisation, l’impossibilité pour un justiciable de recouvrer la possession de ses biens malgré l’adoption d’une décision de justice définitive reconnaissant son droit de propriété sur les biens en question impose à l’intéressé une charge disproportionnée et excessive emportant violation de son droit au respect de ses biens, garanti par l’article 1 du Protocole no 1 (Preda et autres c. Roumanie, nos 9584/02 et 7 autres, §§ 146 et 148-149, 29 avril 2014, Dickmann et Gion c. Roumanie, nos 10346/03 et 10893/04, §§ 103-104, 24 octobre 2017, et Ana Ionescu et autres c. Roumanie, nos 19788/03 et 18 autres, §§ 27-30, 26 février 2019).
41. En l’espèce, la Cour constate que le refus de la cour d’appel d’octroyer à la requérante des dommages et intérêts pour impossibilité de jouir de son bien entre 2009 et 2013 reposait sur l’interprétation par cette juridiction des dispositions de la loi no 10/2001 (paragraphe 16 ci-dessus). Elle rappelle qu’il ne lui appartient pas de connaître des erreurs de fait ou de droit éventuellement commises par une juridiction interne, sauf si et dans la mesure où elles peuvent avoir porté atteinte aux droits et libertés sauvegardés par la Convention (Bochan c. Ukraine (no 2) [GC], no 22251/08, § 61, CEDH 2015). La Cour, en vertu du principe de subsidiarité, ne saurait censurer les conclusions de cette juridiction nationale.
42. Dès lors, la Cour estime que l’ingérence litigieuse a une base légale en droit interne.
43. Au vu des circonstances de l’espèce, et nonobstant l’occupation d’une partie de l’immeuble par des locataires, la Cour doute que l’ingérence en cause poursuivait un but légitime d’intérêt général, en particulier la protection des droits de ces locataires (paragraphe 34 ci‑dessus). Cependant, compte tenu de la conclusion concernant la proportionnalité de la mesure (paragraphe 50 ci-dessus), la Cour n’estime pas nécessaire de trancher la question du but légitime poursuivi en l’espèce.
44. S’agissant de la proportionnalité de la mesure, la Cour prend en compte l’argument du Gouvernement selon lequel la mise en possession effective n’était pas possible avant le partage de l’immeuble (paragraphe 32 ci-dessus), mais elle ne souscrit pas à la conclusion selon laquelle cette situation privait la requérante du bénéfice de dommages et intérêts pour impossibilité d’user de son bien.
45. La Cour estime que l’existence d’une procédure de partage judiciaire de l’immeuble ne saurait justifier que la requérante ait été privée des attributs du droit de propriété sur son bien.
46. La Cour remarque que pendant le déroulement de cette procédure, la mairie a exploité l’immeuble comme si elle en était l’unique propriétaire. Elle a encaissé les loyers et a renouvelé les contrats de location (paragraphe 8 ci‑dessus). La requérante, qui n’était pas partie à ces contrats, n’a tiré aucun bénéfice de la location de l’immeuble, alors qu’elle était copropriétaire du bien et qu’elle payait les taxes et les impôts afférents à sa quote-part.
47. Le Gouvernement n’a pas prétendu qu’en vertu du droit interne la mairie était autorisée à administrer seule l’immeuble. Il n’a pas non plus allégué que l’ordre juridique interne mettait à la disposition de la requérante d’autres moyens légaux pour mettre fin à ces contrats avant la date d’échéance ou pour obtenir réparation du préjudice lié à l’impossibilité de jouir de son bien.
48. La Cour note qu’en droit interne la copropriété est régie par les dispositions du code civil (paragraphe 19 ci-dessus). En vertu des articles 635 et 636 du code, aucun copropriétaire ne peut utiliser le bien en portant atteinte aux droits des autres copropriétaires. Tous partagent les bénéfices et supportent les dépenses de la copropriété à hauteur de leurs quotes-parts respectives.
49. Or, force est de constater que, pendant plusieurs années, la mairie de Bucarest s’est approprié le bien de la requérante au mépris des règles concernant la copropriété.
50. Compte tenu des raisons exposées ci-dessus et, en particulier, de l’absence de dédommagement pour l’usage par la mairie de la quote-part de la requérante, la Cour estime que les autorités internes n’ont pas ménagé un juste équilibre entre les exigences de l’intérêt général de la communauté et les impératifs de la sauvegarde des droits fondamentaux de l’individu.
51. Partant, il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention.
III. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION
52. La requérante se plaint de la motivation de l’arrêt de la cour d’appel de Bucarest du 6 mai 2015. Elle invoque l’article 6 § 1 de la Convention, qui est ainsi libellé :
« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) par un tribunal (...) qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) »
53. Le grief a été communiqué au Gouvernement et les parties ont présenté leurs observations.
54. La Cour rappelle que, dans l’arrêt Bochan c. Ukraine (no 2), précité, § 61, elle a examiné, sous l’angle du volet civil de l’article 6 de la Convention, la question d’un manque d’équité résultant du raisonnement suivi par les juridictions internes. Les principes posés par la Cour dans cet arrêt ont été résumés dans l’arrêt Moreira Ferreira c. Portugal (no 2) [GC], no 19867/12, § 83, 11 juillet 2017. Il ressort de cette jurisprudence qu’une décision de justice interne ne peut être qualifiée d’« arbitraire » au point de nuire à l’équité du procès que si elle est dépourvue de motivation ou si cette motivation est fondée sur une erreur de fait ou de droit manifeste commise par le juge national qui aboutit à un « déni de justice » (Moreira Ferreira (no 2), précité, § 85).
55. En l’espèce, compte tenu de l’ensemble des éléments en sa possession, la Cour ne décèle aucun indice d’arbitraire dans le déroulement de la procédure, qui a respecté le principe du contradictoire et au cours de laquelle la requérante a pu présenter tous les arguments pour la défense de sa cause. En conclusion, la Cour estime que la procédure litigieuse a revêtu un caractère équitable, au sens de l’article 6 § 1 de la Convention.
56. Il s’ensuit que ce grief doit être rejeté comme manifestement mal fondé, en application de l’article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.
IV. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
57. Aux termes de l’article 41 de la Convention,
A. Dommage
58. La requérante demande au titre du préjudice matériel la somme que le tribunal de première instance de Bucarest lui a octroyée à raison de l’impossibilité de jouir de son bien, soit 419 761 RON (paragraphe 12 ci‑dessus).
59. Elle fournit une copie de l’expertise judiciaire (réalisée à la demande du tribunal de première instance de Bucarest) qui a évalué le revenu locatif moyen de son bien sur le marché immobilier, soit la somme de 85 000 EUR.
60. Le Gouvernement estime que la requérante ne peut se voir octroyer qu’un tiers des loyers effectivement encaissés par la mairie pendant la période litigieuse. Se basant sur des informations fournies par la mairie, dont une copie des contrats de location afférents à deux appartements d’une superficie totale d’environ 61 m2, le Gouvernement affirme que le loyer mensuel était de 68 RON, soit environ 15 EUR.
61. La Cour note qu’il y a un large écart entre l’estimation de l’indemnité relative à l’impossibilité d’user du bien présentée par la requérante et celle proposée par le Gouvernement.
62. À défaut d’une information complète sur le nombre d’appartements loués et sur le montant de ces loyers, la Cour ne saurait spéculer sur la possibilité d’une location des appartements en question et sur les gains susceptibles d’en être tirés (mutatis mutandis, Preda et autres, précité, 164).
63. Néanmoins, compte tenu des informations dont elle dispose, elle estime que la requérante a subi une perte d’opportunités et qu’il convient d’allouer à la requérante la somme de 40 000 euros (EUR) pour dommage matériel, plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt.
B. Frais et dépens
64. La requérante ne demande pas le remboursement des frais et dépens.
65. Dès lors, la Cour n’est pas appelée à statuer sur ce point.
C. Intérêts moratoires
66. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare la requête recevable quant au grief tiré de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention, et irrecevable pour le surplus ;
2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention ;
3. Dit
a) que l’État défendeur doit verser à la requérante, dans un délai de trois mois, 40 000 EUR (quarante mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage matériel, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur, au taux applicable à la date du règlement ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ce montant sera à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de de pourcentage ;
4. Rejette le surplus de la demande de satisfaction équitable.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 29 mars 2022, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Ilse Freiwirth Gabriele Kucsko-Stadlmayer
Greffière adjointe Président