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You are here: BAILII >> Databases >> European Court of Human Rights >> MALYGINA v. RUSSIA - 29962/18 (Judgment : Article 1 of Protocol No. 1 - Protection of property : Third Section) French Text [2022] ECHR 727 (20 September 2022) URL: http://www.bailii.org/eu/cases/ECHR/2022/727.html Cite as: [2022] ECHR 727, ECLI:CE:ECHR:2022:0920JUD002996218, CE:ECHR:2022:0920JUD002996218 |
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TROISIÈME SECTION
AFFAIRE MALYGINA c. RUSSIE
(Requête no 29962/18)
ARRÊT
Art 1 P1 • Assurer le paiement des contributions ou amendes • Transfert forcé à l’État d’une somme d’argent trouvée au domicile de la requérante ordonné par la justice consécutivement à la condamnation pénale de son époux • Non opéré dans les conditions prévues par la loi
STRASBOURG
20 septembre 2022
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Malygina c. Russie,
La Cour européenne des droits de l’homme (troisième section), siégeant en une Chambre composée de :
Georges Ravarani, président,
Georgios A. Serghides,
María Elósegui,
Peeter Roosma,
Andreas Zünd,
Frédéric Krenc,
Mikhail Lobov, juges,
et de Olga Chernishova , greffière adjointe de section,
Vu :
la requête (no 29962/18) dirigée contre la Fédération de Russie et dont une ressortissante de cet État, Mme Tatyana Alekseyevna Malygina (« la requérante »), a saisi la Cour en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») le 30 mai 2018,
la décision de porter la requête à la connaissance du gouvernement russe (« le Gouvernement »),
les observations des parties,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 5 juillet 2022,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
INTRODUCTION
1. La présente affaire concerne le droit au respect des biens garanti par l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention. La mesure litigieuse consiste en un transfert forcé à l’État d’une somme d’argent trouvée au domicile de la requérante. Ce transfert a été ordonné par la justice consécutivement à la condamnation pénale de son époux.
EN FAIT
2. La requérante est née en 1971 et réside à Moscou. Elle est représentée par M. O.V. Shirokov.
3. Le Gouvernement a été représenté initialement par M. M. Galperine, ancien représentant de la Fédération de Russie auprès de la Cour européenne des droits de l’homme, puis par M. M. Vinogradov, son successeur dans cette fonction.
I. LES POURSUITES PÉNALES CONTRE M. ET La SAISIE de l’argent
4. La requérante est mariée à M. sans contrat de mariage. Ce dernier était, jusqu’à sa mise en examen, directeur adjoint d’une société privée, N.
5. En décembre 2013, lors d’une perquisition au domicile conjugal, la police trouva et saisit une somme de 15 500 000 roubles (RUB) en liquide (« l’argent »). En janvier et mars 2014, M. fut mis en examen pour avoir servi d’intermédiaire dans une opération de corruption (посредничество во взяточничестве).
6. Interrogée en janvier 2014, la requérante expliqua à l’enquêteur que l’argent était une somme empruntée au directeur de la société N. et destinée à payer les études des enfants qu’elle avait en commun avec M. ainsi qu’aux besoins du foyer. Dans sa demande à l’enquêteur tendant à restituer l’argent, elle expliqua être femme au foyer et avoir besoin de cet argent pour assurer le quotidien de la famille.
7. À une date non précisée dans le dossier, un enquêteur qualifia l’argent en question de « preuve matérielle » au sens de l’article 81 du code de procédure pénale (« CPP » ; paragraphe 18 ci-dessous), dans le cadre de l’affaire de corruption concernant son époux.
8. Par une ordonnance du 27 mars 2014, le tribunal de la ville de Noïabrsk (région autonome de Iamalo-Nénétsie) autorisa, sur le fondement de l’article 115 du CPP (paragraphe 21 ci-dessus), la saisie provisoire de l’argent, estimant que les autorités de poursuite avaient des raisons plausibles de croire qu’il appartenait à M. et pouvait avoir, au moins pour une partie, une provenance délictueuse.
II. LA CONDAMNATION PÉNALE DE M., LES RECOURS DE la REQUÉRANTE ET L’EXÉCUTION DU JUGEMENT DE CONDAMNATION
9. La requérante ne fut pas interrogée au procès pénal de son mari.
10. Par un jugement du 27 janvier 2015, le tribunal de Noïabrsk déclara M. coupable de trois chefs de complicité de corruption pour avoir joué les intermédiaires entre un fonctionnaire et les personnes qui avaient remis des pots de vin à celui-ci. Il condamna M. à une peine d’emprisonnement et à une amende de 20 000 000 roubles (RUB). Sans parvenir à une conclusion quant à la provenance ou à la propriété de l’argent, le tribunal en ordonna le transfert à l’État aux fins du paiement de l’amende (обратить в счет исполнения приговора).
11. M. fit appel du jugement, arguant notamment que l’argent ne lui appartenait pas.
12. Dans son arrêt du 18 juin 2015, la cour de Iamalo-Nénétsie rejeta l’appel de M. Elle indiqua, sans plus de détails, que l’argent appartenait au condamné, de sorte que son transfert à l’État (обратить в счет взыскания штрафа) était légal. Elle estima que la provenance délictueuse de ce bien n’était pas établie et que les contestations relatives à la propriété pouvaient être tranchées au civil. La juridiction d’appel ordonna le maintien de la saisie (paragraphe 8 ci-dessus) afin de sécuriser le paiement de l’amende et confirma le jugement pour le surplus.
13. Les 4 septembre et 9 décembre 2015 respectivement, les juges uniques de la cour de Iamalo-Nénétsie et de la Cour suprême refusèrent de transférer pour examen le pourvoi en cassation de M., respectivement au présidium de la cour de Iamalo-Nénétsie et à la chambre criminelle de la Cour suprême. Les juges réitérèrent la conclusion de la juridiction d’appel selon laquelle, en vertu de l’article 81 § 3 du CPP et de l’article 442 du code de procédure civile (« CPC » ; paragraphes 18 in fine et 21 ci-dessous), les tribunaux civils étaient compétents pour statuer sur les contestations relatives à la propriété des biens.
14. Au cours de l’année 2015, dans le cadre de l’exécution du jugement de condamnation, les huissiers saisirent l’argent et le versèrent au budget fédéral.
III. LES ACTIONS CIVILES INTENTÉES PAR LA REQUÉRANTE
15. Après le transfert de l’argent à l’État, la requérante forma une action en mainlevée de la saisie, qui fut rejetée au motif que la saisie n’était plus d’application et que l’intéressée pouvait intenter une action en reconnaissance de son droit de propriété et en restitution de l’argent.
16. La requérante forma cette dernière action qui fut également rejetée par le tribunal de Noïabrsk le 19 avril 2017 (jugement confirmé en appel par la cour de Iamalo-Nénétsie) pour les motifs suivants : i) les billets de banque trouvés au domicile conjugal n’ayant pas été individualisés (индивидуально определены), il n’était pas démontré qu’il s’agissait exactement des mêmes que ceux empruntés par la requérante la veille de la perquisition ; ii) même s’il s’était agi des mêmes billets de banque que ceux prêtés à la requérante, la requérante était mariée à M. sans contrat de mariage ; l’argent en question ne pouvait dès lors pas constituer son bien propre ; iii) selon l’ordonnance de saisie et l’arrêt d’appel de la condamnation (paragraphes 8 et 12 ci-dessus), l’argent appartenait à M.
17. Les 18 octobre et 3 novembre 2017, et le 18 janvier 2018 respectivement, les pourvois en cassation formés par la requérante et par M. contre le jugement du 19 avril 2017 furent rejetés.
LE CADRE JURIDIQUE ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
I. LE CODE DE PROCÉDURE PÉNALE
18. Selon l’article 81 § 3 du CPP, lorsque le tribunal rend un jugement de condamnation ou de relaxe, ou une décision de non-lieu, il doit statuer sur le sort des preuves matérielles : i) les instruments du délit pénal appartenant à la personne mise en examen doivent être confisqués ou détruits ; ii) les objets sans valeur non réclamés par une partie au procès doivent être détruits ou remis aux personnes intéressées qui en font la demande ; iii) l’argent et les biens obtenus par des activités délictueuses ainsi que les fruits de telles activités doivent être restitués à leurs possesseurs légitimes (законные владельцы), à l’exception des biens obtenus par la commission de certains délits qui doivent être confisqués ; iv) les documents doivent être conservés dans le dossier de l’affaire pénale ou remis aux personnes intéressées ; v) tous les autres biens doivent être restitués à leurs possesseurs légitimes ; si ceux‑ci ne sont pas identifiés, ces biens restent acquis à l’État ; les contestations relatives à la propriété des biens doivent être tranchées par les juridictions civiles.
19. Selon l’article 230 § 1 du CPP, le tribunal peut rendre en amont d’un jugement de condamnation, à la demande du ministère public, une ordonnance destinée à assurer l’exécution de la partie du jugement concernant le paiement d’une amende pénale.
20. L’article 299 § 1 du CPP renferme une liste exhaustive de « questions » qu’un tribunal doit trancher dans un jugement de condamnation ou de relaxe. Ces questions concernent notamment la possible confiscation des biens dont il a été démontré qu’ils ont une provenance délictueuse ou constituent un instrument du délit pénal (article 299 § 1, alinéa 10.1), « le sort des biens saisis » (article 299 § 1, alinéa 11) et « le sort des preuves matérielles » (article 299 § 1, alinéa 12).
21. L’article 115 du CPP règlemente les saisies de biens dans le cadre d’une procédure pénale.
II. LE CODE DE PROCÉDURE CIVILE
22. Selon l’article 442 § 2 du CPC, deux types d’actions civiles peuvent être introduites par une personne tierce à la procédure pénale afin de revendiquer son droit de propriété sur un bien saisi ou transféré à l’État dans le cadre d’une procédure pénale :
i) en présence d’une saisie, la personne peut engager une action en mainlevée de la saisie (иск об освобождении имущества от ареста) ;
ii) en cas de transfert des biens litigieux à l’État ou à un autre créancier, la personne peut engager une action en restitution des biens (иск о возврате реализованного имущества).
III. LE CODE CIVIL ET LE CODE DE LA FAMILLE
23. Selon l’article 256 du code civil, les biens acquis par les époux pendant le mariage sont leurs biens communs, à moins qu’un contrat de mariage ne les place sous un autre régime matrimonial. Chaque époux répond de ses obligations dans la limite de ses biens propres et de la part éventuelle qui lui reviendrait après le partage des biens communs. Selon le paragraphe 4 dudit article, le code de la famille régit les règles et modalités de la détermination des parts matrimoniales des époux lors du partage des biens.
24. L’article 33 du code de la famille dispose que le régime matrimonial de la communauté légale s’applique en l’absence du contrat de mariage. Selon l’article 34 du code de la famille, les biens communs des époux sont tous les biens acquis pendant la période du mariage, quel que soit l’époux qui a acquis ces biens ou a été inscrit comme propriétaire.
25. Selon les articles 38 et 39 de ce code, les biens communs des époux peuvent être partagés pendant ou après le mariage, à la demande de l’un des époux ou d’un créancier de l’un d’eux. Les biens sont partagés en deux parts égales, sauf stipulation contractuelle contraire.
26. Selon l’article 45 § 1 du code de la famille, les dettes personnelles d’un époux ne peuvent être recouvrées que sur ses biens propres. Si les biens propres ne suffisent pas pour le recouvrement, le créancier peut, par une action en séparation des biens, exiger la soustraction d’une part des biens (выдел доли) de la communauté des époux.
IV. LES AUTRES DISPOSITIONS INTERNES PERTINENTES
27. Les autres dispositions internes pertinentes, notamment celles relatives aux saisies, aux preuves matérielles, aux actions en mainlevée de saisies, aux transferts des biens à l’État (saisies-ventes), aux régimes matrimoniaux et aux biens des époux, ainsi que l’interprétation de ces dispositions par les juridictions suprêmes, sont exposées dans les arrêts Bokova c. Russie (no 27879/13, §§ 26-40, 16 avril 2019), OOO KD‑Konsalting c. Russie (no 54184/11, §§ 30-33, 29 mai 2018) et Godlevskaya c. Russie (no 58176/18, §§ 27-37, 7 décembre 2021).
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 1 du protocole no 1 à LA CONVENTION
28. La requérante soutient que le transfert à l’État de son argent, ordonné consécutivement à la condamnation pénale de son époux, a emporté la violation de son droit au respect des biens protégé par l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention, ainsi libellé :
« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international. l argent a
Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les États de mettre en vigueur les lois qu’ils jugent nécessaires pour réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d’autres contributions ou des amendes. »
A. Sur la recevabilité
1. Thèses des parties
29. Le Gouvernement ne prend pas position quant à la propriété de l’argent en question, mais renvoie aux conclusions des juridictions internes à cet égard. Il soutient aussi que la requérante n’a pas usé de voies de recours effectives afin de défendre ses droits patrimoniaux :
- elle aurait pu faire appel de l’ordonnance de saisie du 27 mars 2014 ;
- elle aurait pu engager contre M. une action en partage des biens matrimoniaux, ce qui aurait permis de déterminer les parts, les biens et les dettes revenant à chaque époux, y compris quant à la somme litigieuse. En l’absence d’un tel partage, les juridictions n’avaient pas à rechercher quelle part des fonds revenait à la requérante et/ou à son époux.
30. La requérante soutient que l’argent était son bien propre. En particulier, elle argue que, M. ayant été arrêté par la police et placé en détention le 23 décembre 2013, leur vie conjugale a pris fin à cette date, ce que les juridictions civiles auraient dû établir d’office. Partant, l’argent emprunté le 29 décembre 2013 était sa dette personnelle.
31. Quant à l’épuisement des voies de recours internes, la requérante soutient qu’elle n’avait pas de raison de contester l’ordonnance de saisie car celle-ci ne lui avait pas été notifiée, et qu’en outre, elle avait vainement demandé à l’enquêteur de lui restituer cette somme. Elle estime par ailleurs qu’elle n’avait pas à engager une action en partage des biens matrimoniaux car : i) l’argent litigieux était son bien propre, insusceptible d’un tel partage ; ii) en vertu de l’article 45 du code de la famille (paragraphe 25 ci‑dessus), il incombait à l’État (créancier) d’intenter une telle action et de démontrer le cas échéant que l’argent était un bien commun.
2. Appréciation de la Cour
a) Sur l’applicabilité ratione materiae de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention
33. En l’espèce, la requérante revendique la propriété exclusive de la somme d’argent trouvée à son domicile et transférée à l’État. La Cour constate que la question relative à la propriété de l’argent a reçu des appréciations divergentes sinon contradictoires de la part des juridictions nationales. En effet :
- dans l’ordonnance de saisie - mesure provisoire fondée sur des apparences - il était indiqué que l’argent pouvait probablement appartenir à M. ;
- la juridiction pénale d’appel a estimé, sans motivation, que l’argent appartenait à M. et, en même temps, a renvoyé la requérante vers les juridictions civiles pour trancher cette question (renvoi confirmé par le juge de cassation) ;
- les juridictions civiles de fond ont conclu que l’argent était un bien commun car la requérante était mariée à M. sans contrat de mariage ;
- les juges civils de cassation ont estimé que l’argent appartenait à M. par référence aux conclusions des juridictions pénales, alors même que celles-ci avaient expressément décliné leur compétence sur cette question au profit des juridictions civiles.
34. La Cour observe cependant qu’il n’est pas contesté entre les parties que la requérante a reçu l’argent litigieux, alors qu’elle était mariée sans contrat de mariage et que le régime légal de la communauté était par conséquent applicable. Il ressort, en pareil cas, du droit interne applicable et en particulier de l’article 256 du code civil et des articles 33 et 34 du code de la famille, une propriété indivise des époux sur cet argent (paragraphes 23 et 24 ci-dessus). Le Gouvernement ne prétend d’ailleurs pas le contraire.
b) Sur l’épuisement des voies de recours internes
36. Concernant, tout d’abord, le fait que la requérante n’ait pas contesté l’ordonnance de saisie, la Cour constate que l’ingérence alléguée n’est pas constituée par la saisie provisoire, mais par la mesure définitive de transfert de l’argent à l’État (voir, pour une situation et analyse similaires, Bokova, précitée, § 50). La requérante ayant contesté cette mesure qui la privait définitivement de son bien, la Cour rejette l’exception d’irrecevabilité du Gouvernement à cet égard.
37. S’agissant, ensuite, du fait que la requérante n’a pas intenté une action en partage et n’a pas fait déterminer quelle part et quel(s) bien(s) revenaient à chacun des époux, la Cour rappelle qu’un requérant n’est obligé d’exercer que les voies de recours relatifs aux violations incriminées et susceptibles d’offrir un redressement adéquat du grief (voir, parmi beaucoup d’autres, Paksas c. Lituanie [GC], no 34932/04, § 75, CEDH 2011 (extraits)). Or, le Gouvernement n’a pas démontré qu’une action en partage des biens matrimoniaux aurait pu permettre à la requérante de recouvrer l’argent transféré à l’État. En outre, la Cour ne discerne pas la raison pour laquelle la requérante était contrainte de procéder à un partage pour pouvoir jouir des biens relevant du régime légal de la communauté. Au surplus, la Cour note que la requérante a exercé une action en reconnaissance de son droit de propriété et en restitution de l’argent qui a été rejetée (paragraphe 16 ci‑dessus). Pour ces raisons, la Cour rejette cette exception d’irrecevabilité également.
c) Conclusion
38. Constatant que le grief n’est pas manifestement mal fondé ni irrecevable pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour le déclare recevable.
B. Sur le fond
1. Thèses des parties
39. La requérante soutient qu’aucune provenance délictueuse de l’argent n’a été établie au pénal et que la question relative à la propriété de celui-ci n’a pas été examinée par les juridictions nationales. Elle considère que le transfert de l’argent à l’État a été illégal et injustifié.
40. Plus particulièrement, la requérante estime que les conclusions des juridictions nationales n’ont pas été motivées, et qu’en outre, n’ayant aucun statut procédural dans l’affaire pénale, elle n’a pas eu la possibilité d’étayer ses prétentions. À ses yeux, il était excessif et contraire au bon sens d’exiger d’elle qu’elle prouve au civil que la somme trouvée à son domicile lors de la perquisition était la même que celle qu’elle avait empruntée la veille.
41. Le Gouvernement produit des exemples de décisions judiciaires concernant des saisies provisoires basées sur l’article 115 du CPP (paragraphe 21 ci-dessus), en en déduisant qu’une « analyse systémique » de ces décisions et des dispositions de l’article 115 du CPP démontre qu’un des époux peut être privé de son bien par l’effet du jugement de condamnation pénale de l’autre époux sous réserve que ce bien ait une provenance délictueuse. Il conclut que les droits conventionnels de la requérante n’ont pas été violés.
2. Appréciation de la Cour
42. La Cour estime que l’ingérence dans le droit de la requérante au respect de ses biens relève du deuxième alinéa, in fine, de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention, concernant le pouvoir des États de mettre en œuvre des lois pour assurer le paiement des amendes.
45. La Cour constate que la somme d’argent litigieuse disposait, au début de la procédure pénale, d’un double statut : celui de preuve matérielle au sens de l’article 81 du CPP et celui d’un bien saisi en application de l’article 115 du CPP (paragraphes 7 et 8 ci‑dessus). Par la suite, le jugement de condamnation pénale de M. du 27 janvier 2015 - tel que confirmé en appel - a ordonné de transférer cet argent, dont la provenance illicite n’a pas été constatée, à l’État aux fins du paiement de l’amende pénale infligée à M. (paragraphes 10 et 12 ci-dessus).
46. Rappelant qu’il appartient au premier chef aux autorités nationales d’interpréter et d’appliquer le droit interne (Uzan et autres c. Turquie, nos 19620/05 et 3 autres, § 198, 5 mars 2019, et les références qui y sont citées), la Cour examinera la manière dont celles-ci ont justifié la légalité de ce transfert au regard de l’article 1 du Protocole no1.
47. La Cour observe tout d’abord que les juridictions internes n’ont pas précisé, dans leurs décisions, la base légale fondant le transfert forcé à l’État.
48. Elle relève ensuite que, mis à part l’article 115 du CPP, le Gouvernement n’a cité, devant elle, aucune disposition du droit interne autorisant le transfert litigieux (paragraphe 41 ci-dessus). Or la Cour a déjà jugé que l’article 115 du CPP ne vise que les saisies provisoires et non les transferts définitifs de propriété, et ne pourrait dès lors être considéré comme constituant une base légale prévisible de l’ingérence litigieuse (Godlevskaya, précitée, § 54).
49. Au demeurant, le transfert litigieux ne peut être assimilé ni à une confiscation d’armes ou de produits d’une activité criminelle au sens de l’article 104.1 du code pénal (OOO Avrora Maloetazhnoe Stroitelstvo c. Russie, no 5738/18, §§ 40-41, 7 avril 2020 ; à comparer avec les affaires citées dans l’arrêt Markus c. Lettonie (no 17483/10, § 69, 11 juin 2020)), ni à une saisie-vente des biens au profit d’une victime de l’infraction (Bokova, précité, §§ 50-51). Le Gouvernement ne soutient pas le contraire.
50. Par ailleurs, si les alinéas 11 et 12 de l’article 299 § 1 du CPP obligent le tribunal à se prononcer sur le sort des biens saisis et des preuves matérielles (paragraphe 20 ci-dessus), ils ne peuvent être considérés, en tant que tels, comme constituant une base légale suffisamment claire et prévisible au regard de l’article 1 du Protocole no 1 pour justifier la mesure. D’ailleurs, le Gouvernement n’a jamais prétendu que l’expression « se prononcer sur le sort des biens saisis et les preuves » peut être comprise comme autorisant le transfert de propriété des biens (voir, dans le même sens, Godlevskaya, précité, §§ 55-56).
51. Enfin, si l’article 81 § 3 du CPP prévoit des hypothèses où certains biens qualifiés de preuves matérielles restent acquis à l’État (s’agissant des instruments du délit pénal appartenant à la personne mise en examen, des biens obtenus par la commission de certains délits, ou encore des biens dont les possesseurs légitimes ne sont pas identifiés), tel n’était pas le cas de l’argent litigieux revendiqué par la requérante et dont la provenance illicite n’a pas été constatée dans le jugement de condamnation. Au contraire, il ressort dudit article que l’argent devait être « restitué à son possesseur légitime » déterminé par les juridictions civiles (paragraphe 18 ci-dessus).
52. La Cour constate en définitive que le Gouvernement n’a pas démontré l’existence d’une base légale suffisamment claire et prévisible susceptible de justifier l’ingérence litigieuse.
53. Certes, il eût été possible de conclure à la légalité d’un transfert forcé à l’État de l’argent appartenant à la personne pénalement condamnée à une amende s’il avait été établi que cet argent appartenait en propre à cette personne, M. en l’occurrence. La Cour note que l’État en tant que créancier disposait de la possibilité, prévue par l’article 45 § 1 du code de la famille (paragraphe 26 ci-dessus), d’engager une action en séparation des biens entre la requérante et M. pour soustraire la part de ce dernier (en argent et/ou en biens meubles ou immeubles, le cas échéant). Or force est de constater que les autorités nationales n’ont pas fait usage de cette possibilité.
54. Eu égard à tout ce qui précède, la Cour conclut que le transfert à l’État de la totalité de l’argent en question n’a pas été opéré « dans les conditions prévues par la loi » (voir, mutatis mutandis, Godlevskaya, précité, § 63). Partant, il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention. Eu égard à cette conclusion, la Cour juge inutile d’examiner le respect des autres exigences de cet article et les autres arguments des parties.
II. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
55. Aux termes de l’article 41 de la Convention :
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
56. La requérante demande pour préjudice matériel l’équivalent en euros (EUR) du montant de 15 500 000 roubles russes (RUB), ainsi qu’une somme de 3 064 650 RUB à titre d’intérêts de retard pour le remboursement du prêt. Elle demande en outre 10 000 EUR pour préjudice moral.
57. Le Gouvernement invite la Cour à rejeter l’intégralité de ces demandes.
58. La Cour rappelle qu’il n’a jamais été établi que la totalité de l’argent en question appartenait en propre à la requérante (paragraphe 34 ci‑dessus). En outre, il n’appartient pas à la Cour de déterminer la part de l’argent devant revenir à la requérante. Dans les circonstances de l’espèce, un réexamen de l’affaire par les juridictions internes représente, en principe, un moyen approprié pour remédier à la violation (voir, mutatus mutandis, Bokova, précité, § 70, et les références qui y sont citées). Dans ces conditions, la Cour rejette la demande relative au préjudice matériel.
59. Enfin, considérant que la requérante a subi un certain préjudice moral du fait de la violation, la Cour, statuant en équité, lui alloue 5 000 EUR. Elle juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
B. Frais et dépens
60. La requérante demande 60 000 RUB pour une taxe judicaire payée le 5 décembre 2016. Le Gouvernement prie la Cour de rejeter cette demande.
61. La Cour rappelle que les frais de justice ne sont recouvrables que dans la mesure où ils se rapportent à la violation constatée (Beyeler c. Italie (satisfaction équitable) [GC], no 33202/96, § 27, 28 mai 2002). En l’espèce, elle observe que la taxe judiciaire en question concerne un contentieux étranger au grief porté devant la Cour et qui s’est soldé par une décision d’extinction de l’instance. Partant, la Cour rejette cette demande.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare la requête recevable ;
2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention ;
3. Dit
a) que l’État défendeur doit verser à la requérante, dans un délai de trois mois à compter de la date à laquelle l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, 5 000 EUR (cinq mille euros), plus tout montant pouvant être dû par la requérante sur cette somme à titre d’impôt, pour dommage moral, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur au taux applicable à la date du règlement ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ce montant sera à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
4. Rejette le surplus de la demande de satisfaction équitable.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 20 septembre 2022, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Olga Chernishova Georges Ravarani
Greffière adjointe Président