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European Court of Human Rights


You are here: BAILII >> Databases >> European Court of Human Rights >> BAYDEMIR v. TURKIYE - 23445/18 (Judgment : Article 10 - Freedom of expression-{general} : Second Section) French Text [2023] ECHR 491 (13 June 2023)
URL: http://www.bailii.org/eu/cases/ECHR/2023/491.html
Cite as: ECLI:CE:ECHR:2023:0613JUD002344518, [2023] ECHR 491, CE:ECHR:2023:0613JUD002344518

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DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE BAYDEMİR c. TÜRKİYE

(Requête no 23445/18)

 

 

 

ARRÊT

Art 10 • Liberté d’expression • Sanction disciplinaire infligée par la Grande Assemblée nationale à un député pour ses déclarations à la tribune de l’Assemblée • Ingérence non prévue par la loi

 

STRASBOURG

13 juin 2023

 

 

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

 


En l’affaire Baydemir c. Türkiye,


La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une Chambrecomposée de :

          Arnfinn Bårdsen, président,
          Jovan Ilievski,
          Egidijus Kūris,
          Saadet Yüksel,
          Lorraine Schembri Orland,
          Frédéric Krenc,
          Davor Derenčinović, juges,
          et de Hasan Bakırcı, greffier de section,


Vu la requête (no 23445/18) dirigée contre la République de Türkiye et dont un ressortissant de cet État, M. Osman Baydemir (« le requérant »), a saisi la Cour en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») le 8 mai 2018,


Vu la décision de porter à la connaissance du gouvernement turc (« le Gouvernement ») les griefs de violation des articles 10 et 13 de la Convention et de déclarer la requête irrecevable pour le surplus,


Vu les observations communiquées par le gouvernement défendeur et celles communiquées en réplique par le requérant,


Vu les commentaires soumis par l’Association pour la liberté d’expression (İfade Özgürlüğü Derneği), que le président de la section avait autorisée à se porter tierce intervenante (article 36 § 2 de la Convention et article 44 § 2 du Règlement de la Cour),


Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 23 mai 2023,


Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

INTRODUCTION


1.  L’affaire concerne l’infliction par la Grande Assemblée nationale de Türkiye au requérant, député à l’époque des faits, d’une sanction disciplinaire sous la forme d’une exclusion pour deux sessions parlementaires assortie d’une retenue des deux tiers des indemnités mensuelles de député à raison de certaines déclarations qu’il avait faites à la tribune de l’Assemblée. Le requérant allègue que cette sanction constitue une atteinte à son droit à la liberté d’expression, protégé par l’article 10 de la Convention.

EN FAIT


2.  Le requérant est né en 1971 et résidait à Diyarbakır à la date d’introduction de la requête. Il a été représenté par Me S. Çelebi, avocat à Diyarbakır.


3.  Le Gouvernement a été représenté par son agent, M. Hacı Ali Açıkgül, chef du service des droits de l’homme au ministère de la Justice de Türkiye.


4.  À l’époque des faits, le requérant était député à la Grande Assemblée nationale de Türkiye (« l’Assemblée nationale ») et membre du Parti démocratique des peuples (HDP), un parti politique pro-kurde de gauche.


5.  Le 13 décembre 2017, le requérant prit la parole à la tribune de l’Assemblée nationale au nom du groupe parlementaire de son parti afin de présenter ses observations dans le cadre des débats parlementaires relatifs au projet de loi du budget de l’année 2018 et au projet de loi du compte définitif au titre de l’année 2016. Un autre député tint ensuite des propos critiques visant principalement le discours du requérant. Celui-ci reprit alors la parole et fit, entre autres, la déclaration suivante :

 « (...) Regardez, [Madame la présidente], je suis aujourd’hui ici, demain je ne serai pas ici. Aujourd’hui, vous êtes ici, demain vous pouvez ne pas être ici. Mais nous avons un rôle, nous avons une mission. J’ai un tel rôle (...) en tant qu’enfant du peuple kurde et en tant que représentant venant du Kurdistan. »

(Un autre député cria à ce moment-là plusieurs fois : « Où est le Kurdistan, Monsieur Osman ? où est-il ici ? »)

« [C’est ainsi que je conçois mon rôle]. Que ce toit soit le toit commun du Turc et du Kurde. Que ce toit soit le toit commun de tous. Si vous excluez les Kurdes, si vous ignorez les Kurdes, si vous mettez les Kurdes en prison, c’est finalement l’ensemble des 80 millions [d’habitants] qui seront perdants. Venez, construisons un régime politique où personne ne sera perdant. »


6.  Plusieurs députés, y compris la présidente de la session, réagirent à cette déclaration et interpellèrent le requérant en lançant, entre autres : « Le Kurdistan n’existe pas » et « Où est le Kurdistan ? ». Le requérant, revenu à sa place, répondit à ces interventions en pointant du doigt sa poitrine et en disant : « Le voici, Madame la présidente : le voici, le Kurdistan ».


7.  La vice-présidente de l’Assemblée nationale, présidente de la session en question, déclara alors : « Vous n’êtes pas ici un représentant du Kurdistan : vous êtes ici en tant que député de Şanlıurfa, qui est une province de la République de Türkiye, Monsieur Baydemir. Ne l’oubliez plus, s’il vous plaît, lorsque vous venez parler à cette tribune ».


8.  Un député soutint que les déclarations du requérant citées ci-dessus contrevenaient à l’article 161 du règlement intérieur de l’Assemblée nationale en ce que le requérant y aurait fait référence au Kurdistan comme à une région administrative de Türkiye (paragraphe 16 ci-dessous).


9.  S’ensuivirent de vifs débats, à l’issue desquels la présidente de la session déclara que la phrase « J’ai un tel rôle (...) en tant qu’enfant du peuple kurde et en tant que représentant venant du Kurdistan » telle que prononcée par le requérant relevait du champ d’application de l’article 161 (3) du règlement intérieur de l’Assemblée nationale (paragraphe 16 ci-dessous) et était passible de la sanction disciplinaire d’exclusion temporaire du parlement. Elle invita le requérant ou un autre député le représentant à donner des explications à ce sujet avant qu’elle ne propose au vote la sanction en question.


10.  Après qu’un député du parti du requérant et l’intéressé lui-même eurent présenté leurs observations à ce sujet, la vice-présidente de l’Assemblée nationale proposa au vote l’application au requérant, pour deux sessions, de la sanction d’exclusion temporaire de l’Assemblée nationale prévue par l’article 161 (3) du règlement intérieur (paragraphe 16 ci-dessous) au motif que l’intéressé aurait fait des « déclarations (tanımlama) incompatibles avec la structure administrative de la République de Türkiye telle que fixée par la Constitution conformément au principe de l’intégrité indivisible de l’État du point de vue de son territoire et de sa nation ». L’assemblée plénière de l’Assemblée nationale se prononça à la majorité en faveur de l’infliction au requérant de la sanction en question.


11.  Celle-ci fut exécutée au titre de la session parlementaire du jour – le requérant ayant, à l’invitation de la présidente de la session, quitté l’enceinte parlementaire après l’adoption de ladite sanction – et de celle du lendemain. En application de l’article 163 § 5 du règlement intérieur de l’Assemblée nationale (paragraphe 18 ci-dessous), les deux tiers du montant mensuel de l’indemnité de député et de l’allocation de déplacement du requérant furent prélevés des salaires versés à l’intéressé aux mois de janvier, février et mars 2018, ce qui représentait une retenue totale de 12 322 livres turques (environ 2 600 euros à la date pertinente).


12.  Le 11 janvier 2018, le requérant introduisit un recours individuel devant la Cour constitutionnelle, alléguant que la sanction qui lui avait été infligée pour les déclarations qu’il avait faites dans le cadre des travaux législatifs avait porté atteinte à son droit à la liberté d’expression.


13.  Le 27 octobre 2022, l’assemblée plénière de la Cour constitutionnelle, composée des quinze membres de la juridiction, déclara, à la majorité (neuf voix contre six), le recours individuel du requérant irrecevable pour incompatibilité ratione materiae. La Cour constitutionnelle considéra en effet que la décision de sanction visant le requérant ayant été adoptée par un vote de l’assemblée législative, il s’agissait d’une décision parlementaire constituant un acte législatif exclu du contrôle judiciaire en vertu de l’article 45 § 3 de la loi no 6216 (paragraphe 20 ci-dessous), et que cette décision ne pouvait donc pas faire l’objet d’un recours individuel.

LE CADRE JURIDIQUE INTERNE PERTINENT

I.        Les dispositions pertinentes de la constitution


14.  L’article 80 de la Constitution énonce :

« Les membres de la Grande Assemblée nationale de Türkiye représentent la nation entière et non les régions ou personnes qui les ont élus. »

15.  L’article 83 de la Constitution, consacré à l’immunité parlementaire, se lit comme suit :

« Les membres de la Grande Assemblée nationale de Türkiye ne peuvent être tenus pour responsables ni des votes émis ou des paroles prononcées par eux lors des travaux de l’Assemblée, ni des opinions qu’ils professent à l’Assemblée, ni de la répétition ou diffusion de ceux-ci en dehors de l’Assemblée, à moins que l’Assemblée n’en ait décidé autrement au cours d’une séance tenue sur proposition du conseil de la présidence.

(...) »

II.     le Règlement intérieur de la Grande Assemblée nationale de Türkİye


16.  L’article 161 du règlement intérieur de la Grande Assemblée nationale de Türkiye, intitulé « Exclusion temporaire de l’Assemblée », était libellé comme suit dans sa version en vigueur à l’époque des faits :

« La sanction d’exclusion temporaire de l’Assemblée est prononcée dans les cas suivants :

(...)

3.  Insulte ou injure au Président de la République, à la Grande Assemblée nationale de Türkiye, à son président, à un membre du conseil de la présidence, au vice-président faisant fonction de président de séance, à un député, à l’histoire et au passé commun de la nation turque ou à l’ordre constitutionnel tel qu’établi par les quatre premiers articles de la Constitution ; tenue, en séance, de propos comportant des déclarations (tanımlama) incompatibles avec la structure administrative de la République de Türkiye telle que fixée par la Constitution conformément au principe de l’intégrité indivisible de l’État du point de vue de son territoire et de sa nation.

(...) »


17.  L’article 162 du règlement intérieur, intitulé « Conséquences de l’exclusion temporaire de l’Assemblée », se lit comme suit :

« La sanction d’exclusion temporaire de l’Assemblée est prononcée pour un maximum de trois sessions.

Cette sanction est exécutée dès qu’elle est prononcée. Si le député frappé de cette sanction refuse de l’exécuter, le président clôt immédiatement la séance et demande aux [administrateurs] de faire sortir ledit député de la salle.

Le député qui a été frappé de cette sanction ne participe pas aux travaux de l’Assemblée plénière, des commissions, du conseil de la présidence ni du conseil consultatif de la Grande Assemblée nationale de Türkiye pendant la durée d’exécution de ladite sanction. »


18.  La partie pertinente de l’article 163 du règlement intérieur, intitulé « Défense, excuse et retenue dans les cas de sanctions disciplinaires », était ainsi libellée dans sa rédaction en vigueur à l’époque des faits :

« Les sanctions de blâme et d’exclusion temporaire de l’Assemblée sont décidées par l’Assemblée plénière sur proposition du président, sans débat, par un vote [à main levée].

Le député qui fait l’objet d’une telle proposition de sanction a le droit de se défendre ou de se faire défendre par un ami.

Les sanctions de blâme et d’exclusion temporaire de l’Assemblée sont consignées dans le résumé du procès-verbal.

Si le député qui a été condamné à l’exclusion temporaire de l’Assemblée (...) formule expressément des excuses à la tribune, il se voit accorder le droit d’entrer à l’Assemblée dès la session suivante.

Est opérée une retenue d’un tiers du montant mensuel de l’indemnité et de l’allocation de déplacement du député condamné au blâme et de deux tiers du montant mensuel de l’indemnité et de l’allocation de déplacement du député condamné à l’exclusion temporaire de l’Assemblée.

(...) »

III.   L’arrêt de la Cour constitutionnelle du 17 octobre 2018


19.  La retenue des « deux tiers du montant mensuel de l’indemnité et de l’allocation de déplacement du député condamné à l’exclusion temporaire de l’Assemblée » prévue à l’article 163 § 5 du règlement intérieur a été annulée par un arrêt du 17 octobre 2018 de la Cour constitutionnelle (E : 2017/162, K : 2018/100) pour autant que la disposition s’appliquait au cas, figurant parmi d’autres à l’alinéa 3 de l’article 161 du règlement intérieur, d’un député sanctionné pour « déclarations (tanımlama) incompatibles avec la structure administrative de la République de Türkiye telle que fixée par la Constitution conformément au principe de l’intégrité indivisible de l’État du point de vue de son territoire et de sa nation ».


20.  Les parties pertinentes de cet arrêt de la Cour constitutionnelle se lisent comme suit :

« (...)

113.  Il est clair que la liberté d’expression est particulièrement précieuse pour les élus qui représentent leurs électeurs, se font l’écho dans l’arène politique des demandes, préoccupations et opinions desdits électeurs et défendent les intérêts de ceux-ci. En effet, c’est dans la mesure où les députés peuvent exprimer librement leurs points de vue et leurs opinions qu’ils sont à même de représenter leurs électeurs et de participer correctement aux activités de législation et de contrôle. C’est la raison pour laquelle l’immunité parlementaire a été instituée : elle vise à renforcer la protection de la liberté d’expression des députés, pour lesquels la garantie d’un tel droit revêt une importance particulière. Cette importance explique que la violation de l’immunité parlementaire entraîne des conséquences beaucoup plus graves que la violation de la liberté d’expression.

114.  La règle contestée fonde la retenue des deux tiers des montants mensuels de l’indemnité et de l’allocation de déplacement du député sur un motif vague, abstrait et imprévisible, sans lien aucun avec le souci de garantir que le travail parlementaire se déroule dans une certaine [discipline], à savoir sur le fait de faire des « déclarations (tanımlama) incompatibles avec la structure administrative de la République de Türkiye telle que fixée par la Constitution conformément au principe de l’intégrité indivisible de l’État du point de vue de son territoire et de sa nation ».

115.  En raison de l’imprécision de la définition susmentionnée, il revient à la majorité de l’Assemblée de décider si les mots et expressions utilisés lors des débats parlementaires entrent ou non dans un tel cadre. Cette situation peut faire peser, notamment sur les députés de l’opposition, la menace de se voir pénaliser par la majorité, et les empêcher de participer correctement aux activités de législation et [de] contrôle. Aussi une telle règle, susceptible de réduire au silence les parlementaires de l’opposition par la menace d’une sanction, est-elle incompatible avec le principe d’un État démocratique.

116.  Par ailleurs, les articles 26 et 83 de la Constitution garantissent que les parlementaires puissent exprimer en matière de structure administrative des idées ou des conceptions qui se distinguent de celles adoptées par la majorité ou s’opposent à elles. Dans un État démocratique, les parlementaires doivent avoir la liberté de défendre toutes sortes de vues et d’opinions, à condition qu’elles soient pacifiques, et de faire toutes sortes de déclarations, aussi dissidentes soient-elles, faute de quoi il n’est pas possible de parler d’une démocratie pluraliste. La seule limite en la matière est que les propos en question ne doivent pas exprimer d’idées qui ressortissent au racisme, au discours de haine, à la propagande de guerre, à l’incitation ou à la provocation à la violence, à l’appel à l’insurrection ou à la justification d’actes terroristes, lesquelles idées ne sauraient, dans un État démocratique, entrer dans le champ du droit à la liberté d’expression.

117.  Dans ce contexte, il est entendu que la règle [en question] stipule que le fait pour un député de faire une déclaration ambiguë et imprévisible constitue un motif de retenue de l’indemnité et de l’allocation de déplacement de l’intéressé, sans qu’il soit nécessaire à cette fin que les propos en cause expriment des idées qui ressortissent au racisme, au discours de haine, à la propagande de guerre, à l’incitation ou à la provocation à la violence, à l’appel à l’insurrection ou à la justification d’actes terroristes. Si l’on considère que cet aspect de la règle fait peser sur les députés la menace permanente d’une sanction à raison de déclarations relevant de la formulation d’une opinion, il est clair qu’il rend la liberté d’expression en général et l’immunité parlementaire en particulier inutilisables et vides de sens pour les députés. Dans ces conditions, on ne saurait affirmer que la réglementation en cause constitue une restriction visant à répondre à un besoin social impérieux dans une société démocratique.

118.  D’autre part, en violant la liberté d’expression et en rendant l’immunité parlementaire inefficace, la règle en question prive les députés de la possibilité d’accomplir sans crainte et en toute liberté leurs devoirs de législation et de contrôle. Il en ressort clairement que ladite règle complique de manière significative l’exercice des devoirs et des pouvoirs des parlementaires tels que spécifiés à l’article 87 de la Constitution.

119.  Pour les raisons exposées ci-dessus, la règle [en cause] est contraire aux articles 2, 13, 26, 83 et 87 de la Constitution pour autant qu’elle s’applique au cas, prévu au chiffre 3 de l’article 161 du règlement intérieur, d’un député sanctionné pour « déclarations (tanımlama) incompatibles avec la structure administrative de la République de Türkiye telle que fixée par la Constitution conformément au principe de l’intégrité indivisible de l’État du point de vue de son territoire et de sa nation ». Elle doit être annulée (...) »

IV.  les dispositions du droit interne relatives au droit de recours individuel devant la Cour constitutionnelle


21.  L’article 45 de la loi no 6216 sur la Cour constitutionnelle et ses règles de procédure, intitulé « Le droit de recours individuel », se lit comme suit :

« 1)  Toute personne s’estimant lésée par la puissance publique dans l’un de ses droits et libertés fondamentaux protégés par la Constitution et garantis par la Convention européenne des droits de l’homme et les Protocoles que la Turquie a ratifiés peut former un recours devant la Cour constitutionnelle.

2)  Le recours individuel ne peut être introduit qu’après l’épuisement des voies de recours administratives et judiciaires prévues par la loi pour l’acte, la voie de fait ou la négligence dénoncés.

3)  Un recours individuel ne peut être introduit directement contre les actes législatifs ou les actes administratifs à caractère général ; les décisions de la Cour constitutionnelle et les actes exclus du contrôle judiciaire au regard de la Constitution ne peuvent pas non plus faire l’objet d’un recours individuel. »


22.  Pour d’autres dispositions du droit interne relatives au droit de recours individuel devant la Cour constitutionnelle, voir Hasan Uzun c. Türkiye ((déc.), no 10755/13, §§ 7-27, 30 avril 2013).


23.  Les éléments de droit comparé et de droit international pertinents sont exposés aux paragraphes 42 à 61 de l’arrêt Karácsony et autres c. Hongrie ([GC], no 42461/13, 17 mai 2016).

EN DROIT

I.        SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 10 DE LA CONVENTION


24.  Le requérant allègue que la sanction qui lui a été infligée pour des propos tenus par lui à la tribune de l’Assemblée lors de débats parlementaires s’analyse en une atteinte à son droit à la liberté d’expression. Il soutient que les déclarations en question visaient la région géographique dans laquelle vit le peuple kurde et qu’elles devaient être considérées comme relevant du droit à la liberté d’expression. Il invoque l’article 10 de la Convention, qui est ainsi libellé :

« 1.  Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière. Le présent article n’empêche pas les États de soumettre les entreprises de radiodiffusion, de cinéma ou de télévision à un régime d’autorisations.

2.  L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire. »

A.    Sur la recevabilité


25.  Le Gouvernement soulève deux exceptions d’irrecevabilité, l’une de non-épuisement des voies de recours internes, l’autre de défaut de qualité de victime du requérant. En ce qui concerne la première exception, il explique que le recours individuel introduit par le requérant devant la Cour constitutionnelle était toujours pendant à la date à laquelle il a soumis ses observations. Pour ce qui est de la deuxième exception, le Gouvernement argue d’une part que le requérant n’a subi aucune conséquence négative autre que l’exclusion pour deux sessions parlementaires et la retenue des deux tiers des indemnités mensuelles de l’intéressé, d’autre part que la sanction d’exclusion ayant été appliquée dès la session où elle avait été infligée, le requérant a été privé de la participation à la seule session plénière suivante, et enfin que celui-ci n’allègue pas que la sanction litigieuse l’ait empêché de participer à d’autres activités parlementaires. En conséquence, le Gouvernement soutient qu’en l’espèce il n’y a pas eu ingérence dans le droit du requérant à la liberté d’expression, si bien que l’intéressé ne peut, selon lui, prétendre au statut de victime.


26.  Le requérant conteste les exceptions soulevées par Gouvernement. Il indique, pour ce qui est de la première exception, que la voie d’un recours individuel devant la Cour constitutionnelle ne lui était pas accessible, étant donné, explique-t-il, que la législation définissant la compétence de ladite cour sur recours individuel exclut l’examen par elle d’actes législatifs. Il précise à cet égard que c’est pour vérifier cette règle qu’il a introduit un tel recours. Quant à la deuxième exception, il soutient qu’outre l’amende pécuniaire dont il a été frappé à raison de la sanction litigieuse, il a été privé de la possibilité de représenter ses électeurs lors de deux sessions parlementaires portant sur le processus d’adoption de deux lois, et il ajoute que l’existence d’autres conséquences négatives n’est pas nécessaire aux fins d’établir son statut de victime en l’espèce.


27.  En ce qui concerne l’exception de non-épuisement des voies de recours internes, la Cour note que la Cour constitutionnelle s’est déclarée incompétente ratione materiae pour examiner le recours individuel introduit par le requérant à la suite de la sanction infligée par l’Assemblée nationale (paragraphe 13 ci-dessus) et qu’en conséquence le recours individuel devant la Cour constitutionnelle ne doit pas être considéré comme une voie de recours effective que le requérant était tenu d’exercer pour contester ladite sanction. Partant, il convient de rejeter cette exception.


28.  Quant à l’exception de défaut de qualité de victime, la Cour note que la sanction litigieuse a privé le requérant de la possibilité de participer à deux sessions parlementaires ainsi que d’une partie considérable de ses indemnités mensuelles de député, désavantage important propre à établir la qualité de victime de l’intéressé. Elle estime qu’il convient donc de rejeter cette exception également.


29.  Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé ni irrecevable pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour le déclare recevable.

B.    Sur le fond

1.     Arguments des parties

a)      Le requérant

30.  Le requérant soutient qu’il a été sanctionné pour avoir utilisé le mot « Kurdistan » dans son discours devant l’Assemblée nationale.


31.  Il allègue que l’article 161 (3) du règlement intérieur de l’Assemblée nationale, sur lequel se basait la sanction qui lui a été infligée, n’était pas accessible ni prévisible dans son application, et que les dispositions de l’article 163 § 5 du même règlement relatives aux sanctions applicables aux députés étaient également d’un caractère vague.

b)      Le Gouvernement


32.  Se fondant sur les arguments qu’il a déjà présentés au titre de la recevabilité du grief, le Gouvernement soutient qu’il n’y a pas eu ingérence dans le droit du requérant à la liberté d’expression.


33.  Pour le cas où l’existence d’une ingérence serait admise par la Cour, le Gouvernement explique la disposition sur laquelle se fondait la sanction infligée au requérant sous la forme d’une exclusion de l’Assemblée pour deux sessions parlementaires à raison de déclarations incompatibles avec la structure administrative de la République de Türkiye, à savoir l’article 161 (3) du règlement intérieur de l’Assemblée nationale, était rédigée d’une manière suffisamment claire et compréhensible, reposait sur des concepts bien définis, et exposait la nature et les conséquences de l’acte répréhensible.


34.  Il indique en outre que la retenue des deux tiers du montant mensuel de l’indemnité de député et de l’allocation de déplacement du requérant a été décidée en application de l’article 163 § 5 du règlement intérieur et qu’elle constituait une conséquence de la sanction d’exclusion des sessions parlementaires, et non une sanction séparée et indépendante.


35.  Le Gouvernement estime par conséquent que l’ingérence litigieuse avait une base légale, à savoir les articles 161 (3) et 163 § 5 du règlement intérieur de l’Assemblée nationale, et que ces dispositions répondaient aux exigences de clarté, d’accessibilité et de prévisibilité.

c)       Tiers intervenant


36.  L’Association pour la liberté d’expression (İfade Özgürlüğü Derneği) soutient que, compte tenu de l’importance cruciale de la liberté d’expression des parlementaires dans une société démocratique, les règles procédurales en vertu desquelles les députés sont susceptibles d’être sanctionnés pour les propos qu’ils tiennent en séance ne doivent laisser aux autorités qu’une marge d’appréciation étroite et soumise à un contrôle strict. Elle allègue en particulier que les dispositions sur le fondement desquelles la sanction litigieuse a été infligée au requérant pour ses déclarations à l’Assemblée nationale étaient imprévisibles, compte tenu des termes larges et vagues dans lesquels lesdites dispositions étaient libellées.

2.     Appréciation de la Cour

a)      Principes généraux


37.  La Cour rappelle qu’elle a constamment souligné dans sa jurisprudence l’importance de la liberté d’expression des parlementaires, vecteurs par excellence du discours politique. Dans son arrêt Castells c. Espagne (23 avril 1992, § 42, série A no 236), qui portait sur la condamnation d’un sénateur qui avait insulté le gouvernement dans un article de presse, elle a dit :

« [p]récieuse pour chacun, la liberté d’expression l’est tout particulièrement pour un élu du peuple ; il représente ses électeurs, signale leurs préoccupations et défend leurs intérêts. Partant, des ingérences dans la liberté d’expression d’un parlementaire de l’opposition (...) commandent à la Cour de se livrer à un contrôle des plus stricts. »


38.  Ces principes ont été confirmés dans un certain nombre d’affaires relatives à la liberté d’expression de membres de parlements nationaux ou régionaux (voir, entre autres, Selahattin Demirtaş c. Turquie (no 2) [GC], no 14305/17, § 243, 22 décembre 2020, Karácsony et autres c. Hongrie [GC], nos 42461/13 et 44357/13, § 137, 17 mai 2016, Jerusalem c. Autriche, nos 26958/95, § 36, CEDH 2001‑II, Féret c. Belgique, no 15615/07, § 65, 16 juillet 2009, et Otegi Mondragon c. Espagne, no 2034/07, § 50, CEDH 2011), ainsi que dans une série d’affaires portant sur des restrictions au droit d’accès à un tribunal par l’effet de l’immunité parlementaire (A. c. Royaume-Uni, no 35373/97, § 79, CEDH 2002, Cordova c. Italie (no 1), no 40877/98, § 59, CEDH 2003‑I, Cordova c. Italie (no 2), no 45649/99, § 60, CEDH 2003‑I (extraits), Zollmann c. Royaume-Uni (déc.), no 62902/00, CEDH 2003‑XII, De Jorio c. Italie, no 73936/01, § 52, 3 juin 2004, Patrono, Cascini et Stefanelli c. Italie, no 10180/04, § 61, 20 avril 2006, et C.G.I.L. et Cofferati c. Italie, no 46967/07, § 71, 24 février 2009).


39.  À ce titre, il ne fait aucun doute que tout propos tenu par un député appelle un haut degré de protection (Karácsony et autres, précité, § 138). La règle de l’immunité parlementaire, en particulier, atteste ce haut degré de protection, dans la mesure notamment où elle tend à protéger l’opposition parlementaire (Selahattin Demirtaş (no 2), précité, § 244). En effet, la majorité ne saurait s’appuyer sur les règles régissant le fonctionnement interne du Parlement pour abuser de sa position dominante à l’égard de l’opposition. La Cour estime important de protéger la minorité parlementaire de tout abus de la majorité. Elle examinera donc avec un soin particulier toute mesure qui apparaîtrait jouer uniquement ou principalement en défaveur de l’opposition (Karácsony et autres, précité, § 147).


40.  Cela étant, la liberté de discussion politique ne revêt assurément pas un caractère absolu (Castells, précité, § 46). La Cour a déjà indiqué qu’une certaine réglementation peut être considérée comme nécessaire afin de prévenir des formes d’expression telles que des appels directs ou indirects à la violence (Karácsony et autres, précité, § 140). Toutefois, dans le but de vérifier que la liberté d’expression demeure préservée, le contrôle opéré par la Cour doit en ce cas être plus rigoureux (Pastörs c. Allemagne, no 55225/14, § 38, 3 octobre 2019 et Selahattin Demirtaş (no 2), précité, § 245).

b)      Application de ces principes en l’espèce

i.        Sur l’existence d’une ingérence


41.  En l’espèce, la Cour note que, à la suite d’un discours prononcé par le requérant à la tribune de l’Assemblée nationale, l’Assemblée plénière, sur la proposition de la présidente de la session parlementaire, a voté l’infliction à l’intéressé d’une sanction d’exclusion pour deux sessions parlementaires, assortie de la retenue des deux tiers de ses indemnités mensuelles de député, à raison du contenu de certaines des déclarations faites par le requérant dans un discours à la tribune (paragraphe 10 ci-dessus).


42.  La Cour considère qu’une telle sanction s’analyse en une ingérence dans le droit de l’intéressé à la liberté d’expression (Karácsony et autres, précité, § 120 et Szanyi c. Hongrie, no 35493/13, § 26, 8 novembre 2016).

ii.      Sur la justification de lingérence


43.  Pour être justifiée, une ingérence dans l’exercice du droit à la liberté d’expression doit être « prévue par la loi », viser un ou plusieurs des buts légitimes mentionnés au paragraphe 2 de l’article 10 de la Convention, et être « nécessaire dans une société démocratique ».


44.  La Cour rappelle que les mots « prévue par la loi » contenus au deuxième paragraphe de l’article 10 non seulement imposent que la mesure incriminée ait une base légale en droit interne, mais visent aussi la qualité de la loi en cause : ainsi, celle-ci doit être accessible aux justiciables et prévisible dans ses effets (voir, parmi d’autres, Maestri c. Italie [GC], no 39748/98, § 30, CEDH 2004‑I, Delfi AS c. Estonie [GC], no 64569/09, § 120, CEDH 2015, et Satakunnan Markkinapörssi Oy et Satamedia Oy c. Finlande [GC], no 931/13, § 142, 27 juin 2017 et NIT S.R.L. c. République de Moldova [GC], no 28470/12, § 158, 5 avril 2022).


45.  En ce qui concerne l’exigence de prévisibilité, la Cour a dit à maintes reprises qu’on ne peut considérer comme une « loi » au sens de l’article 10 § 2 qu’une norme énoncée avec assez de précision pour permettre au justiciable de régler sa conduite. En s’entourant au besoin de conseils éclairés, celui-ci doit être à même de prévoir, à un degré raisonnable dans les circonstances de la cause, les conséquences qui peuvent découler d’un acte déterminé (NIT S.R.L., précité, § 159).


46.  La fonction de décision confiée aux tribunaux nationaux sert précisément à dissiper les doutes qui pourraient subsister quant à l’interprétation des normes ; le pouvoir qu’a la Cour de contrôler le respect du droit interne est donc limité, puisqu’il incombe au premier chef aux autorités nationales, et singulièrement aux cours et tribunaux, d’interpréter et d’appliquer le droit interne (voir, parmi d’autres, Kudrevičius et autres c. Lituanie [GC], no 37553/05, § 110, CEDH 2015 et Satakunnan Markkinapörssi Oy et Satamedia Oy, précité, § 144). De plus, le niveau de précision de la législation interne - qui ne peut prévoir toutes les hypothèses - dépend dans une large mesure du contenu de la loi en question, du domaine qu’elle est censée couvrir et du nombre et du statut de ceux à qui elle s’adresse (Delfi AS, précité , § 122, Kudrevičius et autres, précité, § 110, Satakunnan Markkinapörssi Oy et Satamedia Oy, précité, § 144 et NIT S.R.L., précité, § 160).


47.  Dans la présente affaire, la Cour observe que la sanction d’exclusion pour deux sessions parlementaires a été imposée au requérant en application de l’article 161 (3) du règlement intérieur de l’Assemblée nationale (paragraphe 10 ci-dessus) et qu’elle visait l’acte, tel que défini par cette disposition, consistant à faire des « déclarations (tanımlama) incompatibles avec la structure administrative de la République de Türkiye telle que fixée par la Constitution conformément au principe de l’intégrité indivisible de l’État du point de vue de son territoire et de sa nation » (paragraphe 16 ci-dessus). Elle note qu’une retenue de deux tiers des indemnités mensuelles de député a en outre été appliquée à l’intéressé au motif que l’article 163 § 5 du règlement intérieur (paragraphe 18 ci-dessus) prévoyait une telle retenue comme une conséquence automatique de l’infliction de la sanction d’exclusion pour deux sessions parlementaires.


48.  Le requérant allègue que les articles 161 (3) et 163 § 5 du règlement intérieur de l’Assemblée nationale, rédigés selon lui dans des termes larges et vagues, ne répondaient pas à l’exigence de prévisibilité (paragraphe 31 ci-dessus).


49.  Selon la jurisprudence constante de la Cour, l’exigence de prévisibilité requiert du droit interne qu’il offre une certaine protection contre des atteintes arbitraires de la puissance publique aux droits garantis par la Convention. Lorsqu’il s’agit de questions touchant aux droits fondamentaux, la loi irait à l’encontre de la prééminence du droit, qui constitue l’un des principes fondamentaux d’une société démocratique consacrés par la Convention, si le pouvoir d’appréciation accordé à l’exécutif ne connaissait pas de limite. En conséquence, elle doit définir l’étendue et les modalités d’exercice d’un tel pouvoir avec une netteté suffisante (voir, parmi beaucoup d’autres, Sunday Times c. Royaume-Uni (no 1), 26 avril 1979, § 49, série A no 30, Maestri, précité, § 30, et Akdeniz et autres c. Turquie, nos 41139/15 et 41146/15, § 92, 4 mai 2021).


50.  En l’espèce, se pose la question de savoir si, au moment où la sanction litigieuse a été adoptée contre le requérant par l’Assemblée nationale, les dispositions susmentionnées du règlement intérieur de l’Assemblée nationale constituaient des normes claires et précises de nature à permettre au requérant de régler sa conduite en la matière.


51.  La Cour observe d’emblée que par un arrêt du 17 octobre 2018, la Cour constitutionnelle, saisie d’une demande de contrôle de constitutionnalité de la partie du paragraphe 5 de l’article 163 du règlement intérieur de l’Assemblée nationale, a annulé l’expression « deux tiers du montant mensuel de l’indemnité et de l’allocation de déplacement du député condamné à l’exclusion temporaire de l’Assemblée », figurant dans cette disposition, pour autant qu’elle s’appliquait aux « déclarations (tanımlama) incompatibles avec la structure administrative de la République de Türkiye telle que fixée par la Constitution conformément au principe de l’intégrité indivisible de l’État du point de vue de son territoire et de sa nation » (paragraphe 19
ci-dessus). Dans sa motivation, la haute juridiction a développé des considérations sur la qualité de la loi de ce dernier passage contenu à l’article 161 (3) du règlement intérieur (paragraphe 20 ci-dessus). Elle a notamment qualifié ce passage de vague, abstrait et imprévisible (ibidem). Elle a en outre estimé que l’imprécision de cette disposition, susceptible selon elle d’entraîner, notamment pour les députés de l’opposition, la menace de se voir pénaliser par la majorité, était incompatible avec le principe d’un État démocratique (ibidem).


52.  La Cour constitutionnelle a par ailleurs souligné dans ce contexte que les parlementaires devaient être libres d’exprimer en matière de structure administrative de l’État des idées ou opinions qui se démarquent ou vont à l’encontre de celles de la majorité et, d’une manière générale, de faire toutes sortes de déclarations divergentes, à condition qu’elles n’incitent pas à la violence ni ne constituent un discours de haine (ibidem). Elle a ainsi estimé que sanctionner les déclarations des députés pour un motif formulé d’une manière ambiguë et imprévisible, tel que « déclarations (tanımlama) incompatibles avec la structure administrative de la République de Türkiye telle que fixée par la Constitution conformément au principe de l’intégrité indivisible de l’État du point de vue de son territoire et de sa nation », rendait la liberté d’expression en général et l’immunité parlementaire en particulier inutilisables et vides de sens pour les députés (ibidem).


53.  La Cour fait siennes les conclusions susmentionnées de la Cour constitutionnelle relatives au défaut de qualité de loi de l’article 161 (3) du règlement intérieur de l’Assemblée nationale – lequel constituait la base légale principale de la sanction infligée au requérant en l’espèce – prévoyant qu’un député pût être sanctionné pour « déclarations (tanımlama) incompatibles avec la structure administrative de la République de Türkiye telle que fixée par la Constitution conformément au principe de l’intégrité indivisible de l’État du point de vue de son territoire et de sa nation » (voir, mutatis mutandis, Akdeniz et autres, précité, § 96).


54.  Dans ces circonstances, la Cour juge que l’ingérence litigieuse n’était pas « prévue par la loi » au sens du paragraphe 2 de l’article 10 de la Convention, la base légale de l’ingérence étant, comme l’a noté la Cour constitutionnelle, trop ambiguë et trop imprévisible pour permettre au requérant de jouir du degré de protection qu’exige la prééminence du droit dans une société démocratique.


55.  Eu égard à cette conclusion, elle considère qu’il n’y a pas lieu de vérifier si les autres conditions requises par le paragraphe 2 de l’article 10 de la Convention – à savoir l’existence d’un but légitime et la nécessité de l’ingérence dans une société démocratique – ont été respectées en l’espèce.


56.  Partant, il y a eu violation de l’article 10 de la Convention.

II.     SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 13 DE LA CONVENTION


57.  Le requérant se plaint en outre que le droit interne ne lui ait pas offert de recours pour contester la mesure disciplinaire dirigée contre lui. Il invoque l’article 13 de la Convention, qui est libellé comme suit :

« Toute personne dont les droits et libertés reconnus dans la (...) Convention ont été violés, a droit à l’octroi d’un recours effectif devant une instance nationale, alors même que la violation aurait été commise par des personnes agissant dans l’exercice de leurs fonctions officielles. »


58.  Eu égard à son constat de violation de l’article 10 de la Convention (paragraphe 56 ci-dessus) et aux motifs qui le justifient, la Cour conclut qu’il n’y a pas lieu d’examiner séparément le grief soulevé par le requérant sur le terrain de l’article 13 de la Convention (voir, mutatis mutandis, Karácsony et autres, précité, § 174 et Szanyi, précité, § 49).

III.   SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION


59.  Aux termes de l’article 41 de la Convention :

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A.    Dommage


60.  Le requérant demande 1 400 euros (EUR) – somme correspondant selon lui à la retenue opérée sur ses indemnités de député en conséquence de la sanction qui lui a été infligée – au titre du dommage matériel et 25 000 EUR pour le dommage moral qu’il estime avoir subi.


61.  Le Gouvernement soutient qu’il n’y a pas de lien de causalité entre la violation alléguée et la demande présentée au titre du dommage matériel, qu’il considère d’ailleurs comme non étayée. Il argue en outre que la demande relative au dommage moral est non étayée et excessive et qu’elle ne correspond pas aux montants qui se dégagent de la jurisprudence de la Cour.


62.  Compte tenu du lien de causalité entre la violation constatée et le dommage matériel allégué, la Cour octroie au requérant l’intégralité du montant demandé à ce titre. En outre, elle accorde à l’intéressé 9 750 EUR pour dommage moral, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt sur cette somme.

B.    Frais et dépens


63.  Le requérant réclame 5 807,90 EUR au titre des frais et dépens qu’il déclare avoir engagés dans le cadre de la procédure menée devant les juridictions internes et aux fins de la procédure menée devant la Cour. Il ventile cette somme comme suit : 5 185 EUR pour des frais d’avocat engagés dans le cadre de la procédure menée devant la Cour constitutionnelle et devant la Cour ; 4,90 EUR pour des frais postaux ; et 618 EUR pour des frais de traduction. Il présente à l’appui de sa demande une convention d’honoraires d’avocat signée par son avocat et lui-même, une feuille de calcul affichant le détail des heures et des frais afférents à chaque tâche que son avocat déclare avoir accomplie dans le cadre du traitement de la requête, un reçu postal, ainsi qu’une attestation établie par son traducteur avec les données du virement bancaire que ce dernier a reçu.


64.  Le Gouvernement soutient que le requérant n’a pas présenté de document valide établissant qu’il a engagé les frais d’avocat allégués. Il considère en outre que les sommes demandées par le requérant à ce titre sont sans fondement et excessivement élevées, étant donné l’absence de complexité de la procédure et le nombre limité des questions soulevées par l’affaire.


65.  La Cour rappelle qu’au titre de l’article 41 de la Convention, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux (Beeler c. Suisse [GC], no 78630/12, § 128, 11 octobre 2022). En l’espèce, compte tenu des pièces justificatives présentées à l’appui des frais postaux et des frais de traduction et la convention d’honoraires d’avocat et d’autres documents attestant la réalité du travail effectué par l’avocat du requérant dans le cadre de la présente requête, la Cour juge raisonnable d’allouer au requérant l’intégralité des sommes demandées aux titre des frais et dépens, à savoir 5 807,90 EUR au total, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt sur cette somme.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1.      Déclare le grief fondé sur l’article 10 de la Convention recevable ;

2.      Dit qu’il y a eu violation de l’article 10 de la Convention ;

3.      Dit qu’il n’y a pas lieu d’examiner le grief formulé sur le terrain de l’article 13 de la Convention ;

4.      Dit, à l’unanimité,

a)     que l’État défendeur doit verser au requérant, dans un délai de trois mois à compter de la date à laquelle l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur au taux applicable à la date du règlement :

i. 1 400 EUR (mille quatre cents euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt sur cette somme, pour dommage matériel ;

ii. 9 750 EUR (neuf mille sept cent cinquante euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt sur cette somme, pour dommage moral ;

iii. 5 807,90 EUR (cinq mille huit cent sept euros, quatre-vingt-dix cents), plus tout montant pouvant être dû par le requérant à titre d’impôt sur cette somme, pour frais et dépens ;

b)     qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

5.  Rejette, à l’unanimité, la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 13 juin 2023, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

                       

             Hasan Bakırcı                                                   Arnfinn Bårdsen
                 Greffier                                                             Président

 


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