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European Court of Human Rights |
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You are here: BAILII >> Databases >> European Court of Human Rights >> TEKIN v. TURKIYE - 28249/20 (Judgment : Article 10 - Freedom of expression-{general} : Second Section Committee) French Text [2023] ECHR 527 (27 June 2023) URL: http://www.bailii.org/eu/cases/ECHR/2023/527.html Cite as: CE:ECHR:2023:0627JUD002824920, ECLI:CE:ECHR:2023:0627JUD002824920, [2023] ECHR 527 |
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DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE TEKİN c. TÜRKİYE
(Requête n o 28249/20)
ARRÊT
STRASBOURG
27 juin 2023
Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.
En l'affaire Tekin c. Türkiye,
La Cour européenne des droits de l'homme (deuxième section), siégeant en un comité composé de :
Pauliine Koskelo
, présidente
,
Lorraine Schembri Orland,
Davor Derenčinović
, juges
,
et de Dorothee von Arnim,
greffière adjointe de section
,
Vu la requête (n o 28249/20) dirigée contre la République de Türkiye et dont un ressortissant de cet État, M. Sabahattin Tekin (« le requérant »), né en 1972 et détenu à Istanbul, représenté par M e İ. Poyraz, avocat à Istanbul, a saisi la Cour le 23 juin 2020 en vertu de l'article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales (« la Convention »),
Vu la décision de porter à la connaissance du gouvernement turc (« le Gouvernement »), représenté par son agent, M. Hacı Ali Açıkgül, chef du service des droits de l'homme au ministère de la Justice de Türkiye, le grief fondé sur l'article 10 de la Convention et de déclarer irrecevable la requête pour le surplus,
Vu les observations des parties,
Vu la décision par laquelle la Cour a rejeté l'opposition du Gouvernement à l'examen de la requête par un comité,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 6 juin 2023,
Rend l'arrêt que voici, adopté à cette date :
OBJET DE L'AFFAIRE
1.
La requête concerne la sanction de placement en cellule infligée par l'administration pénitentiaire au requérant, détenu dans une prison, auquel il était reproché d'avoir mené des activités de propagande en faveur d'une organisation criminelle, en raison du contenu d'une pétition qu'il avait adressée au ministère de la Justice.
2.
À l'époque des faits, le requérant était détenu au centre pénitentiaire de Maltepe (Istanbul).
3 . Le 5 décembre 2018, l'administration pénitentiaire infligea à cinq détenus, dont le requérant, une sanction de placement en cellule pendant quatorze jours en raison d'une pétition que les détenus concernés avaient adressée au ministère de la Justice. Elle nota à cet égard que, dans leur pétition, les intéressés avaient déclaré avoir entamé une grève de la faim tout en alléguant qu'une politique d'isolement avait été mise en place contre A.Ö. (le leader du PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan, organisation illégale armée) qui était emprisonné) et que A.Ö. avait été empêché de s'entretenir avec sa famille et ses avocats. Elle estima qu'en rédigeant la pétition en question dans laquelle les intéressés mettaient l'accent sur la grève de la faim qu'ils suivaient, ces derniers avaient, entre autres, tenté de susciter l'indignation au sein de la société et fait de la propagande en faveur de l'organisation terroriste en cause. Elle en conclut que les faits reprochés aux intéressés constituaient l'infraction prévue par l'article 44 § 3 l) de la loi n o 5275 relative à l'exécution des peines et des mesures préventives, disposition qui réprime « les activités de formation ou de propagande des organisations criminelles ».
4 . La juge de l'exécution, ayant examiné la sanction en question, constata que dans sa pétition le requérant avait fait part de son inquiétude à l'égard de la santé et de la sécurité de A.Ö. et déclaré que ce dernier devait être autorisé à s'entretenir avec sa famille et ses avocats. Elle releva également que le requérant faisait une grève de la faim pour protester contre l'isolement de A.Ö. Elle estima ainsi que par sa pétition le requérant avait essayé de créer une opinion publique à l'égard du leader du PKK, que cet acte ne pouvait relever de la liberté d'expression et que, par conséquent, l'intéressé avait commis l'infraction reprochée.
5 . La cour d'assises d'Istanbul rejeta l'opposition formée par le requérant contre la décision de la juge de l'exécution au motif qu'elle était conforme à la procédure et à la loi.
6 . Le 22 janvier 2020, la Cour constitutionnelle déclara irrecevable pour défaut manifeste de fondement le recours individuel du requérant portant notamment sur une allégation de violation de son droit à la liberté d'expression à raison de la sanction en cause. Elle estima qu'en l'espèce il n'y avait pas eu d'ingérence dans les droits et libertés énoncés dans la Constitution ou que cette ingérence ne constituait pas une violation.
APPRÉCIATION DE LA COUR
7.
Invoquant les articles 9 et 10 de la Convention, le requérant allègue que la sanction disciplinaire qui lui a été infligée porte atteinte à ses droits à la liberté de pensée et à la liberté d'expression.
8.
Maîtresse de la qualification juridique des faits de la cause, la Cour estime approprié d'examiner ce grief sous le seul angle de l'article 10 de la Convention.
9.
Le Gouvernement invite la Cour à déclarer la requête irrecevable pour défaut manifeste de fondement, soutenant que les tribunaux nationaux ont dûment examiné les allégations du requérant.
10.
La Cour considère que l'argument du Gouvernement soulève des questions appelant un examen au fond de la requête. Constatant par ailleurs que la requête n'est pas manifestement mal fondée ni irrecevable pour un autre motif visé à l'article 35 de la Convention, la Cour la déclare recevable.
11.
Le Gouvernement soutient qu'il n'y a pas eu ingérence dans l'exercice par le requérant de son droit à la liberté d'expression. Il expose que l'ingérence, si elle existe, était prévue par l'article 44 de la loi n
o
5275, qu'elle poursuivait plusieurs buts légitimes et qu'elle était nécessaire dans une société démocratique.
12.
La Cour considère que la sanction disciplinaire infligée au requérant en raison du contenu de la pétition en cause s'analyse en une ingérence dans l'exercice par l'intéressé de son droit à la liberté d'expression (voir,
mutatis mutandis
,
Mehmet Çiftçi et Suat Incedere c. Turquie
, n
os
21266/19et
21774/19, § 19, 18 janvier 2022, et
Yıldırım Demir c. Turquie
[comité], n
o
16363/19, §
12, 16
novembre 2021). Elle note que cette ingérence avait une base légale, à savoir l'article 44 § 3 l) de la loi n
o
5275 (paragraphe 3 ci-dessus). Elle peut admettre en outre que cette ingérence poursuivait notamment les buts légitimes que constituent la défense de l'ordre et la prévention du crime.
13.
Quant à la nécessité de l'ingérence, elle rappelle les principes découlant de sa jurisprudence en matière de liberté d'expression, lesquels sont résumés notamment dans les arrêts
Bédat c. Suisse
([GC], n
o
56925/08, §§
48-54, 29 mars 2016) et
Kula c. Turquie
(n
o
20233/06, §§ 45-46, 19
juin 2018).
14.
La Cour observe qu'en l'espèce, l'administration pénitentiaire a infligé au requérant la sanction incriminée au motif que celui-ci avait fait de la propagande en faveur de l'organisation illégale PKK (paragraphe
3 ci
-
dessus). Or elle note qu'il ne ressort pas des décisions des juridictions nationales que ces dernières ont effectué une mise en balance adéquate et conforme aux critères établis par sa jurisprudence entre le droit du requérant à la liberté d'expression et les buts légitimes poursuivis. En effet, la juge de l'exécution s'est contentée de dire que l'intéressé avait essayé de créer une opinion publique à l'égard du leader du PKK et que cet acte ne pouvait relever de la liberté d'expression (paragraphe 4 ci-dessus). La cour d'assises, quant à elle, s'est bornée à noter que la décision de la juge de l'exécution était conforme à la procédure et à la loi (paragraphe 5 ci-dessus). La Cour constitutionnelle a, à son tour, estimé d'une manière générale qu'en l'espèce il n'y avait pas eu d'ingérence dans les droits et libertés énoncés dans la Constitution ou que cette ingérence ne constituait pas une violation (paragraphe
6 ci-dessus).
15.
Eu égard à ce qui précède, la Cour estime que le Gouvernement n'a pas démontré que les motifs invoqués par les autorités nationales pour justifier la mesure incriminée étaient pertinents et suffisants et que cette mesure était nécessaire dans une société démocratique (voir,
mutatis mutandis
,
Mehmet Çiftçi et Suat Incedere
, précité, §§ 21-22).
16.
Partant, il y a eu violation de l'article 10 de la Convention.
APPLICATION DE L'ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
17.
Le requérant demande 12 000 euros (EUR) au titre du dommage moral qu'il estime avoir subi, 1
050 EUR pour les frais de représentation et 350
EUR au titre des autres frais et dépens qu'il dit avoir engagés aux fins de la procédure menée devant la Cour. À cet égard, il présente, sans produire de facture ou de note d'honoraires, un barème tarifaire de l'union des barreaux de Türkiye et un relevé des autres frais et dépens.
18.
Le Gouvernement conteste ces prétentions.
19.
Statuant en équité, la Cour octroie au requérant 1
000 EUR pour dommage moral, plus tout montant pouvant être dû à titre d'impôt sur cette somme (voir,
mutatis mutandis
,
Yıldırım Demir c. Turquie
[comité], n
o
16363/19, § 17, 16 novembre 2021). En revanche, il convient de rejeter les prétentions que le requérant a présentées au titre des frais de représentation et des autres frais et dépens, eu égard à
l'absence de justificatifs pertinents.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L'UNANIMITÉ,
a) que l'État défendeur doit verser au requérant, dans un délai de trois mois 1 000 EUR (mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d'impôt sur cette somme, pour dommage moral, à convertir dans la monnaie de l'État défendeur au taux applicable à la date du règlement ;
b) qu'à compter de l'expiration dudit délai et jusqu'au versement, ce montant sera à majorer d'un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
4.
Rejette
le surplus de la demande de satisfaction équitable.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 27 juin 2023, en application de l'article
77
§§
2 et
3 du règlement.
Dorothee von Arnim
Pauliine Koskelo
Greffière adjointe
Présidente