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You are here: BAILII >> Databases >> European Court of Human Rights >> U.Y. v. TURKIYE - 58073/17 (Article 6 - Right to a fair trial : Second Section) French Text [2023] ECHR 778 (10 October 2023) URL: http://www.bailii.org/eu/cases/ECHR/2023/778.html Cite as: [2023] ECHR 778 |
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DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE U.Y. c. TÜRKİYE
(Requête no 58073/17)
ARRÊT
Art 6 § 2 • Mesures de mutation et de rétrogradation professionnelles infligées à un fonctionnaire pour conduite inappropriée, sur le fond d'une accusation de harcèlement sexuel, ayant auparavant abouti à un non-lieu • Langage utilisé dans la procédure administrative incompatible avec les exigences de la présomption d'innocence dans son second aspect
STRASBOURG
10 octobre 2023
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l'article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l'affaire U.Y. c. Türkiye,
La Cour européenne des droits de l'homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :
Arnfinn Bårdsen, président,
Jovan Ilievski,
Egidijus Kūris,
Pauliine Koskelo,
Saadet Yüksel,
Diana Sârcu,
Davor Derenčinović, juges,
et de Dorothee von Arnim, greffière adjointe de section,
Vu :
la requête (no 58073/17) dirigée contre la République de Türkiye et dont un ressortissant de cet État, U.Y. (« le requérant ») a saisi la Cour en vertu de l'article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») le 16 juin 2017,
la décision de porter la requête à la connaissance du gouvernement turc (« le Gouvernement »),
la décision de ne pas dévoiler l'identité du requérant,
les observations des parties,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 19 septembre 2023,
Rend l'arrêt que voici, adopté à cette date :
INTRODUCTION
1. L'affaire concerne les mesures de mutation et de rétrogradation professionnelles infligées à un fonctionnaire pour conduite inappropriée, sur le fond d'une accusation de harcèlement sexuel, laquelle avait auparavant abouti à un non-lieu. Elle soulève des questions sous l'angle des articles 6 § 2, 8 et 14 de la Convention.
EN FAIT
2. Le requérant est né en 1978 et réside à Istanbul. Il a été représenté par Me Z. Karaca Boz, avocate à Ankara.
3. Le Gouvernement a été représenté par son agent, M. Hacı Ali Açıkgül, chef du service des droits de l'homme au ministère de la Justice.
4. Le 10 janvier 2008, le requérant fut nommé inspecteur adjoint à la direction générale d'une entreprise étatique.
5. Le 13 février 2008, le requérant fut impliqué dans un incident survenu à Trabzon, une ville sise à 70 km de son lieu de travail. Ce jour-là, le requérant rencontra, pour la seconde fois, C.G., un jeune homme de dix-neuf ans. Le déroulement des évènements qui s'ensuivirent est en partie controversé.
6. D'après le procès-verbal établi par la police, le requérant - trainé de force au commissariat local par C.G. et ses amis - présentait des signes d'agression ; sa déposition se résume comme suit :
« (...) Dimanche dernier j'étais venu à Trabzon pour (...) acheter un sèche-cheveux (...) Je me suis promené un peu, puis, devant le magasin Boyner, j'ai rencontré cette personne dénommée C. (...) je lui ai dit que j'avais récemment été muté dans cette région que je ne connaissais pas (...) Au fil de la conversation, il m'a expliqué qu'il était en mauvais termes avec son cousin ; je lui ai alors proposé de nous asseoir quelque part pour en parler (...) Il m'a dit que son cousin était son meilleur ami et qu'il se sentait seul maintenant ; alors je lui ai (...) proposé de descendre au bord de la mer ; il avait l'air très démoralisé ; je lui ai dit qu'il était mon frère et qu'il pouvait pleurer sur mon épaule ; il m'a pris dans ses bras et j'en ai fait de même, lui disant de ne pas s'en soucier, que j'étais son grand frère et que je le soutiendrai ; sur ce, nous avons échangé nos numéros et je l'ai laissé pour retourner à Rize (...) Aujourd'hui (13 février 2008), je suis revenu à Trabzon pour faire des courses et me balader ; j'avais prévenu C. de mon arrivée la veille ; on s'est retrouvé devant Boyner ; (...) on s'est promené puis on a décidé de descendre au bord de la mer (...) C. m'a dit qu'il avait froid et proposé d'aller en haut à un local tenu par une connaissance (...) ; je lui ai dit qu'on devait d'abord aller manger (...) ; il m'a proposé d'emporter la nourriture et de manger ailleurs, et il a commencé à me guider quelque part ; c'est alors que certains individus nous ont coupé le chemin ; au début ils étaient trois ; ils m'ont entraîné derrière un bâtiment et m'ont demandé ce que je faisais avec C. au bord de la mer ; j'ai répondu que c'était pour prendre l'air ; ils ont rétorqué qu'en fait je rencontrais C. car j'étais un pé.é, qu'il fallait l'admettre et ils ont commencé à me rouer de coups ; ils m'ont menacé de frapper davantage si je n'acceptais pas que j'étais un pé.é ; (...) n'ayant aucune échappatoire, j'ai accepté de dire ce qu'ils voulaient ; mais ce ne sont que de mensonges ; ensuite, ils m'ont traîné dans la rue et dit qu'ils allaient me livrer à la police (...) Je n'ai eu aucune relation sexuelle avec C. et je ne connais pas mes agresseurs (...) Je porte plainte contre ces individus ; je veux parvenir à une réconciliation (...) »
7. Quant à C.G., ses dires se résument ainsi :
« (...) il y a environ trois jours, alors que j'étais assis dans le parc Boyner, cet individu qui s'était présenté comme 'Onur', m'a dit qu'il était étranger et demandé si je connaissais une bibliothèque où il pouvait travailler (...) On a parlé pendant 30 minutes ; il a pris mon numéro de portable, disant qu'il était seul par ici et qu'il travaillait dans le service des finances (...) Il m'a demandé si je pouvais lui faire visiter Trabzon ; j'ai accepté, on a pris un thé et on s'est séparé. Ce soir (13 février 2008), à 17 h 15, cet individu m'a appelé et m'a demandé si on pouvait se rencontrer devant Boyner, ce que j'ai accepté ; on s'est promené sur Uzunsokak puis on est descendu au Jardin de Thé Granita ; alors qu'on y était assis, il s'est emparé de mon organe sexuel et m'a demandé si on pouvait bais.r ; surpris pour un moment, je l'ai giflé une ou deux fois pour me libérer puis je l'ai frappé et je l'ai ramené au poste de police ; c'est là où j'ai appris qu'il s'appelait U. ; je porte plainte contre cet individu pour harcèlement (...) et je ne veux pas me réconcilier avec lui (...) »
8. Sollicité par les policiers, C.G. refusa catégoriquement de régler l'affaire à l'amiable.
Par la suite, deux collègues du requérant, appelés par celui-ci, à savoir S.C. et İ.A., vinrent le chercher pour le raccompagner en voiture à Rize.
Le lendemain, le requérant recontacta S.C. et İ.A. pour leur expliquer qu'après s'être entretenu avec son avocat, il avait décidé de déposer à son tour une plainte formelle pour coups et blessures. Quelques jours plus tard, il leur déclara qu'une faible somme d'argent, comme 50 ou 100 livres turques, lui avait été dérobée et que c'était sûrement par C.G. et ses acolytes qui l'avaient attaqué.
Le requérant déposa effectivement une plainte formelle, affirmant que ces derniers lui avaient volé de l'argent sous la menace d'un couteau à la gorge.
Par une attestation médicale du 19 janvier 2009, il fut établi que le requérant avait bien subi des lésions de tissus mous ne présentant aucun danger pour sa vie.
9. Le 8 février 2009, le procureur mit C.G. en accusation pour coups et blessures devant le tribunal de première instance de Trabzon.
10. En revanche, le 9 février 2009, faute de preuves convaincantes, il rendit une ordonnance de non-lieu tant dans le chef du requérant pour « harcèlement sexuel » (cinsel taciz)[1] que dans celui de C.G. et de ses amis pour vol à main armée.
11. Le 2 octobre 2009, le tribunal susmentionné, après avoir entendu le requérant, qui s'était constitué partie intervenante, et examiné la plainte pénale, tint une audience, en l'absence de ce dernier. Le juge déclara C.G. coupable des faits reprochés, tout en lui accordant le bénéfice d'une circonstance atténuante, car convaincu que sa défense, « en ce que le requérant l'avait illicitement provoqué en saisissant son organe génital et lui proposant un rapport sexuel », était plausible.
Le prononcé du jugement y afférent fut suspendu en application de l'article 231 du Code de procédure pénale, de sorte que C.G. ne pâtisse pas de cette condamnation, à condition de ne pas récidiver pendant les cinq années à venir. Ce jugement devint définitif au terme du délai d'opposition de sept jours.
12. Le 9 février 2009, date du non-lieu susmentionné (paragraphe 10 ci-dessus), le requérant écrivit à sa hiérarchie. Faisant valoir son passé exempt de toute reproche, il expliqua avoir été attaqué et dérobé par un groupe de dégénérés, qui de surcroît avaient impunément porté plainte contre lui, mais qu'il en avait fait de même contre eux ; il soutint que ses agresseurs avaient des affinités avec les policiers, lesquels lui avaient fait signer un procès-verbal sans s'enquérir sur ce qui s'était vraiment passé ; le requérant dit avoir dû subir un traitement psychologique pour ce traumatisme et pria ses supérieurs de lui faire confiance et de le soutenir sans préjugé dans ces moments difficiles.
Le 13 mars 2009, eu égard à la nature des faits dénoncés et à leur impact éventuel sur l'exercice des fonctions publiques du requérant, la direction générale de l'entreprise publique concernée autorisa son conseil d'inspection d'ouvrir une enquête administrative afin d'élucider certains éléments flous qui transparaissaient des dires de l'intéressé.
13. Dans le cadre de cette enquête, trois inspecteurs furent missionnés. Ils invitèrent d'emblée le requérant à faire la lumière sur le déroulement exact des faits de la nuit du 13 février 2008. Ses déclarations étaient plus ou moins calquées sur celles fournies à la police (paragraphe 6 ci-dessus), sauf ces trois points : cette fois-ci, le requérant insista à plusieurs reprises qu'il s'était rendu au magasin Boyner pour acheter un cadeau de Saint Valentin à sa petite amie résidant à Ankara ; deuxièmement, il n'y avait plus aucune mention des menaces proférées par les individus relativement à sa prétendue homosexualité ; enfin, il soutint n'avoir jamais cherché à se réconcilier avec C.G. et que l'indication du contraire sur le procès-verbal de la police était fallacieuse.
14. Les inspecteurs obtinrent également de la police et du parquet de Trabzon copies des dossiers concernant l'incident ainsi qu'interrogèrent ses collègues S.C., colocataire du requérant, et İ.A. (paragraphe 8 in limine ci-dessus).
15. Il ressort des déclarations de ces derniers que, sur le trajet de retour à Rize, le requérant leur avait raconté qu'on ne lui avait pas volé d'argent et qu'il avait dû retirer de l'argent en liquide d'un distributeur pour payer l'essence.
16. Dans leur rapport du 21 juillet 2009, les enquêteurs rappelèrent d'emblée les articles 12 et 28 du règlement du 10 avril 1994 portant sur les devoirs et obligations incombant aux inspecteurs de la fonction publique (paragraphe 26 ci-dessous). Au demeurant, leurs conclusions peuvent se résumer comme suit :
- au commissariat, quant à l'origine des coups et blessures dont il avait été victime, le requérant s'en était tenu au fait que son rapprochement avec C.G. avait été perçu comme immoral par ses agresseurs ; tandis que pour C.G., la raison en était le fait qu'il avait été agressé sexuellement ; lors de l'enquête administrative, le requérant a changé sa version et soutenu qu'on l'avait battu pour lui voler de l'argent, circonstance dont il se serait rendu compte bien plus tard : or, cette dernière thèse n'est pas plausible, car si cela avait été le cas, les agresseurs se seraient volatilisés avec l'argent volé ; ils ne se seraient sûrement pas rendus au commissariat ; de surcroît, si le jour même de l'incident le requérant a payé l'essence en retirant de l'argent à un distributeur (paragraphe 15 in fine ci-dessus), c'est qu'il savait déjà qu'il n'en avait pas en liquide sur lui ; donc, si on lui avait dérobé de l'argent, c'est à ce moment-là qu'il avait dû s'en apercevoir, et non pas quelques jours plus tard ;
- les explications du requérant sur ce qui s'est réellement passé le 13 février 2008 ne sont pas convaincantes ; il « n'est évidemment pas certain que l'acte de harcèlement sexuel ait eu lieu », mais le fait que C.G. ait délivré sa propre victime à la police est une conduite qui ne saurait s'expliquer que par sa conviction sur la culpabilité du requérant, d'autant plus que le souhait de ce dernier d'obtenir une réconciliation n'est pas sans révéler une certaine mauvaise conscience ;
- au-delà de ce qui précède, il importe d'observer que le requérant avait rencontré à deux reprises, en plein hiver et à des heures tardives, C.G., à savoir un jeune homme de 19 ans, avec lequel il n'avait aucun lien professionnel, social ou culturel ; le requérant n'a pu clarifier les raisons de son intérêt pour cette personne, au contraire, il en a donné / fourni des explications dépourvues de pertinence ; en revanche, C.G., qui avait amené le requérant au poste de police, qui avait porté plainte contre lui et qui avait refusé de régler l'affaire à l'amiable, a fait preuve d'un comportement bien plus cohérent ;
- l'on ne saurait non plus ignorer que, si C.G. a été déclaré coupable de coups et blessures, l'acte reproché au requérant avait néanmoins été qualifié de circonstance atténuante.
17. Partant, aux yeux des enquêteurs, les agissements du requérant à l'origine de l'événement litigieux démontraient une faiblesse comportementale et étaient incompatibles avec la carrière et les qualités d'un inspecteur adjoint, dont l'attitude devait être irréprochable en toute circonstance et à tout moment, sachant que toute conduite inappropriée de la part d'un inspecteur jetterait de l'ombre sur la légitimité et la fiabilité de l'institution qu'il représente.
Par conséquent, le Conseil d'inspection de l'entreprise publique concernée recommanda, en application de l'article 28 susmentionné de son règlement, que le requérant soit démis de ses fonctions d'inspecteur adjoint et muté à un autre poste.
En vertu d'un arrêté no 4878 du 6 avril 2010, le requérant fut transféré à Istanbul et rétrogradé au poste d'agent d'entrepôt. Il est actuellement chef du personnel administratif de la direction régionale de la même entreprise publique.
18. Le 11 mai 2010, le requérant saisit le tribunal administratif d'Istanbul d'une action en annulation de l'arrêté susmentionné du 6 avril 2010.
Il soutint qu'il a été frappé d'une telle sanction - en dépit de son succès professionnel - pour motif de harcèlement sexuel sur autrui, alors qu'il avait été victime de coups et blessures et d'une calomnie. Selon le requérant, le fait que les inspecteurs se soient appuyés sur les conclusions du tribunal de première instance de Trabzon concernant l'existence d'une provocation de sa part dans la survenance de l'incident était incompatible avec son droit à la présomption d'innocence, d'autant plus qu'il avait bénéficié d'un non-lieu pour le chef de harcèlement sexuel. Or, les inspecteurs l'auraient implicitement reconnu coupable de ce délit, et ce, en outrepassant leurs pouvoirs et en enquêtant sur un évènement relevant entièrement de sa vie privée.
19. Par un jugement du 13 octobre 2011, le tribunal administratif, après avoir fait une récapitulation des dossiers des enquêtes pénale et interne ainsi que du procès de C.G., débouta le requérant de sa demande, concluant ainsi :
« (...) Partant, il est évident que lors de l'évènement survenu le 13 février 2008, la partie demanderesse (...) a commis un harcèlement sexuel sur la personne du dénommé C.G. et, dès lors que pareil acte est incompatible avec la carrière et les qualités d'un inspecteur, (...) la mesure relative à sa mutation au poste d'agent d'entrepôt ne contrevient pas à la loi. »
20. Par un arrêt du 16 décembre 2014, le Conseil d'État, à la majorité, rejeta - sans plus - le pourvoi du requérant fondé sur les mêmes moyens que précédemment (paragraphe 18 ci-dessus).
21. Le requérant introduisit un recours en rectification d'arrêt devant le Conseil d'État, faisant toujours valoir les mêmes moyens.
Le juge rapporteur chargé du dossier émit l'avis que le fait d'asseoir le jugement de première instance sur un acte avéré de harcèlement sexuel de la part du requérant (paragraphe 19 ci-dessus) allait à l'encontre de la présomption d'innocence, dont celui-ci bénéficiait en vertu du non-lieu rendu à son égard par le parquet pour ce même chef ; dès lors, il convenait de confirmer le jugement attaqué en corrigeant ses attendus, à savoir en limitant sa portée au seul manquement de l'intéressé à donner une explication plausible sur la nature de sa relation avec un jeune homme n'ayant rien en commun avec lui et sur les circonstances réelles à l'origine des coups et blessures qui lui ont été infligés par cet individu.
22. Par un arrêt du 12 février 2016, le Conseil d'État rejeta le recours du requérant et confirma le jugement attaqué tel quel, sans procéder à la correction proposée par son juge rapporteur, au motif que les moyens de rectification formulés par le requérant ne correspondaient pas à ceux prévus par la loi.
23. Le 13 avril 2016, le requérant saisit la Cour constitutionnelle d'une requête individuelle, alléguant une violation de ses droits garantis par les dispositions de la Constitution équivalant aux articles 6 §§ 1 et 2, 7, 8 et 14 de la Convention ainsi qu'à l'article 1 du Protocole no 1.
Dans sa requête, l'avocat du requérant précisa - semble-t-il, par inadvertance - que, dans son arrêt du 12 février 2016 (paragraphe 22 ci-dessus), le Conseil d'État avait rectifié le motif tiré de l'existence d'un acte de harcèlement sexuel avéré dans le sens proposé par son juge rapporteur (paragraphe 21 ci-dessus).
24. L'avocat fit notamment valoir que son client avait fait l'objet d'une discrimination fondée sur l'orientation sexuelle et que les autorités administratives avaient abusé de leurs pouvoirs en concentrant l'enquête entièrement sur un prétendu acte de harcèlement sexuel et sur l'amitié que l'intéressé avait voulu nouer avec un homme plus jeune que lui. Les interrogations des inspecteurs n'ont visé que la vie privée du requérant, abstraction faite de son rendement professionnel et de l'absence d'un quelconque manquement de sa part à ses fonctions. L'avocat mit également en exergue les conséquences préjudiciables de sa rétrogradation sur sa carrière future ainsi que sur son niveau de revenu.
25. Le 13 décembre 2016, la Cour constitutionnelle rejeta ce recours pour défaut manifeste de fondement. Après avoir décidé d'examiner les griefs du requérant exclusivement sous l'angle des articles 6 §§ 1 et 2 et 14 de la Convention (articles 10, 36 et 38 de la Constitution), la haute juridiction se pencha sur la question de la violation du droit du requérant à la présomption d'innocence, et écarta la requête pour le surplus. Après avoir cité sa jurisprudence pertinente en la matière, elle se prononça comme suit :
« En l'espèce, la deuxième chambre du Conseil d'État, qui a examiné la demande de rectification de l'arrêt (...), a corrigé la partie qui figurait dans les attendus du jugement de première instance, qu'elle a considérée comme étant contraire à la présomption d'innocence. »
Pour la Cour constitutionnelle, le motif de destitution du requérant de ses fonctions d'inspecteur en raison de l'incompatibilité avec ses fonctions des circonstances à l'origine de sa relation inexpliquée avec un jeune homme de 19 ans et de ses déclarations contradictoires au sujet des coups et blessures dont il avait été victime ne posait aucun problème au regard du principe de la présomption d'innocence. Aussi ce grief devait-il également être rejeté comme étant dénué de fondement.
LE CADRE JURIDIQUE INTERNE PERTINENT
26. Les articles 12 et 28 du règlement relatif au Conseil d'inspection, publié au Journal officiel du 10 avril 1994, disposent ce qui suit :
«
12. Dans leurs circonscriptions de travail, les inspecteurs ne peuvent pas se comporter de manière à ébranler les sentiments de respect et de confiance que leurs titre et fonctions doivent inspirer.
(...)
28. Pendant la durée de leur fonction d'inspecteur adjoint, ceux dont la conduite et le comportement s'avèrent incompatibles avec les qualités et la carrière d'un inspecteur sont mutés à un autre poste en dehors du Conseil d'inspection, et ce sans attendre l'issue du concours d'agrégation. »
EN DROIT
27. En premier lieu, le requérant soutient que, bien qu'il eût été victime d'une agression, telle qu'établie par le tribunal de première instance de Trabzon, les instances d'enquête et les juridictions administratives l'auraient traité comme un délinquant sexuel à partir d'un incident qui avait tout simplement fait l'objet d'une ordonnance de non-lieu. Les autorités auraient ainsi méconnu son droit à la présomption d'innocence en le destituant de ses fonctions d'inspecteur adjoint et en le mutant à un poste inférieur. Il invoque l'article 6 § 2 de la Convention, qui est ainsi libellé :
«
2. Toute personne accusée d'une infraction est présumée innocente jusqu'à ce que sa culpabilité ait été légalement établie. »
28. Le Gouvernement rappelle que les questions soulevées en l'espèce ont été examinées par les juridictions administratives et constitutionnelles dans le cadre de procédures contradictoires, où le requérant s'est vu offrir la possibilité de faire valoir tous ses arguments. Ces procédures ont été clôturées par des décisions motivées et reposant sur une analyse objective des éléments de fait et de droit en jeu en l'occurrence.
Or, la doléance du requérant reviendrait à affirmer qu'en confirmant la légalité de sa destitution et mutation, les instances administratives et judiciaires auraient, de ce seul fait, méconnu le principe de la présomption d'innocence. Selon le Gouvernement, pareille allégation, par sa nature abstraite et dénuée de fondement, ne justifierait aucun examen sous l'angle de l'article 6 § 2 de la Convention. Cette disposition serait inapplicable en l'espèce, d'autant plus que la présomption d'innocence est un concept de droit pénal, qui ne pouvait régir le processus administratif en cause en l'espèce, celui-ci étant uniquement axé sur l'évaluation des faits concrets ayant impliqué le requérant - fût-ce à la lumière de l'allégation de harcèlement sexuel faite à son encontre - mais sans aucune considération de droit pénal.
29. Le requérant conteste cette thèse.
30. La Cour rappelle que l'article 6 § 2 de la Convention protège le droit de toute personne à être « présumée innocente jusqu'à ce que sa culpabilité ait été légalement établie ». Elle a reconnu dans sa jurisprudence l'existence de deux aspects à cette protection : un aspect procédural relatif au déroulement du procès pénal lui-même et un second aspect, qui tend à assurer le respect d'une déclaration d'innocence dans le cadre d'une procédure ultérieure, lorsqu'il existe un lien avec une procédure pénale ayant abouti à un résultat autre qu'une condamnation (Kemal Coşkun c. Turquie, no 45028/07, § 41, 28 mars 2017, Seven c. Turquie, no 60392/08, § 43, 23 janvier 2018, et Istrate c. Roumanie, no 44546/13, §§ 64 et 65, 13 avril 2021).
31. Dans le cadre de ce second aspect, le but est d'empêcher que des individus ayant bénéficié d'un acquittement ou d'un abandon des poursuites soient traités par des agents ou autorités publics comme s'ils étaient en fait coupables de l'infraction qui leur avait été imputée, sans quoi les garanties énoncées à l'article 6 § 2 de la Convention risqueraient de devenir théoriques et illusoires. Ce qui est également en jeu, une fois la procédure pénale achevée, c'est la réputation de l'intéressé et la manière dont celui-ci est perçu par le public. Dans une certaine mesure, la protection offerte par l'article 6 § 2 à cet égard peut donc recouvrir celle qu'apporte l'article 8 de la Convention (voir Allen c. Royaume-Uni [GC], no 25424/09, § 94,
CEDH 2013, Seven, précité, § 54, et Istrate, précité, §§ 57 et 58, ainsi que les références qui y figurent), disposition également invoquée dans la présente affaire.
32. En l'espèce, la Cour rappelle que le grief du requérant porte sur sa destitution de son poste d'inspecteur adjoint et sa mutation à un poste moins prestigieux, ainsi que sur la manière dont ses demandes relatives à l'annulation de cette mesure ont été traitées lors des différentes procédures diligentées en l'espèce. Sur ce point toutefois, la Cour considère que les tenants et aboutissants de la procédure d'enquête interne, engagée le 13 mars 2009 (paragraphe 12 ci-dessus), ne sont pas déterminants dans l'examen du cas présent, car les conclusions de cette enquête ont pu être contestées devant la justice administrative.
33. En l'espèce, la procédure devant les tribunaux administratifs a été entamée le 11 mai 2010 (paragraphe 18 ci-dessus), soit bien après la clôture de l'enquête pénale ouverte à la suite des allégations de harcèlement sexuel, et qui s'est définitivement soldée par le non-lieu du 9 février 2009 (paragraphe 10 ci-dessus). En l'absence d'un chevauchement dans le temps entre ladite enquête et la procédure administrative ultérieure, ce sont les caractéristiques du second aspect de l'article 6 § 2 de la Convention qui sont assurément prédominantes en l'espèce (Seven, précité § 45, in fine), étant par ailleurs entendu que les parties ne contestent pas le fait que la mesure infligée au requérant était directement liée aux événements qui avaient conduit à l'enquête pénale le concernant. Que les juridictions administratives aient examiné le dossier de la plainte déposée par C.G. ainsi que ceux du procès pénal et de la procédure d'enquête interne, et qu'elles aient fondé leur raisonnement sur les éléments de ces dossiers suffit d'ailleurs à conclure à l'existence du lien étroit requis pour justifier l'extension du principe de la présomption d'innocence à la procédure administrative dont il s'agit (mutatis mutandis, Urat c. Turquie, nos 53561/09 et 13952/11, § 47, 27 novembre 2018, et Istrate, précité, §§ 64 et 65).
34. Par conséquent, l'article 6 § 2 de la Convention est applicable dans la présente affaire et la requête est compatible ratione materiae avec les dispositions de la Convention. La Cour ne peut donc suivre le Gouvernement lorsqu'il argue du caractère abstrait de ce grief (paragraphe 28 ci-dessus), lequel n'est du reste pas manifestement mal fondé ni irrecevable pour un autre motif visé à l'article 35 de la Convention.
La Cour rejette donc les exceptions du Gouvernement et déclare cette partie de la requête recevable.
a) Le Gouvernement
35. Le Gouvernement se réfère d'emblée à la jurisprudence de la Cour portant sur le devoir des juridictions administratives appelées à connaître d'un fait de se conformer à un acquittement prononcé au pénal par rapport au même fait (Vassilios Stavropoulos c. Grèce, no 35522/04, 27 septembre 2007, Paraponiaris c. Grèce, no 42132/06, 25 septembre 2008, et Çelik (Bozkurt) c. Turquie, no 34388/05, 12 avril 2011). Il fournit également des exemples (arrêts nos 2013/1622, 2016/2608 et 2016/4779) concernant l'approche du Conseil d'État en matière des sanctions disciplinaires et l'impact des procédures pénales sur leur application.
Il ressort de ces exemples qu'en droit administratif turc, les sanctions disciplinaires sont celles appliquées lorsque les agents publics ne s'acquittent pas de leurs devoirs et responsabilités conformément aux règles de droit ou lorsqu'ils accomplissent des actes interdits par la loi ; pareilles sanctions représentent une importance objective pour le maintien du bon déroulement des services publics et le maintien de l'ordre public. Les règles et principes suivis par une juridiction répressive lors de l'appréciation des preuves et de la nature de l'infraction commise sont différents de ceux appliqués en matière de droit disciplinaire, de sorte qu'un acquittement prononcé au pénal pour telle ou telle infraction ne fait pas forcément obstacle à l'imposition d'une sanction disciplinaire pour un même fait (article 131 de la loi no 657 sur les fonctionnaires), tout dépendant du motif retenu par le juge répressif ; si l'acquittement est motivé par le fait que l'acte n'a pas été commis par le fonctionnaire mis en cause, ce constat est contraignant pour les instances administratives ; en revanche si l'acquittement résulte de l'absence de preuves suffisantes, cela ne constitue pas un élément contraignant pour la justice administrative.
36. Pour le Gouvernement, les expressions utilisées en l'occurrence par le tribunal administratif (paragraphe 19 ci-dessus) ne s'apparentent aucunement à une déclaration de culpabilité pour harcèlement sexuel ; en effet, tant ce tribunal que le Conseil d'État se seraient limités à souligner que « la décision de destitution attaquée était conforme à la loi car les actes (saisir les parties génitales de l'agresseur et proposer une relation sexuelle) commis par le requérant avaient provoqué l'agresseur » et avaient ainsi porté atteinte à l'irréprochabilité comportementale attendue des fonctionnaires. Il n'y aurait, dans ces décisions, aucune déclaration de culpabilité, les juridictions administratives ne s'étant appuyées que sur l'appréciation des instances de l'entreprise publique concernée fondée sur le caractère inapproprié de la conduite du requérant, et non pas sur son orientation sexuelle.
37. À ce sujet, le Gouvernement considère que la rectification proposée par le juge rapporteur du Conseil d'État relativement au respect de la présomption d'innocence du requérant (paragraphe 21 ci-dessus) n'était pas pertinente, dès lors qu'en fait il n'y avait eu aucune atteinte à cette présomption. Il s'agissait là de l'opinion purement personnelle du juge rapporteur et qui, du reste, n'a pas été entérinée par le Conseil d'État. Pareille opinion ne saurait, d'après le Gouvernement, prêter à conséquence au regard de l'article 6 § 2 de la Convention.
Enfin, si en l'espèce la Cour constitutionnelle a fait cas de cette même opinion dans son jugement (paragraphes 21 et 25 ci-dessus), cela ne refléterait que son propre choix dans l'exercice de son pouvoir juridictionnel, sans être démonstratif d'une violation de la présomption d'innocence.
b) Le requérant
38. La partie requérante rétorque que, si le libellé du jugement du tribunal administratif d'Istanbul du 13 octobre 2011 se fonde clairement sur l'incompatibilité d'un acte de harcèlement sexuel avec les fonctions d'un inspecteur adjoint, le Gouvernement, quant à lui, essayerait en vain de justifier cette conclusion par le caractère inconvenant d'une amitié nouée avec un jeune homme ; chacune de ces interprétations constituent, selon le requérant, un mépris de son droit à la présomption d'innocence.
a) Principes généraux
39. La Cour rappelle derechef que la présomption d'innocence se trouve méconnue si une décision judiciaire ou encore une déclaration officielle concernant un prévenu reflètent le sentiment qu'il est coupable, alors que sa culpabilité n'a pas été préalablement légalement établie (voir, entre autres, Allenet de Ribemont c. France, 10 février 1995, § 35, série A no 308, Matijašević c. Serbie, no 23037/04, § 45, CEDH 2006-X, Allen, précité, § 93, et Istrate, précité, § 55). Il peut en aller ainsi même en l'absence de constat formel ; il suffit d'une motivation donnant à penser que le juge ou l'agent public considèrent l'intéressé comme coupable (Minelli c. Suisse, 25 mars 1983, § 37, série A no 62, Matijašević, précité, § 45, et Urat, précité, § 52). À cet égard, la Cour souligne l'importance du choix des termes par ces derniers dans les déclarations qu'ils formulent avant qu'une personne n'ait été jugée et reconnue coupable d'une infraction (Daktaras c. Lituanie, no 42095/98, § 41, CEDH 2000-X, et Marziano c. Italie, no 45313/99, § 28, 28 novembre 2002).
40. La Cour rappelle qu'en définissant les conditions de respect de la présomption d'innocence, elle a établi une distinction entre les affaires dans lesquelles un jugement d'acquittement définitif a été rendu et celles dans lesquelles la procédure pénale a été abandonnée. Dans les affaires concernant des déclarations faites après qu'un acquittement est devenu définitif, elle a considéré que l'expression de soupçons quant à l'innocence d'un accusé n'était plus recevable. En revanche, dans les affaires concernant des déclarations après l'abandon de la procédure pénale, la présomption d'innocence ne sera violée que si une décision judiciaire le concernant reflète une opinion selon laquelle il est coupable, sans que la culpabilité de l'accusé ait été préalablement légalement établie et, en particulier, sans qu'il ait eu la possibilité d'exercer les droits de la défense (Bikas c. Allemagne, no 76607/13, § 44, et les références qui y sont faites).
41. La Cour a déjà admis qu'il n'y avait pas automatiquement violation de l'article 6 § 2 de la Convention lorsqu'un requérant était reconnu responsable d'une infraction disciplinaire - ou d'une mesure comparable qui, comme celle en cause en l'espèce, constituerait une sorte de « sanction déguisée » sans relever formellement de la sphère disciplinaire (mutatis mutandis, Sodan c. Turquie, no 18650/05, § 49, 2 février 2016) -à raison de faits identiques à ceux visés dans une accusation pénale antérieure n'ayant pas abouti à une condamnation. En effet, à condition de ne pas affirmer la responsabilité pénale des requérants, les organes disciplinaires ont le pouvoir et la capacité d'établir de manière indépendante les faits des causes portées devant eux (Vanjak c. Croatie, no 29889/04, §§ 69-72, 14 janvier 2010, Šikić, c. Croatie, no 9143/08, §§ 54-56, 15 juillet 2010, Çelik (Bozkurt), précité, § 32, Kemal Coşkun, précité, § 53, Güç c. Turquie, no 15374/11, § 39, 23 janvier 2018, Urat, précité, § 53, et les références qui y sont faites, et Istrate, précité, §§ 59 et 60).
42. Cette condition n'est évidemment pas imposée uniquement aux autorités disciplinaires. Après l'abandon des poursuites pénales, la présomption d'innocence exige de tenir compte, dans toute procédure ultérieure, de quelque nature qu'elle soit, du fait que l'intéressé n'a pas été condamné ; le champ d'application de l'article 6 § 2 de la Convention a été ainsi étendu aux décisions de justice prises après l'arrêt des poursuites
- comme en l'espèce - (voir, Teodor c. Roumanie, no 46878/06, § 37, 4 juin 2013), y compris celles prises dans des procédures concernant la destitution d'un fonctionnaire (Vanjak, précité, § 41, et Šikić, précité, § 47), ainsi qu'à différentes procédures administratives qui se sont déroulées après la clôture - sans constat de culpabilité - des procédures pénales (voir les arrêts précités, Vassilios Stavropoulos, Paraponiaris, et Çelik (Bozkurt)), tant que les questions soulevées dans ces affaires constituaient un corollaire et un complément des procédures pénales ayant visé le requérant.
43. Au moment de déterminer les circonstances dans lesquelles il y a violation de l'article 6 § 2 de la Convention relativement à une procédure ultérieure à la clôture d'une procédure pénale, il y a lieu de garder à l'esprit que les choses dépendent largement de la nature et du contexte de la procédure dans le cadre de laquelle la décision litigieuse a été prise. Cependant, dans tous les cas et indépendamment de l'approche adoptée, le vocabulaire employé par l'autorité qui statue - en l'occurrence les juridictions administratives -, revêt une importance cruciale lorsqu'il s'agit d'apprécier sa compatibilité avec l'article 6 § 2 de la Convention (Allen, précité, §§ 125 et 126, et Istrate, précité, §§ 61 et 62).
b) Application de ces principes au cas d'espèce
44. La Cour tient à souligner d'emblée qu'en l'espèce, elle n'a pas pour tâche d'apprécier si le requérant a commis, le 13 février 2008, des actes constitutifs d'une faute disciplinaire et/ou professionnelle pouvant justifier une sanction et/ou une mesure à ce titre, encore moins s'il avait droit à une réintégration dans son poste précédent en faisant valoir le non-lieu dont il avait bénéficié ; l'article 6 § 2 de la Convention ne garantit pas à une personne disculpée au pénal un tel droit de réintégration (Seven, précité, § 41).
45. Par ailleurs, l'article 6 § 2 de la Convention ne concerne pas la question de savoir si l'issue d'une procédure disciplinaire ou d'une enquête interne est en tant que telle compatible avec ses exigences ; en l'espèce, il n'y a donc pas non plus lieu d'examiner si le refus même d'annuler la mesure infligée a violé, en soi, le droit du requérant à la présomption d'innocence (voir, par exemple, Kemal Coşkun, précité, § 56 in fine).
46. Dans la présente affaire, la Cour n'est appelée à déterminer que si, par leur raisonnement ou le vocabulaire qu'elles ont utilisé dans leurs décisions respectives, les juridictions administratives ont remis en doute l'innocence du requérant, étant entendu que, comme souligné précédemment (paragraphe 32 ci-dessus), un examen séparé de la décision des autorités d'enquête interne ne s'impose pas (comparer avec l'affaire Güç, précité, § 41).
47. La Cour relève que, dans son jugement de première instance du 13 octobre 2011, le tribunal administratif d'Istanbul a commencé par récapituler les conclusions des enquêtes interne et pénale sur les circonstances de l'incident survenu entre le requérant et C.G. Ensuite, dans son attendu, il a prononcé sans détour qu'il était « évident » que le requérant avait « commis un harcèlement sexuel sur la personne » de C.G., et que cela portait atteinte à l'irréprochabilité attendue des fonctionnaires, de manière à justifier la sanction infligée.
Ce faisant, les juges de première instance sont allés non seulement au-delà de la terminologie et du raisonnement utilisés par les autorités d'enquête interne et le tribunal de première instance de Trabzon (paragraphes 11, 16 et 17 ci-dessus), mais aussi bien au-delà de leur mission d'examen de la légalité de la mesure attaquée.
Sans commune mesure avec l'utilisation d'un langage malheureux que la Cour ait déjà pu tolérer, compte tenu des circonstances de l'affaire et de la nature de la tâche qui incombait aux juridictions internes (Allen, précité, § 126, Vella c. Malte, no 69122/10, §§ 57 et 61, 11 février 2014, et Güç, précité, § 42), cette déclaration explicite, qui reprend la définition même du délit réprimé par l'article 105 du code pénal (paragraphe 10 ci-dessus), revenait à ouvertement reconnaître le requérant coupable de « harcèlement sexuel » (voir, pour un constat comparable, Çelik (Bozkurt), précité, § 35) et ne pouvait que donner au lecteur du jugement l'impression que ce dernier était bel et bien l'auteur des faits reprochés par C.G. (voir, par exemple, Seven, précité, § 53 in fine).
48. À cet égard, la Cour ne saurait suivre le Gouvernement lorsqu'il affirme que les juridictions administratives auraient uniquement souligné que « la décision de destitution attaquée était conforme à la loi car les actes (saisir les parties génitales de l'agresseur et proposer une relation sexuelle) commis par le requérant ont provoqué l'agresseur » (paragraphe 36 ci-dessus), car elle n'a pas pu identifier un tel raisonnement dans l'unique attendu susmentionné de l'arrêt en question (paragraphe 47 in limine ci-dessus).
49. Il s'agit là d'une situation incompatible avec l'article 6 § 2 de la Convention. Reste à savoir s'il pouvait y être remédié.
50. En ce qui concerne les procédures qui s'ensuivirent, la Cour relève que la nature de la tâche que le Conseil d'État était appelé à accomplir dans son examen en appel, puis sur la demande de rectification d'arrêt, consistait à apprécier la compatibilité du jugement du tribunal administratif avec la loi et à vérifier si les arguments du requérant (paragraphe 18 ci-dessus) sur le fond du litige avaient été suffisamment pris en compte (voir, Seven, précité § 36).
51. Or, la Cour observe que, dans son arrêt du 16 décembre 2014 rendu en appel, le Conseil d'État n'a procédé à aucun réexamen de fait et de droit ni n'a formulé d'observations sur les moyens du requérant et/ou sur la teneur du jugement de première instance, qu'il a finalement confirmé tel quel.
Bien que l'utilisation d'une telle technique de motivation par une juridiction d'appel puisse, en principe, être acceptable aux fins d'un procès équitable, il y a des circonstances, comme en l'espèce, où elle ne peut satisfaire à cette exigence (Seven, précité, § 55).
52. Le Conseil d'État aurait dû plutôt expliquer pourquoi il considérait que le raisonnement du tribunal de première instance pouvait continuer à être conforme à la loi, en l'absence d'une quelconque culpabilité établie au pénal, et apprécier le jugement attaqué au regard de l'obligation de respecter le droit du requérant à la présomption d'innocence (Kemal Coşkun, précité, § 56).
C'est ainsi que le Conseil d'État aurait pu éviter la situation dénoncée en l'espèce et ce, en dernier lieu, lors de son examen de rectification d'arrêt, d'autant plus que son juge rapporteur l'avait dûment orienté dans ce sens, en mettant en exergue le fait que le motif tiré d'un acte avéré de harcèlement sexuel méconnaissait le droit à la présomption d'innocence du requérant ; aussi fallait-il rectifier le jugement de première instance sur ce point précis.
Or, le 12 février 2016, le Conseil d'État a rejeté, sans plus, le recours du requérant, en gardant le silence complet sur l'avis de son rapporteur, de façon à continuer à remettre en doute l'innocence du requérant au regard de la justice pénale (pour un constat comparable, voir, Seven, précité, § 56).
Si le Gouvernement n'accorde aucun poids à cette circonstance (paragraphe 37 ci-dessus), la Cour y voit pourtant un nouveau manquement à l'occasion de pallier une situation que la Cour a déjà jugée incompatible avec l'article 6 § 2 de la Convention (paragraphe 49 ci-dessus).
53. Ces constats suffisent à conclure que le langage utilisé dans la procédure administrative était incompatible avec les exigences de la présomption d'innocence sous son second aspect, sans qu'il faille se pencher de plus sur la procédure de recours individuel devant la Cour constitutionnelle, dont la décision repose à l'évidence sur une lecture erronée de l'arrêt du 12 février 2016 (paragraphes 22 et 25 ci-dessus).
54. Partant, il y a eu en l'espèce violation de l'article 6 § 2 de la Convention.
55. Le requérant affirme que les autorités administratives l'ont sanctionné sur la seule base d'un incident survenu en dehors du travail, relativement à une amitié qu'il avait tenté d'établir dans sa vie privée. En le destituant de son poste et en le rétrogradant, elles auraient compromis sa carrière et sa réputation ainsi qu'auraient nui à son bien-être matériel, en violation de l'article 8 de la Convention, que voici :
«
1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.
2. Il ne peut y avoir ingérence d'une autorité publique dans l'exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu'elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-être économique du pays, à la défense de l'ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d'autrui. »
56. Selon le requérant, en l'espèce, la violation de l'article 8 de la Convention aurait résulté d'une intention discriminatoire fondée sur sa prétendue identité sexuelle, au mépris de l'article 14 de la Convention, ainsi libellé :
« La jouissance des droits et libertés reconnus dans la (...) Convention doit être assurée, sans distinction aucune, fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions, l'origine nationale ou sociale, l'appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance ou toute autre situation. »
57. Le Gouvernement, comme déjà précédemment (paragraphe 28 ci-dessus), argue du caractère abstrait des allégations formulées sur le terrain des articles 8 et 14 de la Convention, reprochant au requérant d'avoir omis d'expliquer en quoi concrètement ces droits auraient été bafoués. L'affirmation en ce qu'il aurait été discriminé sur le fondement de son identité sexuelle serait un pur fruit de son interprétation spéculative des motifs retenus, à juste titre, par les instances nationales pour justifier sa destitution. Pour le Gouvernement, le grief principal du requérant serait également incompatible ratione materiae avec l'article 8 de la Convention, faute de reposer sur des circonstances atteignant le seuil de gravité requise par cette disposition.
58. La Cour, eu égard aux faits de l'espèce, aux thèses des parties ainsi qu'aux conclusions formulées sous l'angle de l'article 6 § 2 de la Convention, estime qu'il n'y a pas lieu de statuer séparément sur cette partie de la requête (voir, par exemple, Heaney et McGuinness c. Irlande, no 34720/97, § 63, CEDH 2000-XII).
59. Aux termes de l'article 41 de la Convention :
« Si la Cour déclare qu'il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d'effacer qu'imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s'il y a lieu, une satisfaction équitable. »
60. Le requérant demande 16 000 euros (EUR) au titre du dommage matériel subi du fait d'une perte partielle de revenu à la suite de sa rétrogradation, expliquant qu'il n'est néanmoins pas en mesure de documenter cette prétention. Le requérant réclame également 50 000 EUR pour dommage moral.
61. Le Gouvernement juge ces demandes - ne reposant, du reste, sur aucun élément d'appréciation tangible - aussi injustifiées qu'excessives.
62. La Cour relève que le seul fondement à retenir, pour l'octroi d'une satisfaction équitable, réside en l'espèce dans la méconnaissance de la présomption d'innocence du requérant par les juridictions ayant tranché la procédure administrative engagée, sachant qu'elle ne saurait spéculer sur l'issue de celle-ci s'il n'y avait pas eu méconnaissance du droit en question. La Cour n'aperçoit donc pas de lien de causalité entre la violation constatée et un quelconque dommage matériel dont le requérant aurait eu à souffrir. Il y a donc lieu de rejeter cet aspect de ses prétentions.
En revanche, la Cour admet que le requérant a subi un préjudice moral, qui ne peut être réparé par le simple constat de violation (comparer avec Seven, précité, § 65). Néanmoins, elle estime que le montant réclamé par le requérant à ce titre est excessif et, statuant en équité comme l'exige l'article 41 de la Convention, elle lui alloue la somme de 7 800 EUR à ce titre.
63. Le requérant réclame 3 500 EUR au titre des frais et dépens qu'il a engagés dans le cadre de la procédure menée devant les juridictions internes et 2 000 EUR au titre de ceux qu'il a engagés aux fins de sa requête devant la Cour. Il appuie sa demande par les originaux d'un récépissé de 1 000 livres turques (« TRY »), signé le 22 février 2008 par Me A. İzmirli pour consultation juridique, et deux autres de 5 000 TRY chacun, signés les 9 avril et 15 juillet 2016 par Me Z. Karaca Boz pour la préparation des recours individuels devant la Cour constitutionnelle.
64. Le Gouvernement affirme que ces justificatifs ne sont pas assez convaincants pour établir la réalité des dépenses encourues et que, au demeurant, la somme globale réclamée est exorbitante par rapport à celles octroyées dans des affaires comparables.
65. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux (Beeler c. Suisse [GC], no 78630/12, § 128, 11 octobre 2022). En l'espèce, compte tenu des documents en sa possession, des tableaux de conversion des taux de change aux dates pertinentes et des critères susmentionnés, la Cour alloue au requérant, pour les frais et dépens engagés dans le cadre de la procédure interne, la somme réclamée de 3 500 EUR, plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d'impôt ; elle rejette la demande pour le surplus, faute d'être documentée.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L'UNANIMITÉ,
a) que l'État défendeur doit verser au requérant, dans un délai de trois mois à compter de la date à laquelle l'arrêt sera devenu définitif conformément à l'article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir en livres turques au taux applicable à la date du règlement :
b) qu'à compter de l'expiration dudit délai et jusqu'au versement, ces montants seront à majorer d'un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
Fait en français, puis communiqué par écrit le 10 octobre 2023, en application de l'article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Dorothee von Arnim Arnfinn Bårdsen
Greffière adjointe Président
[1] Réprimé par l'article 105 du Code pénal, pareils actes couvrent les agissements à caractère sexuel visant autrui sans contact physique. Lorsqu'il y a contact physique, l'acte est qualifié d'« agression sexuelle » (cinsel saldırı) et est puni par l'article 102 dudit code.