WICK v. GERMANY - 22321/19 (Article 6 - Right to a fair trial : Fourth Section) French Text [2024] ECHR 469 (04 June 2024)


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European Court of Human Rights


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URL: http://www.bailii.org/eu/cases/ECHR/2024/469.html
Cite as: [2024] ECHR 469

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QUATRIÈME SECTION

AFFAIRE WICK c. ALLEMAGNE

(Requête no 22321/19)

 

ARRÊT
 

Art 6 § 1 (civil) • Accès à un tribunal • Non-examen au fond des recours d'un détenu contre ses transferts répétés et à dates rapprochées d'une prison à une autre et les mesures de mise à l'isolement et sous surveillance vidéo • Art 6 § 1 applicable • Impact négatif de ces transferts sur sa réinsertion sociale, notamment la mise en place des mesures thérapeutiques • Répercussions directes et importantes des mesures spéciales de sécurité sur sa vie sociale et privée • Communication confuse des autorités sur la qualification du transfert non imputable au requérant • Décisions judiciaires contradictoires ayant mis le détenu dans l'impossibilité de savoir comment procéder pour faire valoir ses droits, notamment concernant le tribunal à saisir et l'établissement pénitentiaire contre lequel diriger ses demandes • Absence de possibilité concrète et effective d'obtenir le prononcé d'une décision juridictionnelle

 

Préparé par le Greffe. Ne lie pas la Cour.

 

STRASBOURG

4 juin 2024

 

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l'article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.


En l'affaire Wick c. Allemagne,

La Cour européenne des droits de l'homme (quatrième section), siégeant en une chambre composée de :

 Gabriele Kucsko-Stadlmayer, présidente,
 Tim Eicke,
 Faris Vehabović,
 Branko Lubarda,
 Armen Harutyunyan,
 Anja Seibert-Fohr,
 Anne Louise Bormann, juges,
et de Andrea Tamietti, greffier de section,

Vu :

la requête (no 22321/19) dirigée contre la République fédérale d'Allemagne et dont un ressortissant de cet État, M. Thomas Wick (« le requérant »), a saisi la Cour en vertu de l'article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») le 18 avril 2019,

la décision de porter à la connaissance du gouvernement allemand (« le Gouvernement ») le grief concernant l'article 6 § 1 de la Convention et de déclarer irrecevable la requête pour le surplus,

les observations communiquées par le gouvernement défendeur et celles communiquées en réplique par le requérant,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 14 mai 2024,

Rend l'arrêt que voici, adopté à cette date :

INTRODUCTION


1.  La requête porte, sous l'angle de l'article 6 § 1 de la Convention, sur les transferts répétés et à dates rapprochées du requérant, qui purgeait une peine d'emprisonnement, d'un établissement pénitentiaire à un autre. Le requérant allègue qu'en raison de ces transferts, les tribunaux qu'il avait saisis pour statuer, d'une part, sur la légalité de sa mise à l'isolement et de son placement sous surveillance vidéo et, d'autre part, sur ses transferts, perdaient leur compétence et rendaient des décisions contradictoires.

EN FAIT


2.  Le requérant est né en 1975 et se trouve actuellement dans l'établissement pénitentiaire de Tegel à Berlin. Il a été représenté par Me M. Koch, avocate à Hambourg.


3.  Le Gouvernement a été représenté par son agente, Me N. Wenzel, du ministère fédéral de la Justice.


4.  Les faits de l'espèce, tels qu'exposés par les parties, peuvent se résumer comme suit.

  1. LA GENÈSE DE L'AFFAIRE


5.  Le 26 juin 2007, le tribunal régional de Berlin condamna le requérant, qui avait déjà purgé plusieurs peines d'emprisonnement, à une peine de huit ans de prison pour viol et blessures corporelles et ordonna son placement en détention de sûreté. Par la suite, le requérant fut placé successivement dans plusieurs établissements pénitentiaires.


6.  Le 6 mars 2008, le requérant fut d'abord interné dans l'établissement pénitentiaire de Tegel à Berlin.

7.  Le 4 janvier 2013, le requérant agressa de manière extrêmement violente l'un de ses codétenus, lui infligeant des blessures graves et permanentes.


8.  Le 14 janvier 2013, le requérant, considéré comme représentant un danger majeur, fut isolé des autres prisonniers et placé dans le secteur de haute sécurité de l'établissement pénitentiaire de Tegel. Peu après, il exprima son intention tout à la fois de tuer quelqu'un s'il était de nouveau détenu dans un secteur ordinaire de l'établissement, et d'agresser violemment des employés. Il refusa par ailleurs tout contact avec le service social de l'établissement.


9.  Le 16 juillet 2013, un expert psychologue constata chez le requérant un trouble dissociatif de la personnalité se manifestant par un comportement égocentrique et narcissique avec une inclination à la domination et à l'humiliation d'autrui.

10.  Le 31 octobre 2013, le tribunal régional de Berlin condamna le requérant à une peine d'emprisonnement de neuf ans pour l'incident du 4 janvier 2013 (paragraphe 7 ci-dessus) et ordonna son placement en détention de sûreté.

11.  Le 28 août 2014, le requérant fut transféré à l'établissement pénitentiaire de Fuhlsbüttel à Hambourg pour une durée de six mois. Les autorités employèrent à cet égard tantôt le terme « Sicherheitsverlegung », à savoir « transfert permanent de sûreté », tantôt le terme « Überstellung », qui désigne un « transfert temporaire » (voir le paragraphe 56 ci-dessous concernant la terminologie). Au cours de son internement à Hambourg, le requérant écrivit une lettre de menaces à l'égard de certains employés de la prison de Tegel.


12.  Le 26 mars 2015, le requérant fut transféré à titre temporaire à l'établissement pénitentiaire de Straubing, dans le Land de Bavière, où il demeura jusqu'au 12 mai 2016.


13.  Après avoir été interné brièvement dans l'établissement pénitentiaire de Werl, dans le Land de Rhénanie-du-Nord-Westphalie, il fut transféré, le 19 juillet 2016, à la prison de Schwalmstadt, dans le Land de Hesse, où il présenta à nouveau un comportement alarmant, exprimant notamment son intention de verser de l'huile bouillante sur des codétenus.


14.  Le 8 septembre 2016, le requérant fut transféré à l'établissement pénitentiaire de Kassel, en Hesse. Les autorités utilisèrent à ce propos le terme « Sicherheitsverlegung », soit « transfert permanent de sûreté ». Pendant son internement dans l'établissement en question, le requérant menaça des codétenus en vue de leur extorquer de l'argent, exprima de nouveau son intention de verser de l'huile bouillante sur quelqu'un et déclara à un employé chargé d'effectuer une fouille corporelle qu'il allait lui arracher la gorge et qu'il n'avait plus rien à perdre parce que, de toute manière, il serait placé en détention de sûreté.


15.  Par la suite, le requérant fit l'objet de mesures et de nouveaux transferts qui donnèrent lieu à trois procédures judiciaires distinctes.

  1. La procédure devant le tribunal régional de Darmstadt concernant les mesures spéciales de sécurité


16.  Le 19 avril 2017, le requérant fut transféré à l'établissement pénitentiaire de Weiterstadt, en Hesse, les autorités usant de nouveau, à cet égard, du terme « Sicherheitsverlegung » (« transfert permanent de sûreté »).

17.  En raison de menaces proférées par le requérant contre les employés, l'établissement pénitentiaire de Weiterstadt ordonna, en mai 2017, des mesures spéciales de sécurité (besondere Sicherungsmaßnahmen) concernant le requérant, à savoir sa mise à l'isolement et son placement sous surveillance vidéo.

18.  Le 4 juillet 2017, le ministère de la Justice du Land de Hesse adressa au ministère de la Justice du Schleswig-Holstein une demande en vue du transfert du requérant, pour des raisons de sécurité, dans le secteur de haute sécurité d'un établissement pénitentiaire de ce Land. Dans sa demande, le ministère hessois utilisait le terme « Verlegung » (« transfert permanent »).


19.  Le 5 juillet 2017, le ministère de la Justice du Schleswig-Holstein, recourant au terme « Überstellung » (« transfert temporaire »), consentit à un transfert du requérant à la prison de Lübeck pour une durée de trois mois.

20.  Le 14 juillet 2017, le ministère hessois confirma ledit transfert pour la durée proposée en employant le terme « Sicherheitsverlegung » (« transfert permanent de sûreté »), tout en remerciant les autorités du Schleswig-Holstein de leur accord pour prendre en charge le requérant « de manière temporaire ».

21.  Par deux lettres du 18 et du 20 juillet 2017, le requérant engagea une action contre l'établissement pénitentiaire de Weiterstadt, formant une demande en annulation des mesures spéciales de sécurité devant le tribunal territorialement compétent à l'égard de celui-ci, à savoir le tribunal régional de Darmstadt.

22.  Le 26 juillet 2017, le requérant fut transféré de l'établissement pénitentiaire de Weiterstadt à celui de Lübeck, lequel continua d'appliquer les mesures spéciales ordonnées par l'établissement de Weiterstadt (paragraphe 17 ci-dessus).

23.  Le 28 juillet 2017, le tribunal régional de Darmstadt avisa le requérant que sa demande dirigée contre la prison de Weiterstadt (paragraphe 21 ci-dessus) était devenue sans objet en raison de son transfert permanent à Lübeck, et il l'invita à soumettre des commentaires à ce propos.

24.  Le 4 août 2017, le requérant répondit que selon les informations fournies par l'établissement pénitentiaire de Lübeck, il n'y était incarcéré qu'à titre temporaire.

25.  Le 9 août 2017, l'établissement pénitentiaire de Weiterstadt indiqua au tribunal régional de Darmstadt que le requérant avait été transféré à Lübeck de manière permanente.

26.  Le 6 septembre 2017, le tribunal régional de Darmstadt déclara le recours en annulation des mesures spéciales de sécurité (paragraphe 21 ci-dessus) irrecevable au motif qu'il était devenu sans objet à la suite du transfert permanent du requérant à Lübeck. Il constata que, malgré l'indication donnée au requérant le 28 juillet 2017 (paragraphe 23 ci-dessus), celui-ci avait maintenu ses prétentions initiales et qu'il ne l'avait pas saisi, en particulier, de demande tendant au constat a posteriori de l'illégalité des mesures attaquées.

27.  Le 7 septembre 2017, l'établissement pénitentiaire de Weiterstadt, revenant sur sa lettre du 9 août 2017 (paragraphe 25 ci-dessus), informa le tribunal régional de Darmstadt que le requérant avait en effet été transféré à Lübeck de manière temporaire, à savoir pour une durée de trois mois.


28.  Le 4 octobre 2017, le requérant forma un recours en droit (Rechtsbeschwerde) contre la décision du 6 septembre 2017 (paragraphe 26 ci-dessus) devant la cour d'appel de Francfort-sur-le-Main. Arguant notamment que, contrairement au tribunal régional de Darmstadt, le tribunal régional de Lübeck avait considéré que son transfert à Lübeck était temporaire (paragraphe 33 ci-dessous), il signalait un risque de décisions contradictoires qui le laisseraient sans aucune protection juridique.

29.  Le 13 mars 2018, la cour d'appel rejeta le recours en droit, sans motiver sa décision.

30.  Le 11 octobre 2018, la Cour constitutionnelle fédérale rendit une décision de non-admission du recours constitutionnel du requérant sans la motiver (2 BvR 695/18).

  1. La procédure devant le tribunal régional de Lübeck concernant les mesures spéciales de sécurité et les transferts

31.  Le 1er août 2017, le requérant introduisit une demande en annulation des mesures spéciales de sécurité, alors mises en œuvre par l'établissement pénitentiaire de Lübeck (paragraphe 22 ci-dessus), devant le tribunal régional de Lübeck, territorialement compétent concernant l'établissement en question.

32.  Par deux lettres datées du 18 septembre 2017, le requérant demanda audit tribunal de prononcer à l'égard de l'établissement pénitentiaire de Lübeck une interdiction de transfert en sa faveur, et de constater qu'il avait été transféré à Lübeck de manière permanente. Il expliquait, à ce sujet, qu'il souhaitait rester à Lübeck notamment parce qu'il avait des contacts sociaux dans la région, et que les transferts répétés d'un établissement pénitentiaire à un autre faisaient obstacle à l'établissement d'un protocole de traitement le concernant et l'empêchaient d'obtenir une décision judiciaire relativement aux conditions de sa détention.

33.  Le 26 septembre 2017, le tribunal régional de Lübeck indiqua au requérant que, compte tenu de la lettre rectificative formulée par l'établissement pénitentiaire de Weiterstadt le 7 septembre 2017 (paragraphe 27 ci-dessus), il convenait de retenir qu'il avait été transféré à Lübeck de manière temporaire et que, par conséquent, l'établissement de Weiterstadt était toujours compétent concernant les questions soulevées.


34.  Il invita en outre le requérant à modifier la demande du 1er août 2017 tendant à l'annulation des mesures spéciales de sécurité (paragraphe 31 ci-dessus) de sorte qu'elle fût désormais dirigée contre l'établissement pénitentiaire de Weiterstadt en lieu et place de celui de Lübeck, auquel cas il pourrait la renvoyer devant le tribunal régional de Darmstadt.


35.  Quant aux demandes formées le 18 septembre 2017 (paragraphe 32 ci-dessus), le tribunal régional de Lübeck estima qu'elles visaient essentiellement à assurer le séjour permanent du requérant à Lübeck, et qu'elles ne présentaient pas de chances de succès suffisantes dès lors que l'établissement pénitentiaire de Lübeck n'avait pas compétence pour décider d'un éventuel transfert du requérant. Il considéra par ailleurs qu'en l'absence de décision prévoyant pareil transfert, il n'y avait pas lieu de renvoyer les demandes en question devant un autre tribunal. En conséquence, il invita le requérant à les retirer.


36.  Le requérant maintint ses demandes telles qu'il les avait introduites.

37.  Le 10 octobre 2017, le tribunal régional de Lübeck rejeta celle relative aux mesures spéciales de sécurité (paragraphe 31 ci-dessus) au motif que le requérant était incarcéré de manière temporaire à l'établissement pénitentiaire de Lübeck et que, par suite, celui-ci n'était pas compétent au regard des mesures en question. Ladite juridiction précisa que la décision divergente rendue par le tribunal régional de Darmstadt le 6 septembre 2017 (paragraphe 26 ci-dessus) résultait de l'information incorrecte que l'établissement pénitentiaire de Weiterstadt avait fournie dans sa lettre du 9 août 2017 (paragraphe 25 ci-dessus) et qu'il avait rectifiée entretemps dans sa lettre du 7 septembre 2017 (paragraphe 27 ci-dessus).

38.  Le même jour, le tribunal déclara les demandes du 18 septembre 2017 (paragraphe 32 ci-dessus) irrecevables. Concernant l'interdiction de transfert sollicitée en faveur du requérant à l'égard de l'établissement pénitentiaire de Lübeck, il releva que celui-ci n'avait pas ordonné pareil transfert, et qu'il n'était, du reste, pas compétent pour ce faire. Quant à la demande tendant au constat du caractère permanent du transfert du requérant à Lübeck, le tribunal considéra qu'elle était sans objet dès lors que ledit transfert avait déjà été effectué.

39.  Le 17 octobre 2017, le requérant fut transféré de l'établissement pénitentiaire de Lübeck à celui de Bruchsal, dans le Land de Bade-Wurtemberg, pour une durée de trois mois.


40.  Le 24 octobre 2017, il forma des recours en droit contre les décisions du tribunal régional de Lübeck (paragraphes 37 et 38 ci-dessus), arguant notamment qu'à la différence de celui-ci, le tribunal régional de Darmstadt avait considéré que son transfert à Lübeck avait été permanent (paragraphe 26 ci-dessus), et que ces décisions contradictoires le laissaient sans aucune protection juridique.

41.  Le 17 novembre 2017, la cour d'appel du Schleswig-Holstein déclara les recours en droit irrecevables au motif que le requérant ne se trouvait plus dans l'établissement pénitentiaire de Lübeck.

42.  Le 11 octobre 2018, la Cour constitutionnelle fédérale rendit une décision de non-admission du recours constitutionnel du requérant sans la motiver (2 BvR 2808/17).

  1. La procédure en référé devant les tribunaux régionaux de Lübeck et Darmstadt concernant les transferts


43.  Le 7 août 2017, pendant que le requérant se trouvait encore dans l'établissement pénitentiaire de Lübeck, le ministère de la Justice de Hesse entra en contact avec l'administration du Sénat de Berlin pour discuter de l'organisation de l'internement du requérant à l'issue de la période de trois mois prévue pour son incarcération à Lübeck, étant d'avis qu'un retour du requérant en Hesse n'était plus possible pour des raisons de sécurité.


44.  Le 9 août 2017, l'administration du Sénat de Berlin assura au ministère en question qu'elle s'occuperait de la recherche d'un établissement pénitentiaire disposé à prendre en charge le requérant.


45.  Le 19 septembre 2017, le ministère de la Justice et de l'Europe du Bade-Wurtemberg indiqua à l'administration du Sénat de Berlin que l'établissement pénitentiaire de Bruchsal était prêt à accueillir le requérant pour une durée de trois mois.


46.  Le 16 octobre 2017, après avoir été informé de son transfert imminent à Bruchsal, le requérant demanda au tribunal régional de Lübeck d'interdire aux établissements pénitentiaires de Lübeck et de Weiterstadt, par la voie d'une ordonnance en référé, de le transférer à Bruchsal.


47.  Ladite demande ne fut soumise au juge des référés que le 17 octobre 2017, au moment du transfert du requérant vers Bruchsal (paragraphe 39 ci-dessus). Le même jour, le tribunal constata que la demande dirigée contre l'établissement pénitentiaire de Lübeck était devenue sans objet, le transfert à Bruchsal ayant déjà été mis en œuvre. Quant à celle concernant l'établissement pénitentiaire de Weiterstadt, le tribunal retint qu'il n'était pas territorialement compétent à l'égard de celui-ci.

48.  Le 20 octobre 2017, le requérant invita le tribunal régional de Lübeck à renvoyer la demande en sa partie concernant l'établissement pénitentiaire de Weiterstadt devant le tribunal régional de Darmstadt. Il demanda également à être provisoirement retransféré à Lübeck, le temps qu'une décision définitive fût rendue sur le caractère permanent ou temporaire de son transfert de Weiterstadt à Lübeck.


49.  Le 27 octobre 2017, le tribunal régional de Lübeck accéda à la demande de renvoi devant le tribunal régional de Darmstadt.


50.  Le 23 novembre 2017, le tribunal régional de Darmstadt releva que le transfert du requérant à Bruchsal avait été organisé par les autorités des Länder de Berlin et de Bade-Wurtemberg, et non pas par l'établissement pénitentiaire de Weiterstadt, et il exprima des doutes quant au bien-fondé de la demande transmise.


51.  Le 1er décembre 2017, le requérant répondit à la juridiction, arguant que les autorités de Berlin n'étaient plus compétentes depuis son transfert de Berlin à Hambourg en 2014 (paragraphe 11 ci-dessus).

52.  Le 18 décembre 2017, le tribunal régional de Darmstadt rejeta la demande du requérant d'être retransféré à Lübeck (paragraphe 48 ci-dessus). Il admit que le statut pénitentiaire du requérant n'était pas clair, et que celui-ci avait le droit de savoir quel établissement pénitentiaire était compétent à son endroit, mais considéra néanmoins qu'il n'y avait pas lieu de trancher la question de savoir s'il avait été transféré à Lübeck de manière permanente ou temporaire. En effet, d'après le tribunal, si l'on retenait que le requérant avait été transféré vers l'établissement pénitentiaire de Lübeck de manière permanente, celui-ci était compétent pour décider de tout autre transfert le concernant, et le requérant aurait donc dû diriger sa demande contre lui ; si en revanche l'on concluait que le requérant avait été transféré à Lübeck de manière temporaire, la décision de le déplacer à nouveau relevait en principe de la compétence de l'établissement pénitentiaire de Weiterstadt, lequel ne pouvait toutefois se voir ordonner de le transférer vers une prison située dans d'autres Länder que celui de Hesse, les Länder étant des entités souveraines.

53.  Le 11 octobre 2018, la Cour constitutionnelle fédérale rendit une décision de non-admission du recours constitutionnel du requérant sans la motiver (2 BvR 361/18).

  1. LES éVéNeMENTS ULTérieurs


54.  Après avoir été incarcéré, du 12 au 22 février 2018, à l'établissement pénitentiaire de Stuttgart (Bade-Wurtemberg), du 22 février au 21 août 2018, à l'établissement pénitentiaire de Diez (Rhénanie-Palatinat), et du 21 août 2018 au 21 février 2019, à l'établissement pénitentiaire de Burg (Basse-Saxe), le requérant fut, à cette dernière date, transféré à nouveau à l'établissement pénitentiaire de Tegel (Berlin), où il fut placé en secteur de haute sécurité.

55.  Le 5 juin 2020, le tribunal régional de Berlin constata, dans le cadre de la procédure d'exécution du jugement du 31 octobre 2013 (paragraphe 10 ci-dessus), qu'entre 2015 et 2019, les autorités pénitentiaires n'avaient pas accordé au requérant un traitement adéquat et suffisamment individualisé en vue de la détention de sûreté ultérieure. Il considéra qu'alors que tous les établissements pénitentiaires où il avait été incarcéré avaient admis, en principe, qu'il devait être soumis à une sociothérapie ainsi qu'à une thérapie pour délinquants sexuels, les conditions de son internement, tel qu'il avait été mis en œuvre, étaient diamétralement opposées aux exigences de pareilles thérapies. Il releva, à cet égard, que le requérant avait été incarcéré dans un grand nombre de prisons, que la durée de son internement dans chacune d'entre elles avait été constamment limitée à quelques mois et qu'il avait été impossible de mettre en place les thérapies nécessaires au cours de séjours aussi brefs. Le tribunal régional critiqua plus particulièrement le fait que le requérant avait continué à être transféré d'une prison à l'autre même quand il était devenu évident qu'il ne pouvait plus être soumis au régime pénitentiaire ordinaire.

LE CADRE ET LA PRATIQUE JURIDIQUES PERTINENTS

  1. La distinction entre « transfert permanent » et « transfert temporaire »

56.  Le droit pénitentiaire allemand (c'est-à-dire la loi fédérale et les lois des Länder régissant le droit pénitentiaire - paragraphes 57 à 63 ci-dessous) distingue entre le « transfert permanent » (Verlegung) d'un détenu, qui vise à un internement permanent dans un établissement pénitentiaire donné, et le « transfert temporaire » (Überstellung), qui a trait à un internement de durée limitée dans un établissement pénitentiaire. Il prévoit en outre la possibilité d'un « transfert permanent de sûreté » (Sicherheitsverlegung), qui est un type particulier de transfert permanent par lequel le détenu est placé dans une prison plus à même de garantir sa sécurité et celle du personnel et des autres prisonniers. Le transfert permanent a pour conséquence que le nouvel établissement pénitentiaire devient compétent à l'égard du détenu, de même que, lorsque cet établissement est situé dans un autre Land, les autorités de celui-ci. Le transfert temporaire, en revanche, n'entraîne pas de changement de compétence.

  1. La loi fédérale relative à l'exécution des peines privatives de liberté et des mesures de sûreté et d'éducation privatives de liberté

57.  La loi fédérale du 16 mars 1976 relative à l'exécution des peines privatives de liberté et des mesures de sûreté et d'éducation privatives de liberté (Gesetz über den Vollzug der Freiheitsstrafe und der freiheitsentziehenden Maßregeln der Besserung und Sicherung - Strafvollzugsgesetz - « la loi SVG fédérale ») régit notamment le transfert d'un détenu d'un établissement pénitentiaire à un autre et la procédure applicable au recours d'un détenu contre une mesure pénitentiaire.


58.  Depuis la réforme du système fédéral allemand en 2006, l'exécution des peines privatives de liberté relève en principe de la compétence législative des Länder. Par conséquent, la loi SVG fédérale continue d'être applicable en tant que droit fédéral, mais les lois des Länder peuvent s'y substituer. Plusieurs Länder ont ainsi adopté leur propre loi en la matière, dont la Hesse et le Schleswig-Holstein (paragraphes 62 et 63 ci-dessous).

59.  Les articles 8 et 85 de la loi SVG fédérale prévoient les conditions auxquelles est subordonné le transfert d'un détenu, permanent ou temporaire, d'un établissement pénitentiaire à un autre. Ils disposent notamment qu'un transfert peut (kann, darf) être ordonné par les autorités pénitentiaires.

60.  L'article 109 § 1 de la loi SVG fédérale dispose que le détenu peut solliciter une décision judiciaire relativement à la légalité d'une mesure pénitentiaire le concernant, ou à l'obligation alléguée des autorités pénitentiaires de prendre une mesure qui lui a été refusée ou n'a pas été adoptée à son endroit.

61.  L'article 115 § 3 de la loi SVG fédérale concerne le cas où il n'y a plus lieu de statuer sur une mesure, en raison par exemple du retrait ou de la cessation de celle-ci. Le détenu peut alors demander au tribunal de constater qu'elle était illégale, à condition qu'il démontre qu'il a un intérêt légitime à obtenir cette constatation. Selon une jurisprudence constante, une telle demande de constat a posteriori de l'illégalité d'une mesure (Fortsetzungsfeststellungsantrag) n'est recevable que dans des cas exceptionnels, notamment lorsque la mesure en question a porté atteinte aux droits fondamentaux du demandeur, lorsqu'il y a un risque de réitération de celle-ci à son endroit, ou lorsqu'elle a eu des effets discriminatoires qui subsistent même après sa cessation (voir l'arrêt de la Cour fédérale administrative du 21 novembre 1980, 7 C 18.79, et la décision de la Cour constitutionnelle fédérale du 3 mars 2004, 1 BvR 461/03).

  1. La loi du Land de Hesse relative à l'exécution des peines

62.  La loi du Land de Hesse du 28 juin 2010 relative à l'exécution des peines (Hessisches Strafvollzugsgesetz - « la loi SVG-Hesse »), entrée en vigueur le 1er novembre 2010, contient des dispositions essentiellement identiques aux dispositions fédérales et applicables aux personnes incarcérées en Hesse. Son article 11 énonce les conditions devant être réunies pour qu'un détenu puisse être transféré, de manière permanente ou temporaire, d'un établissement pénitentiaire à un autre, et dispose notamment que cette décision est laissée à la discrétion des autorités pénitentiaires (voir les dispositions correspondantes de la loi SVG fédérale, citées au paragraphe 59 ci-dessus).

  1. La loi du Land de Schleswig-Holstein relative à l'exécution des peines privatives de liberté

63.  La loi du Land du Schleswig-Holstein du 21 juillet 2016 relative à l'exécution des peines privatives de liberté (Gesetz über den Vollzug der Freiheitsstrafe in Schleswig-Holstein - Landesstrafvollzugsgesetz Schleswig-Holstein - « la loi SVG-SH »), entrée en vigueur le 1er septembre 2016, énonce quant à elle des dispositions essentiellement identiques aux dispositions fédérales et applicables aux individus détenus dans le Schleswig-Holstein. Elle prévoit, en ses articles 17 et 103, les conditions auxquelles le transfert, permanent ou temporaire, d'un prisonnier d'un établissement pénitentiaire à un autre est subordonné, et précise notamment que la décision de procéder à pareil transfert relève de la discrétion des autorités pénitentiaires (voir les dispositions correspondantes de la loi SVG fédérale, citées au paragraphe 59 ci-dessus).

EN DROIT

  1. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION

64.  Le requérant soutient que ses transferts répétés d'un établissement pénitentiaire à l'autre l'ont empêché d'obtenir des décisions judiciaires concernant lesdits transferts et la légalité tant de sa mise à l'isolement que de son placement sous surveillance vidéo, et il estime que son droit d'accès à un tribunal a été par conséquent violé. Il invoque l'article 6 § 1 de la Convention, dont la partie pertinente en l'espèce est ainsi libellée :

« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue (...) par un tribunal (...), établi par la loi, qui décidera, soit des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil, soit du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle. (...) »

  1. Sur la recevabilité
    1. Sur l'applicabilité de l'article 6 § 1 de la Convention

a)      Les thèses des parties

  1. Le Gouvernement


65.  Le Gouvernement considère que l'article 6 § 1 n'est que partiellement applicable à la présente espèce.

66.  Il note, d'abord, que le requérant invoque l'article 6 § 1 à l'égard, d'une part, du contrôle juridictionnel des mesures spéciales de sécurité et, d'autre part, des transferts dont il a fait l'objet. Il est d'avis que si l'article 6 § 1 est applicable, sous son volet civil, aux procédures portant sur les mesures spéciales de sécurité, il ne l'est pas en ce qui concerne celles portant sur les transferts.


67.  Le Gouvernement observe ensuite que le droit allemand laisse à la discrétion des autorités pénitentiaires la question du transfert d'un individu vers une autre prison (paragraphes 59, 62 et 63 ci-dessus), et il doute par conséquent qu'un détenu dispose d'un quelconque « droit » à être, ou à ne pas être, transféré vers un autre établissement pénitentiaire. Il estime qu'à supposer même que le détenu ait un droit à ce que les autorités pénitentiaires exercent raisonnablement leur pouvoir d'appréciation (Anspruch auf ermessensfehlerfreie Entscheidung), il est douteux qu'il s'agisse d'un droit « de caractère civil ». Sur ce point, le Gouvernement se réfère à la jurisprudence de la Cour (Enea c. Italie [GC], no 74912/01, §§ 98-107, CEDH 2009, et De Tommaso c. Italie [GC], no 43395/09, §§ 147-155, 23 février 2017) selon laquelle l'article 6 § 1 est applicable lorsque la limitation de certains droits des détenus a des répercussions sur des droits privés, par exemple le contrôle de la communication ou l'interdiction de recevoir des visites de la famille, et il soutient que le transfert d'un détenu d'un établissement pénitentiaire à un autre n'est pas comparable à ces situations.

  1. Le requérant


68.  Le requérant plaide l'applicabilité intégrale de l'article 6 § 1 de la Convention. Il estime que s'il ne dispose pas d'un droit à ne pas être transféré d'un établissement pénitentiaire vers un autre, il a toutefois le droit de ne pas être transféré dans seize établissements pénitentiaires différents en l'espace de quelques années.

b)     Appréciation de la Cour


69.  La Cour observe, tout d'abord, que le grief soulevé par le requérant porte, d'une part, sur les mesures spéciales de sécurité qui lui ont été imposées et, d'autre part, sur les transferts d'une prison à l'autre dont il a fait l'objet.


70.  La Cour constate ensuite que le volet pénal de l'article 6 § 1 de la Convention n'entre pas en jeu en l'espèce dès lors que le grief concerne l'exécution d'un jugement pénal, et non pas une accusation en matière pénale (Enea, précité, § 97, et Boulois c. Luxembourg [GC], no 37575/04, § 85, CEDH 2012). Reste à savoir si l'article 6 § 1 de la Convention est applicable sous son volet civil.

  1. Principes généraux


71.  La Cour rappelle que, pour que l'article 6 § 1 trouve à s'appliquer sous son volet civil, il faut qu'il y ait « contestation »-�sur un « droit » que l'on peut prétendre, au moins de manière défendable, reconnu en droit interne, que ce droit soit ou non protégé par la Convention. Il doit s'agir d'une contestation réelle et sérieuse, qui peut concerner aussi bien l'existence même d'un droit que son étendue ou ses modalités d'exercice. De plus, l'issue de la procédure doit être directement déterminante pour le droit en question, un lien ténu ou des répercussions lointaines ne suffisant pas à faire entrer en jeu l'article 6 § 1 (Denisov c. Ukraine [GC], no 76639/11, § 44, 25 septembre 2018, et références citées, et Grzęda c. Pologne [GC], no 43572/18, § 257, 15 mars 2022, et références citées). Enfin, le droit doit revêtir un caractère « civil » (Grzęda, précité, § 257).


72.  La jurisprudence de la Cour a évolué au profit d'une application du volet civil de l'article 6 à des affaires ne portant pas à première vue sur un droit de caractère civil mais pouvant avoir des répercussions directes et importantes sur un droit de caractère privé d'un individu (De Tommaso, précité, § 151, et références citées-�; voir aussi Denisov, précité, §§ 51-52, et références citées).

73.  Dans le contexte carcéral, la Cour a notamment jugé que certaines limitations des droits des détenus, ainsi que les répercussions qu'elles peuvent entraîner, relèvent de la notion de « droits de caractère civil ». À titre d'exemple, la Cour rappelle qu'elle a estimé l'article 6 § 1 applicable à certaines procédures disciplinaires dans le cadre de l'exécution des peines de prison (Gülmez c. Turquie, no 16330/02, §§ 27-31, 20 mai 2008), à la surveillance de niveau élevé dont peuvent faire l'objet certains détenus en Italie (Ganci c. Italie, no 41576/98, §§ 20-26, CEDH 2003-XI, Musumeci c. Italie, no 33695/96, § 36, 11 janvier 2005, et Enea, précité, § 107) ainsi qu'aux restrictions auxquelles sont soumis les détenus placés en cellule de sécurité (Stegarescu et Bahrin c. Portugal, no 46194/06, §§ 37-38, 6 avril 2010). Les affaires en question concernaient, plus précisément, une interdiction de recevoir des visites pendant un an, une limitation du nombre de visites mensuelles des membres de la famille, une limitation des visites à une heure hebdomadaire sous forme exclusivement d'entretien dans un parloir vitré, un contrôle constant des communications épistolaires et téléphoniques, une limitation des promenades et l'impossibilité pour le détenu de poursuivre des études et de passer des examens, respectivement.

  1. Application de ces principes au cas d'espèce

     Les procédures relatives aux mesures spéciales de sécurité


74.  La Cour considère, pour ce qui est de la partie du grief soulevé par le requérant relative aux mesures spéciales de sécurité prises à son endroit, que le cas d'espèce présente des similitudes avec les affaires précitées, les restrictions imposées au requérant étant semblables à celles qui faisaient l'objet de ces affaires. En effet, la mise à l'isolement d'un détenu a pour conséquence une privation de tout contact social avec les autres détenus ainsi que l'impossibilité de participer aux activités communes dans l'établissement pénitentiaire, et la surveillance vidéo constitue une restriction considérable du droit à l'intimité du détenu. Les mesures spéciales de sécurité en l'espèce avaient donc des répercussions directes et importantes sur la vie sociale et privée et, partant, sur des droits de caractère civil du requérant. Dès lors, la Cour juge que l'article 6 § 1 est applicable à cet égard, ce que le Gouvernement ne conteste d'ailleurs pas (paragraphe 66 ci-dessus).

     Les procédures relatives aux transferts d'une prison à l'autre


75.  Pour ce qui concerne la partie du grief relative aux transferts d'un établissement pénitentiaire à un autre, se pose tout d'abord la question de savoir si la procédure en droit interne portait sur une contestation sur un « droit » du requérant au sens de la Convention. La Cour observe que le droit allemand ne reconnaît pas au détenu le droit de purger sa peine d'emprisonnement dans un établissement pénitentiaire donné. Selon les dispositions pertinentes (à savoir les articles 8 et 85 de la loi SVG fédérale, l'article 11 de la loi SVG-Hesse et les articles 17 et 103 de la loi SVG-SH - paragraphes 59, 62 et 63 ci-dessus), la décision sur un transfert d'un détenu incombe aux autorités pénitentiaires compétentes, qui peuvent ordonner le transfert et jouissent à cet égard dès lors d'un pouvoir discrétionnaire.


76.  Cela étant, la Cour rappelle qu'elle a déjà jugé que la seule existence d'un élément discrétionnaire dans le libellé d'une disposition légale n'excluait pas, en soi, l'existence d'un « droit » au sens de la Convention (Pudas c. Suède, 27 octobre 1987, § 34, série A no 125-A, et Miessen c. Belgique, no 31517/12, § 48, 18 octobre 2016, et références citées). En effet, l'article 6 § 1 trouve à s'appliquer lorsque la procédure judiciaire porte sur une décision dans l'adoption de laquelle les autorités compétentes jouissent d'un certain pouvoir d'appréciation, mais pas d'une liberté illimitée, et que cette décision se heurte aux droits du requérant (Obermeier c. Autriche, 28 juin 1990, § 69, série A no 179, et Mats Jacobsson c. Suède, 28 juin 1990, § 32, série A no 180-A). La Cour note que, selon le droit pénitentiaire allemand (à savoir l'article 109 de la loi SVG fédérale - paragraphe 60 ci-dessus), un détenu peut obtenir une décision judiciaire sur toute mesure pénitentiaire prise à son égard, y compris celle d'un transfert d'un établissement pénitentiaire à un autre. Elle relève qu'en raison du pouvoir discrétionnaire dont jouissent les autorités pénitentiaires dans le domaine des transferts des détenus, le contrôle judiciaire porte alors sur la question de savoir si ce pouvoir discrétionnaire a été exercé sans erreur d'appréciation, c'est-à-dire de manière raisonnable, dans les circonstances de l'espèce. Dès lors, le pouvoir discrétionnaire des autorités pénitentiaires n'étant pas illimité dans la présente espèce, la Cour considère que la procédure en droit interne portait sur une contestation sur un « droit » du requérant au sens de la Convention.


77.  Quant au caractère « civil » de ce droit, la Cour rappelle qu'elle a déjà jugé, dans des affaires concernant l'article 8 de la Convention, que le transfert d'un détenu dans différents établissements pénitentiaires situés dans des endroits isolés pouvait constituer une ingérence dans le droit au respect de la vie privée du détenu (Stanislav Lutsenko c. Ukraine (no 2), no 483/10, § 57, 15 septembre 2022 ; voir aussi İlerde et autres c. Türkiye, nos 35614/19 et 10 autres, §§ 212-214, 5 décembre 2023). Elle rappelle par ailleurs qu'elle a considéré, sur le terrain de l'article 6, que certaines limitations des droits des détenus qui relèvent assurément des droits de la personne revêtent un caractère civil (voir, mutatis mutandis, Enea, précité, § 103, Ganci, précité, § 25, De Tommaso, précité, § 154, et paragraphe 73 ci-dessus). Bien que dans la présente affaire il n'ait pas été allégué que les établissements pénitentiaires où le requérant a été transféré se trouvaient dans des endroits isolés, la Cour considère que le nombre et la fréquence de transferts d'un détenu d'un établissement pénitentiaire à un autre, ainsi que l'endroit vers lequel il est transféré, peuvent influer sur certains aspects de sa vie privée. En particulier, des transferts répétés et à dates rapprochées d'un détenu peuvent avoir un impact négatif sur sa réinsertion sociale, notamment sur l'utilité et les chances de succès d'une thérapie. La Cour observe que tel était le cas en l'occurrence puisque, selon la décision du tribunal régional de Berlin du 5 juin 2020 (paragraphe 55 ci-dessus), le requérant devait être soumis à des mesures thérapeutiques mais aucun établissement pénitentiaire n'a procédé à leur mise en place parce que le requérant y était interné seulement pendant quelques mois. La Cour note également que le requérant a exprimé le souhait de rester dans l'établissement pénitentiaire de Lübeck, alléguant avoir des contacts sociaux dans cette région (paragraphe 32 ci-dessus), et que ceux-ci auraient éventuellement pu contribuer à sa réinsertion sociale. Dès lors, la Cour juge qu'en l'espèce, les procédures portant sur les transferts répétés et à dates rapprochées du requérant d'un établissement pénitentiaire à un autre avaient trait à ses droits de caractère civil et, partant, que l'article 6 § 1 trouve à s'appliquer à cet égard.


78.  À la lumière de ce qui précède, la Cour conclut que le grief est compatible ratione materiae avec le volet civil de l'article 6 § 
1.

  1. Sur l'exception de non-épuisement des voies de recours internes


79.  Le Gouvernement excipe du non-épuisement des voies de recours internes, reprochant au requérant de ne pas avoir utilisé tous les moyens juridiques à sa disposition au soutien de ses griefs. Il explique de manière détaillée, pour chacune des trois procédures en cause, qu'à la suite des indications données par les juges, le requérant aurait pu modifier ou retirer ses demandes, ou encore en introduire de nouvelles. En outre, le Gouvernement soutient que le requérant a produit devant la Cour certains documents qu'il n'avait pas soumis auparavant aux juridictions internes (à savoir ses demandes du 18 septembre 2017 (paragraphe 32 ci-dessus) et les autres demandes qu'il avait introduites devant les juridictions internes, ainsi que les avis émanant des établissements pénitentiaires concernés) et qu'il s'agit là de faits et éléments de preuve nouveaux que la Cour ne saurait prendre en considération.


80.  Le requérant considère qu'il a épuisé les voies de recours internes. Il argue qu'en raison du manque de clarté concernant son statut pénitentiaire, il ne pouvait recourir à d'autres moyens que ceux utilisés. Il soutient en outre qu'il a soumis, à chaque stade de chaque procédure, tous les documents qu'il avait à sa disposition et allègue, sans autre précision, qu'on lui a caché certaines informations pendant les procédures et qu'il n'a obtenu certains documents qu'après la procédure menée devant la Cour constitutionnelle fédérale.


81.  Les principes généraux en matière d'épuisement des voies de recours internes sont résumés dans Vučković et autres c. Serbie ([GC], nos 17153/11 et 29 autres, §§ 69-77, 25 mars 2014) et Communauté genevoise d'action syndicale (CGAS) c. Suisse ([GC], no 21881/20, §§ 138-145, 27 novembre 2023). La Cour rappelle notamment que la règle de l'épuisement des voies de recours internes a pour finalité de ménager aux États contractants l'occasion de prévenir ou de redresser - normalement par la voie des tribunaux - les violations alléguées contre eux avant qu'elles ne soient soumises à la Cour (Fressoz et Roire c. France [GC], no 29183/95, § 37, CEDH 1999-I, et références citées). Elle estime, en l'espèce, que les arguments formulés par les parties relativement à l'exception du Gouvernement ne concernent pas la prévention ou le redressement de la violation de l'article 6 § 1 alléguée par le requérant, mais l'existence même de cette violation, c'est-à-dire la question de savoir si le requérant avait concrètement et effectivement accès à un tribunal pour revendiquer ses droits. Partant, la Cour abordera ces arguments dans son analyse du bien-fondé du grief.


82.  La Cour observe par ailleurs que le requérant a exercé tous les recours à sa disposition dans chacune des trois procédures, allant jusqu'à s'adresser à la Cour constitutionnelle fédérale (paragraphes 30, 42 et 53 ci-dessus). Elle considère en outre que le requérant a expliqué les faits pertinents et soulevé son grief en substance à chaque stade des procédures intentées.


83.  En conséquence, la Cour rejette l'exception de non-épuisement des voies de recours internes soulevée par le Gouvernement.

  1. Sur la qualité de victime du requérant

84.  La Cour estime que, eu égard à la décision favorable au requérant rendue par le tribunal régional de Berlin le 5 juin 2020 (paragraphe 55 ci-dessus), la question se pose de savoir si le requérant peut néanmoins se prétendre victime d'une violation de son droit d'accès à un tribunal. Bien que le Gouvernement n'ait pas soulevé une exception concernant la qualité de victime du requérant, la Cour rappelle que rien ne l'empêche d'examiner proprio motu cette question, qui touche à sa compétence (Buzadji c. République de Moldova [GC], no 23755/07, § 70, 5 juillet 2016). Elle considère que, dans les circonstances particulières de l'espèce, la question est si étroitement liée à la substance du grief du requérant qu'il y a lieu de la joindre au fond.

  1. Conclusion


85.  Constatant que la requête n'est pas manifestement mal fondée et ne se heurte à aucun autre motif d'irrecevabilité visé à l'article 35 de la Convention, la Cour la déclare recevable.

  1. Sur le fond
    1. Les thèses des parties

a)      Le requérant

86.  Le requérant soutient que les transferts répétés dont il a fait l'objet d'un établissement pénitentiaire à l'autre ont porté atteinte à son droit d'accès à un tribunal. Il allègue, à cet égard, que ces transferts ont toujours eu lieu avant que les tribunaux qu'il avait saisis n'aient pu statuer sur le fond de ses demandes respectives, et que les autorités ne lui indiquaient jamais s'il était transféré de manière permanente ou temporaire. Il considère que le manque de clarté concernant son statut pénitentiaire l'a empêché de savoir quel moyen juridique il devait utiliser et quel tribunal il devait saisir pour faire valoir ses droits. Il se réfère en particulier à la décision du tribunal régional de Berlin du 5 juin 2020 (paragraphe 55 ci-dessus), arguant que ladite juridiction y a critiqué les nombreux transferts en question.

b)     Le Gouvernement

87.  Le Gouvernement admet que les transferts répétés du requérant d'un établissement pénitentiaire à un autre ont rendu l'accès à un tribunal plus difficile. Il estime en outre qu'il est regrettable que le tribunal régional de Darmstadt ait rendu une décision erronée, le 6 septembre 2017 (paragraphe 26 ci-dessus), en raison de l'information incorrecte qui lui avait été communiquée par l'établissement pénitentiaire de Weiterstadt dans la lettre du 9 août 2017 (paragraphe 25 ci-dessus), et que cette erreur ne doit pas porter préjudice au requérant.


88.  Il considère toutefois que le requérant n'est pas resté sans protection juridique. Il note, tout d'abord, que l'article 109 de la loi SVG fédérale (paragraphe 60 ci-dessus) prévoit la possibilité pour un détenu d'obtenir une décision judiciaire relativement à toute mesure pénitentiaire le concernant. Il soutient ensuite que, dans la mesure où les voies judiciaires choisies par le requérant s'étaient avérées inefficaces en raison des transferts, celui-ci aurait pu employer d'autres moyens juridiques pertinents. Il ajoute que les juridictions internes lui ont donné, à cet effet, des indications qu'il a ignorées. Selon le Gouvernement, lesdites juridictions ont fait tout ce qui était en leur pouvoir dès lors qu'elles ne pouvaient outrepasser de leur propre chef la volonté du requérant.

89.  Pour ce qui est de la procédure devant le tribunal régional de Darmstadt concernant les mesures spéciales de sécurité, le Gouvernement considère, premièrement, qu'à la suite des indications données par le tribunal le 28 juillet 2017 (paragraphe 23 ci-dessus), le requérant aurait pu modifier sa demande en annulation de sorte qu'elle visât désormais à obtenir un constat d'illégalité desdites mesures. Il se réfère, sur ce point, à l'article 115 § 3 de la loi SVG fédérale (paragraphe 61 ci-dessus), qui vise des demandes de constat a posteriori de l'illégalité d'une mesure. Il soutient que pareille demande introduite par le requérant devant le tribunal régional de Darmstadt et dirigée contre l'établissement pénitentiaire de Weiterstadt aurait été appropriée dès lors qu'un constat d'illégalité relatif aux mesures litigieuses aurait signalé aux autres établissements pénitentiaires que l'adoption de telles mesures les exposerait au risque de se voir confrontés à des demandes d'indemnisation. Deuxièmement, le Gouvernement estime que la lettre rectificative de l'établissement pénitentiaire de Weiterstadt du 7 septembre 2017 (paragraphe 27 ci-dessus) et les décisions du tribunal régional de Lübeck du 10 octobre 2017 (paragraphes 37 et 38 ci-dessus) indiquaient clairement que le transfert du requérant à Lübeck était temporaire et que, partant, l'établissement pénitentiaire de Weiterstadt était resté compétent à l'égard des mesures spéciales de sécurité, même si celles-ci étaient désormais exécutées par l'établissement pénitentiaire de Lübeck, et il argue que le requérant aurait pu introduire, à leur suite, une nouvelle demande en annulation des mesures spéciales de sécurité, dirigée contre l'établissement pénitentiaire de Weiterstadt, devant le tribunal régional de Darmstadt.

90.  Quant à la procédure devant le tribunal régional de Lübeck relative aux mesures spéciales de sécurité et aux transferts du requérant, le Gouvernement soutient qu'eu égard aux indications données par le tribunal régional de Lübeck le 26 septembre 2017 (paragraphe 33 ci-dessus), le requérant aurait pu, d'une part, retirer ses demandes du 18 septembre 2017 (paragraphe 32 ci-dessus) et, d'autre part, revenir sur sa demande en annulation des mesures spéciales de sécurité (paragraphe 31 ci-dessus) afin de les imputer à l'établissement pénitentiaire de Weiterstadt, et non plus à celui de Lübeck, auquel cas le tribunal régional de Lübeck aurait pu renvoyer l'affaire devant le tribunal régional de Darmstadt.

91.  Pour ce qui concerne, enfin, la procédure en référé intentée devant les tribunaux régionaux de Lübeck et Darmstadt relativement aux transferts du requérant, le Gouvernement est d'avis que celui-ci aurait pu, après son transfert à Bruchsal (paragraphe 39 ci-dessus), modifier ses prétentions afin de demander un constat a posteriori de l'illégalité de ce transfert sur le fondement de l'article 115 § 3 de la loi SVG fédérale (paragraphe 61 ci-dessus).

  1. Appréciation de la Cour


92.  La Cour tient à préciser, tout d'abord, qu'elle n'est pas appelée à statuer sur la légalité des mesures spéciales de sécurité qui ont été imposées au requérant, ni sur l'utilité des transferts dont il a fait l'objet. Sa tâche, dans la présente espèce, consiste uniquement à déterminer si le requérant avait accès à un tribunal pour faire valoir les droits dont il disposait en tant que détenu (voir le grief du requérant, tel que résumé aux paragraphes 64 et 86 ci-dessus).

a)      Principes généraux


93.  Le droit d'accès à un tribunal a été défini dans l'arrêt Golder c. Royaume-Uni (21 février 1975, §§ 28-36, série A no 18) comme un aspect du droit à un procès équitable au sens de l'article 6 § 1 de la Convention. Se référant aux principes de la prééminence du droit et de l'interdiction de tout pouvoir arbitraire qui sous-tendent pour une bonne part la Convention, la Cour y a conclu que le droit d'accès à un tribunal est un élément inhérent aux garanties consacrées par l'article 6. Ainsi, l'article 6 § 1 garantit à chacun le droit de faire statuer par un tribunal sur toute contestation portant sur ses droits et obligations de caractère civil (Grzęda, précité, § 342 ; voir aussi Zubac c. Croatie [GC], no 40160/12, § 76, 5 avril 2018).


94.  Le droit d'accès à un tribunal doit être « concret et effectif », et non pas « théorique et illusoire ». Cette remarque vaut en particulier pour les garanties prévues par l'article 6, vu la place éminente que le droit à un procès équitable occupe dans une société démocratique (Zubac, précité, § 77, et références citées). L'effectivité du droit d'accès demande qu'un individu jouisse d'une possibilité claire et concrète de contester un acte constituant une ingérence dans ses droits. De même, le droit d'accès à un tribunal comprend non seulement le droit d'engager une action mais aussi le droit à une solution juridictionnelle du litige (Paroisse gréco-catholique Lupeni et autres c. Roumanie [GC], no 76943/11, § 86, 29 novembre 2016, et références citées).


95.  Par ailleurs, la Cour rappelle qu'elle a déjà jugé que des transferts répétés d'un détenu d'un établissement pénitentiaire à un autre, ayant rendu sans objet sa demande visant à ce qu'il fût mis un terme à des mesures prises à son endroit et inexistante l'urgence justifiant la compétence du juge des référés, n'avaient pas permis au détenu d'avoir une possibilité réaliste d'utiliser le recours en référé et avaient, dès lors, violé son droit à un recours effectif garanti par l'article 13 de la Convention, lu conjointement avec l'article 3 de la Convention (Bamouhammad c. Belgique, no 47687/13, §§ 171-173, 17 novembre 2015).

b)     Application de ces principes au cas d'espèce


96.  La Cour constate que le droit pénitentiaire allemand, plus précisément l'article 109 de la loi SVG fédérale, reconnaît en principe au détenu le droit de contester toute mesure pénitentiaire prise à son égard ou de demander que l'établissement pénitentiaire se voie ordonner de prendre une mesure donnée (paragraphe 60 ci-dessus). Elle note également que le requérant a exercé ce droit pour contester les mesures spéciales de sécurité et pour demander à être interné dans l'établissement pénitentiaire de Lübeck.


97.  Elle observe cependant que, dans les trois procédures en cause, les juridictions internes n'ont pas statué sur le fond des demandes formées par le requérant. En effet, dans sa décision du 6 septembre 2017, le tribunal régional de Darmstadt a déclaré la demande en annulation des mesures spéciales de sécurité irrecevable, au motif qu'elle était devenue sans objet en raison du transfert du requérant vers un autre établissement pénitentiaire (paragraphe 26 ci-dessus). Dans ses décisions du 10 octobre 2017, le tribunal régional de Lübeck a quant à lui rejeté les demandes du requérant tendant, d'une part, à obtenir l'annulation des mesures en question et, d'autre part, à ne pas être transféré vers un autre établissement pénitentiaire, estimant que l'établissement pénitentiaire contre lequel ces demandes étaient dirigées n'avait pas compétence pour ce qui les concernait (paragraphes 37 et 38 ci-dessus). Enfin, dans sa décision du 18 décembre 2017, le tribunal régional de Darmstadt a rejeté pour un motif similaire la demande que le requérant avait introduite aux fins de réintégrer la prison de Lübeck (paragraphe 52 ci-dessus). La Cour note, de plus, que les juridictions supérieures ont confirmé ces décisions (paragraphes 29 et 41 ci-dessus).


98.  La Cour constate que les décisions des juridictions internes étaient contradictoires quant à la question de savoir si le transfert du requérant de l'établissement pénitentiaire de Weiterstadt à celui de Lübeck était permanent ou temporaire et, partant, quant à l'établissement pénitentiaire compétent à son égard. En effet, dans sa décision du 6 septembre 2017, le tribunal régional de Darmstadt a considéré qu'il s'agissait d'un transfert permanent et que l'établissement pénitentiaire de Lübeck était par conséquent compétent (paragraphe 26 ci-dessus). Dans ses décisions du 10 octobre 2017, le tribunal régional de Lübeck a retenu, en revanche, le caractère temporaire du transfert et, par suite, la compétence de l'établissement pénitentiaire de Weiterstadt (paragraphes 37 et 38 ci-dessus). Enfin, dans sa décision du 18 décembre 2017, le tribunal régional de Darmstadt, tout en soulignant l'importance pour le requérant de savoir quel établissement pénitentiaire était compétent à son endroit, a estimé qu'il n'y avait pas lieu de statuer sur le caractère permanent ou temporaire du transfert à Lübeck (paragraphe 52 ci-dessus).


99.  La Cour relève que ce manque de clarté n'était pas imputable au requérant, mais qu'il était dû à une communication confuse des ministères et des établissements pénitentiaires relativement au transfert en question, les autorités ayant employé à son sujet les termes allemands de « transfert permanent », « transfert temporaire » et « transfert permanent de sûreté » de manière inexacte ou interchangeable. En effet, les ministères de la Justice respectifs de Hesse et du Schleswig-Holstein, en négociant le transfert du requérant de Weiterstadt à Lübeck, ont utilisé tour à tour les trois expressions sans convenir d'une qualification déterminée à son égard (paragraphes 18 à 20 ci-dessus). Par la suite, l'établissement pénitentiaire de Lübeck a informé le requérant qu'il y avait été transféré de manière temporaire (paragraphe 24 ci-dessus), tandis que l'établissement pénitentiaire de Weiterstadt a déclaré qu'il s'agissait d'un transfert permanent, avant de corriger cette affirmation en précisant, finalement, qu'il s'agissait d'un transfert temporaire (paragraphes 25 et 27 ci-dessus). La Cour observe, à cet égard, que le Gouvernement a admis que la déclaration initiale incorrecte de l'établissement pénitentiaire de Weiterstadt ne devait pas porter préjudice au requérant (paragraphe 87 ci-dessus).


100.  La Cour prend note que le Gouvernement est d'avis que le requérant aurait dû modifier certaines demandes de sorte qu'elles fussent désormais dirigées contre un autre établissement pénitentiaire, ou qu'il aurait dû introduire de nouvelles demandes similaires à celles qui avaient déjà été rejetées (paragraphes 89 et 90 ci-dessus). Elle considère toutefois que, dans une telle situation d'incertitude, l'on ne saurait reprocher au requérant de ne pas avoir essayé d'obtenir gain de cause par l'utilisation de moyens juridiques supplémentaires dont l'issue est incertaine. En effet, pour la Cour, la position du Gouvernement repose sur l'idée que la lettre rectificative de l'établissement pénitentiaire de Weiterstadt du 7 septembre 2017 (paragraphe 27 ci-dessus) et les décisions du tribunal régional de Lübeck du 10 octobre 2017 (paragraphes 37 et 38 ci-dessus) avaient définitivement établi que le transfert du requérant à Lübeck était temporaire et que l'établissement pénitentiaire de Weiterstadt était donc toujours compétent. Or, aux yeux de la Cour, rien n'indique que le tribunal régional de Darmstadt, auquel, selon le Gouvernement, le requérant aurait dû s'adresser en conséquence de ladite clarification, eût entretemps changé d'avis quant à ces questions. En dépit des arguments du requérant, le tribunal en question avait clairement retenu que le transfert du requérant dans l'établissement pénitentiaire de Lübeck avait été permanent et que ledit établissement était, par suite, compétent (paragraphe 26 ci-dessus). De surcroît, dans sa décision du 18 décembre 2017, le tribunal régional de Darmstadt n'est pas revenu expressément sur cette analyse, mais s'est abstenu de statuer sur le caractère permanent ou temporaire du transfert, tout en soulignant l'importance pour le requérant de connaître son statut pénitentiaire (paragraphe 52 ci-dessus).


101.  Quant aux arguments du Gouvernement selon lesquels le requérant aurait dû demander le constat a posteriori de l'illégalité de certaines mesures ou retirer certaines de ses demandes (paragraphes 89, 90 et 91 ci-dessus), la Cour estime que le Gouvernement n'a pas suffisamment démontré que ces démarches auraient permis au requérant d'atteindre ses buts concrets en l'espèce, à savoir l'annulation des mesures spéciales de sécurité qui lui avaient été imposées et l'interdiction d'être interné dans un établissement pénitentiaire autre que celui de Lübeck.


102.  En conclusion, la Cour considère que les décisions contradictoires des autorités nationales ont mis le requérant dans l'impossibilité de savoir comment il devait procéder pour faire valoir ses droits, notamment concernant le tribunal à saisir et l'établissement pénitentiaire contre lequel diriger ses demandes. Dès lors, aux yeux de la Cour, le requérant n'a pas joui d'une possibilité concrète et effective d'obtenir le prononcé d'une décision juridictionnelle relativement aux mesures spéciales de sécurité et aux transferts répétés et à dates rapprochées. Compte tenu des circonstances de l'espèce, et ayant en particulier égard à l'ensemble des décisions rendues, la Cour conclut que le requérant n'a pas eu accès à un tribunal.

103.  Pour ce qui concerne la question de savoir si le requérant peut se prétendre victime d'une violation de son droit d'accès à un tribunal en dépit de la décision du tribunal régional de Berlin du 5 juin 2020 (paragraphe 84 ci-dessus), la Cour rappelle qu'une décision ou une mesure favorable au requérant ne suffit en principe à lui retirer la qualité de victime que si les autorités nationales ont reconnu, explicitement ou en substance, puis réparé la violation de la Convention (Scordino c. Italie (no 1) [GC], no 36813/97, § 180, CEDH 2006-V ; voir aussi Sine Tsaggarakis A.E.E. c. Grèce, no 17257/13, §§ 29 et 31, 23 mai 2019). En l'occurrence, le tribunal régional de Berlin a critiqué les transferts répétés et à dates rapprochées du requérant dans une procédure distincte portant sur une question différente, à savoir celle du caractère adéquat des conditions de détention du requérant en vue de sa détention de sûreté ultérieure. Il ne s'est pourtant pas prononcé sur le manque de protection judiciaire du requérant ou les mesures spéciales de sécurité et, partant, il n'a ni reconnu ni réparé la violation du droit d'accès à un tribunal. Dès lors, la Cour estime que le requérant n'a pas perdu sa qualité de victime en raison de ladite décision.

104.  Partant, il y a eu violation de l'article 6 § 1 de la Convention.

  1. SUR L'APPLICATION DE L'ARTICLE 41 DE LA CONVENTION


105.  Aux termes de l'article 41 de la Convention :

« Si la Cour déclare qu'il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d'effacer qu'imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s'il y a lieu, une satisfaction équitable. »


106.  Le requérant n'a pas présenté de demande au titre de la satisfaction équitable. En conséquence, la Cour n'est pas appelée à lui octroyer de somme à ce titre.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L'UNANIMITÉ,

  1. Déclare la requête recevable ;
  2. Dit qu'il y a eu violation de l'article 6 § 1 de la Convention.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 4 juin 2024, en application de l'article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

 

 Andrea Tamietti Gabriele Kucsko-Stadlmayer
 Greffier Présidente


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