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European Court of Human Rights |
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You are here: BAILII >> Databases >> European Court of Human Rights >> AYDOGAN v. TURKIYE - 7355/20 (No Article 2 - Right to life : Second Section) French Text [2025] ECHR 40 (11 February 2025) URL: http://www.bailii.org/eu/cases/ECHR/2025/40.html Cite as: [2025] ECHR 40 |
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DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE AYDOĞAN c. TÜRKİYE
(Requête no 7355/20)
ARRÊT
Art 2 (matériel) • Obligations positives • Vie • Requérant grièvement blessé par balle en ayant utilisé son arme contre lui lors de son service militaire obligatoire • Absence de comportement, jusqu'à l'incident, susceptible de dénoter un risque réel et immédiat de suicide ou d'automutilation • Absence de lien de causalité entre la faute supposée de l'administration et le préjudice allégué
Art 2 (procédural) • Enquête pénale adéquate, prompte, suffisamment approfondie et indépendante, et requérant associé à un degré suffisant pour la sauvegarde de ses intérêts et l'exercice de ses droits • Évaluation non arbitraire ou manifestement déraisonnable de la Haute Cour administrative militaire, ayant débouté le requérant de son action en indemnisation, relativement aux preuves et aux conclusions retenues • Instruction ne dénotant aucun manque d'indépendance et d'impartialité
Prepared by the Registry. Does not bind the Court.
STRASBOURG
11 février 2025
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l'article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l'affaire Aydoğan c. Türkiye,
La Cour européenne des droits de l'homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :
Arnfinn Bårdsen, président,
Saadet Yüksel,
Jovan Ilievski,
Anja Seibert-Fohr,
Davor Derenčinović,
Gediminas Sagatys,
Juha Mikael Lavapuro, juges,
et de Hasan Bakırcı, greffier de section,
Vu :
la requête (no 7355/20) dirigée contre la République de Türkiye et dont un ressortissant de cet État, M. Harun Aydoğan (« le requérant »), a saisi la Cour en vertu de l'article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») le 14 janvier 2020,
la décision de porter à la connaissance du gouvernement turc (« le Gouvernement ») les griefs concernant l'article 2 de la Convention,
les observations des parties,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 21 janvier 2025,
Rend l'arrêt que voici, adopté à cette date :
INTRODUCTION
1. La requête concerne une blessure par balle que le requérant s'est infligée lors de l'accomplissement de son service militaire obligatoire. Le requérant considère que les circonstances de la cause ont emporté violation des articles 2, 6 et 13 de la Convention.
EN FAIT
2. Le requérant est né en 1992 et réside à Van. Il a été représenté par Me M. Timur, avocat.
3. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent de l'époque, M. Hacı Ali Açıkgül, ancien chef du service des droits de l'homme au ministère de la Justice.
4. Le 4 octobre 2011, le requérant fut examiné à l'hôpital militaire de Van avant son incorporation au service militaire. Les médecins déclarèrent l'appelé apte à accomplir son service militaire.
5. Le 17 août 2013, l'intéressé rejoignit le bataillon d'entraînement aux armes de la 59e brigade de formation d'artillerie d'Erzincan. Il ne fit mention d'aucun problème particulier auprès des autorités.
6. À l'issue de sa formation militaire, l'appelé fut autorisé à prendre un congé du 13 au 20 octobre 2013.
7. Le 22 octobre 2013, il intégra l'unité du commandement de la compagnie du 4e bataillon de la 172e brigade blindée de Şırnak.
8. Il ressort du formulaire de renseignements daté du 22 octobre 2013 que le requérant ne signala à ce moment-là aucun problème particulier aux autorités.
9. Dans un autre formulaire de renseignements, il informa toutefois les autorités qu'il souffrait de la maladie de Behçet (une inflammation chronique des vaisseaux sanguins qui provoque des lésions buccales et génitales douloureuses, des lésions cutanées et des problèmes oculaires) et de migraines.
10. Le 25 octobre 2013, l'intéressé reçut une formation sur la sécurité et la prévention des accidents.
11. Du 26 au 28 octobre 2013, il participa aux entraînements techniques et tactiques au tir.
12. Le 28 octobre 2013, il fut envoyé au commandement frontalier afin d'y recevoir une formation en artillerie et d'y poursuivre son service militaire. Il était accompagné de trois autres soldats.
13. À la caserne, il bénéficia d'un dispositif appelé body, consistant en la surveillance et la protection d'un appelé par un soldat plus expérimenté en vue de la facilitation de l'intégration de la nouvelle recrue dans la compagnie.
14. Selon les extraits du registre d'entraînement au tir sur cible datés du 31 octobre et du 1er novembre 2013, l'appelé accomplit avec succès les missions de tir.
15. Le 3 novembre 2013, le requérant ainsi que A.K., E.O. et S.Ö. furent affectés au terrain numéro 3 pour y effectuer des activités de surveillance et de garde de 5 heures à 17 heures.
16. Le même jour, vers 12 h 20, alors qu'il revenait de la pause déjeuner, le requérant fit usage du fusil de type G-3 qui lui avait été confié, tirant une balle sous son bras gauche. Il fut gravement blessé.
17. Les premiers soins médicaux furent dispensés sur place, après quoi le requérant fut transporté à l'hôpital par hélicoptère.
18. Les médecins parvinrent à le sauver.
19. L'intéressé fut déclaré inapte au service militaire.
I. L'enquête pénale
20. Le procureur militaire de Şırnak fut informé de l'incident immédiatement après sa survenance et une enquête judiciaire fut ouverte d'office.
21. Toujours le 3 novembre, à 14 h 43, le procureur militaire se rendit sur les lieux afin de superviser les premières investigations et de prendre les mesures qui pourraient se révéler nécessaires à la préservation des éléments de preuve. Il était accompagné d'une équipe d'experts en recherche criminelle de la gendarmerie nationale de Şırnak.
22. Le parquet entendit de nombreux militaires dans le cadre de l'enquête.
23. Les passages pertinents de leurs déclarations se lisent comme suit :
O.A., sergent : « Je connais Harun Aydoğan. Il est affecté à mon unité depuis le 28 octobre 2013. Le jour de l'incident, vers 12 h 20, je suis allé faire une vérification de routine à la buanderie. La buanderie est proche du bunker. J'ai entendu un coup de feu. Pensant que le coup de feu venait du bunker, je me suis précipité là-bas. Quand je suis arrivé sur les lieux, j'ai trouvé Harun Aydoğan couvert de sang. Il se tenait debout, tremblant. Du sang coulait sur son bras gauche. Je lui ai demandé : « Qu'as-tu fait ? » Il m'a répondu : « Laissez-moi tranquille mon commandant, je me suis tiré dessus ! »
T.S., lieutenant : « La veille de l'incident, j'étais de garde la nuit. [La journée suivante,] alors que je dormais, j'ai entendu O.A. crier qu'un soldat s'était tiré dessus. Je me suis précipité sur les lieux sans même prendre le temps de m'habiller. Quand je suis arrivé sur place, j'ai vu Harun Aydoğan adossé au mur du poste de tir, couvert de sang. J'ai remarqué que du sang coulait de son aisselle gauche. J'ai enlevé son uniforme de camouflage pour faire une compression [sur la plaie]. Environ quinze minutes plus tard, les secouristes sont arrivés sur les lieux et ont dispensé les premiers soins. L'appelé a été conduit à l'hôpital par hélicoptère.
Je suis arrivé ici le 27 octobre 2013. Harun Aydoğan, K.Ç. et Ö.M.K. étaient là pour suivre une formation d'artillerie. J'ai discuté avec eux pour faire connaissance. J'ai demandé des informations sur eux et sur leur famille. Je leur ai dit de ne pas hésiter à venir me voir en cas de problème et que j'essayerais de les aider du mieux que je pouvais. Lorsque je leur ai demandé s'ils avaient des problèmes, ils ne m'ont rien dit. La dernière fois que j'ai vu Harun Aydoğan, c'était lors d'un exercice le 1er novembre 2013. Il ne m'a fait part d'aucun problème. Je n'ai pas non plus entendu parler de problèmes concernant Harun de la part des autres soldats. »
S.K., lieutenant : « Après les premiers soins prodigués sur place, Harun Aydoğan a été transféré d'urgence à l'hôpital. Je lui ai posé quelques questions pour obtenir des informations sur l'incident. Quand je lui ai demandé pourquoi il s'était tiré dessus, et ce qui l'avait poussé à le faire, il m'a dit, autant que je me souvienne, qu'il ne voulait pas faire son service militaire, et que c'était la raison pour laquelle il s'était tiré dessus.
Lorsque l'appelé a rejoint notre compagnie, je lui ai posé des questions sur sa situation personnelle et familiale. Il m'a dit qu'il ne consommait pas de stupéfiants et qu'il ne souffrait pas de problèmes de santé mentale ou physique. Toutefois, il a signalé une douleur à sa main droite. Il a aussitôt bénéficié de soins à l'infirmerie. Il ne s'est plaint d'aucun autre problème. Les autres soldats ne m'ont pas fait part d'un quelconque problème le concernant. D'ailleurs, Harun Aydoğan ne semblait pas souffrir d'un quelconque problème. Le jour de l'incident, vers 15 h 30–16 heures, des membres de la famille de l'appelé m'ont téléphoné pour obtenir des informations. Après avoir discuté avec eux et leur avoir donné des détails sur ce qui s'était passé, j'ai reçu un nouvel appel de sa mère. Elle m'a d'abord parlé en kurde mais je n'ai pas compris. Ensuite, elle m'a dit en turc « l'armée a détruit mon foyer ! Vous ne vous êtes pas occupé de mon fils ! Que lui avez-vous fait ? ». J'ai répondu en expliquant que nous avions pris soin de son fils comme de tout autre soldat et que je n'avais pas reçu de plainte de sa part concernant un problème particulier. Elle m'a dit que son fils avait fait une demande d'autorisation de congé mais que nous ne l'avions pas acceptée. J'ai répondu qu'il n'avait pas fait une telle demande et que s'il l'avait faite, nous aurions pris les mesures nécessaires, car le congé est un droit pour le soldat et nous ne pouvons pas limiter ce droit.
J'ai déjà été confronté à de telles situations dans le passé. En me fondant sur les enseignements tirés de ces expériences et en prenant en compte les déclarations et le comportement de Harun Aydoğan après l'incident, je pense que son geste visait exclusivement à échapper à ses obligations militaires. Je n'ai relevé aucun signe indiquant une tendance suicidaire chez lui, ni reçu de plaintes concernant des agissements ou comportements anormaux de sa part. »
M.T.Ç., médecin lieutenant : « Lorsque je suis arrivé sur les lieux, j'ai vu que Harun Aydoğan avait été blessé par balle. Sa blessure était située au niveau de l'aisselle gauche. Il y avait tellement de sang que je n'ai pas pu déterminer exactement les points d'entrée et de sortie de la balle. Nous avons pratiqué les premiers secours jusqu'à l'arrivé de l'hélicoptère.
Je ne connais pas le soldat blessé. J'ai entendu qu'il passait un appel téléphonique et qu'après la conversation, il pleurait. »
E.P., appelé : « Je connais Harun Aydoğan depuis sept jours. Je n'ai pas beaucoup eu l'occasion de parler avec lui. Il m'a dit il y a trois jours : « Ce service militaire ne finira jamais ! ». Je l'ai consolé. »
S.A., appelé : « Je connais bien Harun Aydoğan. J'étais son meilleur ami à la caserne. Il ne m'a fait part d'aucun problème. Il ne s'est jamais plaint du service militaire. Nos commandants s'occupent bien de nous. À ma connaissance, il n'a pas fait part d'un quelconque problème à nos commandants. »
N.K., appelé : « Harun Aydoğan m'avait dit qu'il venait d'İzmir et qu'il était fiancé. Comme je viens d'İzmir également, nous avons un peu discuté. Il ne m'a fait part d'aucun problème. Je n'ai pas non plus entendu des autres camarades qu'il se serait plaint d'un quelconque problème. Nous sommes bien traités dans la caserne. Je ne sais pas pourquoi il s'est tiré une balle. »
R.B., appelé : « J'ai fait la connaissance de Harun Aydoğan il y a environ une semaine. Je n'ai pas eu beaucoup de conversations avec lui. Il ne m'a pas parlé de ses problèmes personnels et je ne l'ai pas entendu se plaindre du service militaire. Il ne semblait pas être une personne à problème. »
A.K., appelé : « Le jour de l'incident, vers 12 h 10, nous sommes allés déjeuner. Harun Aydoğan m'a dit qu'il voulait appeler sa famille. Pendant qu'il passait son coup de fil, je suis allé aux toilettes. Quand je suis sorti des toilettes, Harun était toujours au téléphone. Je ne l'ai pas attendu et je me suis dirigé vers la cantine. Un peu plus tard, nous avons entendu un coup de feu. Harun avait utilisé une arme contre lui. Il a été transporté à l'hôpital par hélicoptère.
Je n'ai pas entendu ce que Harun disait au téléphone. Le 2 février 2013, vers 15 heures, nous étions de garde au poste numéro 3. Harun m'avait dit que sa sœur se mariait et qu'il voulait aller au mariage. Il se demandait si les commandants lui donneraient l'autorisation de prendre congé. Je lui ai conseillé de faire la demande [en lui disant] que cela ne devrait pas poser de problème. Le jour de l'incident, je l'ai revu. Nous avons un peu discuté. Il m'a dit qu'il en avait marre du service militaire, qu'il ne voulait pas rester ici, qu'il voulait partir dès que possible, qu'il ne resterait pas là où il ne voulait pas rester, qu'il n'était jamais resté dans un endroit où il ne voulait pas être. Il ne m'a jamais dit qu'il se suiciderait ou qu'il se tirerait dessus. Je lui ai demandé s'il avait des problèmes familiaux, il m'a dit qu'il n'avait aucun problème. Il parlait calmement au téléphone. Je n'ai pas décelé d'anomalie. »
S.E., appelé : « Harun Aydoğan exprimait son mécontentement de devoir faire le service militaire. Il disait : « Je n'aime pas le service militaire. C'est pénible. Cela semble interminable ». À ma connaissance, il n'a jamais évoqué l'idée de se suicider ou de s'infliger des blessures. »
Ö.F.K., appelé : « Je connais Harun depuis environ sept jours. Je n'ai pas eu beaucoup l'occasion de parler avec lui car il semblait être quelqu'un de plutôt introverti et réservé. Il fumait beaucoup. Je n'ai jamais entendu de sa part une quelconque plainte concernant le service militaire. »
K.Ç., appelé : « Alors que j'étais de service à la tour centrale, nous avons entendu un coup de feu. J'ai d'abord pensé à une attaque. En regardant d'où venait le bruit, j'ai vu Harun Aydoğan les bras écartés, adossé au mur du poste. Il était blessé et criait, mais je n'arrivais pas à comprendre ce qu'il disait. J'ai observé la situation depuis la tour. Un hélicoptère est arrivé pour l'emmener à l'hôpital.
J'avais eu l'occasion de prendre le petit déjeuner aux côtés de Harun pendant quelques jours. J'avais remarqué qu'il fumait excessivement. Il m'avait dit qu'il voulait assister au mariage de sa sœur. Une fois, lors d'un entraînement de tir au mortier, il m'avait dit « si seulement je pouvais être devant ces mortiers pour qu'ils me tirent dessus avec ». Sur le coup, je n'ai pas pensé à lui demander pourquoi il disait ça. Je pense qu'il a tenu ces propos car il trouvait le service militaire difficile. Je ne l'ai pas entendu s'en plaindre mais j'ai vu dans son comportement qu'il n'était pas content de le faire. Je n'ai jamais vu aucun de nos commandants maltraiter les soldats. »
R.A., appelé : « Le jour de l'incident à l'heure du déjeuner, j'ai vu Harun, qui parlait en kurde au téléphone. Il criait et semblait énervé. Environ cinq minutes après ce coup de fil, nous avons entendu un coup de feu. Une équipe médicale s'est rendue sur les lieux pour lui porter secours.
Ces derniers temps, il me disait qu'il s'ennuyait à la caserne, qu'il avait des problèmes, que son père et son frère avaient été licenciés, qu'il était fiancé, que leur situation économique était difficile et qu'il n'avait même pas d'argent pour acheter des cigarettes. Il a également ajouté qu'il voulait demander une autorisation pour assister au mariage de sa sœur.
Il m'a raconté un rêve qu'il avait fait la nuit précédant l'incident. Il avait rêvé qu'il se tirait dessus. J'ai essayé de le réconforter. Il m'a répondu que ses rêves se réalisaient souvent, comme celui où il avait rêvé que son père avait un accident de voiture. Il m'a dit qu'après avoir fait ce rêve, il avait appelé sa mère pour lui demander de dire à son père d'être prudent, mais que son père avait effectivement eu un accident. Il a de nouveau affirmé que s'il voyait quelque chose dans un rêve, cela se réalisait généralement. Il ne m'a pas dit qu'il allait se tirer dessus ou se suicider. »
24. Le procureur entendit également le requérant. Il déclara notamment ce qui suit :
« J'ai décidé d'appeler ma famille avant le déjeuner. J'ai parlé avec mon père. Il est au chômage. Je lui ai demandé s'il avait trouvé du travail. Il m'a dit qu'il était toujours au chômage. Nous sommes huit frères et sœurs et j'étais très préoccupé par le chômage de mon père. Il m'a informé que ma sœur se mariait. Il m'a demandé si je pouvais assister au mariage. Je lui ai dit que je le souhaitais mais que je ne savais pas si les commandants me donneraient l'autorisation. J'ai demandé à mon père d'appeler nos commandants pour demander la permission. Après ce coup de fil, j'étais très contrarié. J'ai fumé quatre à cinq cigarettes d'affilée. La situation de ma famille me rendait triste. Cependant, je n'avais absolument pas l'intention de me suicider. Je pensais que tout finirait par s'arranger. Alors que je me dirigeais vers la cantine, soudain, sans que j'aie eu le temps de comprendre ce qui se passait, un coup de feu a retenti. Sur le coup je n'ai pas compris que j'avais été touché. Lorsque j'ai vu l'état de mon bras gauche, j'ai paniqué et commencé à crier. Je ne me souviens pas exactement de ce que j'ai dit, tout ce que je me rappelle, c'est que j'ai crié. Je ne comprends pas comment [le tir s'est déclenché]. Je me souviens être monté dans l'hélicoptère mais je n'ai aucun souvenir de ce qui s'est passé après. J'ai ouvert les yeux à l'hôpital.
Je suis quelqu'un d'introverti. Je n'exprime pas mes soucis facilement. Dans la vie civile, je suis allé voir un psychiatre une fois. Il m'a prescrit des médicaments et m'a conseillé de ne pas garder mes problèmes pour moi. J'ai pris pendant un certain temps les médicaments qu'il m'avait donnés, mais j'ai arrêté par la suite. J'ai la maladie de Behçet. Selon les médecins, c'est dû au fait que je ne partage mes problèmes avec personne. Je ne me souviens pas m'être tiré dessus. Je n'avais absolument pas l'intention de me suicider. D'ailleurs, le mariage de ma sœur était prévu pour bientôt. Je n'aurais jamais pu avoir l'intention de [les laisser avec mon corps sans vie] en me tirant dessus. J'aime le service militaire. Je suis venu à l'armée avec plaisir. Nous avons même fêté mon départ pour l'armée, presque comme un mariage. Je n'ai jamais dit à personne que le service militaire m'ennuyait. J'étais simplement perturbé par le fait que je venais de rejoindre l'armée. Le chômage de mon père me préoccupait aussi. C'est pourquoi je fumais énormément.
Je tiens également à préciser qu'à aucun moment mes commandants m'ont mal traité. Ils demandaient toujours aux appelés comment nous allions et s'occupaient de nous. Je m'entendais bien avec mes camarades aussi.
Concernant ma blessure à la main droite, lors de ma première affectation, une arme est tombée [en me heurtant] et j'ai été blessé. J'ai montré ma blessure à mon commandant qui m'a immédiatement envoyé à l'infirmerie pour les soins nécessaires. Après les soins, il a veillé à ce que je ne sois pas affecté à des activités qui pouvaient aggraver ma blessure.
Je considère le service militaire comme un devoir d'honneur, de loyauté et de service à la patrie. Je veux terminer mon service militaire. Je n'ai jamais voulu qu'un tel incident se produise. Je n'ai pas fait cela intentionnellement. D'ailleurs, je ne me souviens pas de ce qui s'est passé. »
25. Le 6 novembre 2013, le parquet demanda le dossier militaire personnel de Harun Aydoğan, qu'il reçut le jour même.
26. Les 5, 9 et 20 décembre 2013, le laboratoire d'analyses criminelles de la gendarmerie d'Ankara rendit les rapports d'expertise qu'il avait établis à partir des examens balistiques pratiqués sur la douille et l'arme retrouvées sur les lieux.
27. Les experts y concluaient que le fusil de type G-3 était celui de Harun Aydoğan, qu'il était en bon état de fonctionnement et que la douille que l'on avait retrouvée provenait de l'arme en question. Ils indiquaient qu'une empreinte digitale avait pu être relevée sur la crosse du fusil et qu'elle correspondait à celle de l'annulaire droit de l'intéressé. Il y était également mentionné que l'analyse des prélèvements effectués sur les vêtements du blessé avait révélé la présence de résidus de tir. Selon les experts, le coup avait été tiré à bout touchant.
28. Le 30 décembre 2013, le parquet demanda les documents médicaux relatifs aux soins reçus par Harun Aydoğan à l'hôpital militaire de Şırnak. Ils lui furent communiqués le jour même.
29. Le 10 mars 2014, le parquet ordonna une expertise concernant la blessure subie par l'intéressé.
30. Dans son rapport d'expertise du 24 mars 2014, le médecin légiste retint que Harun Aydoğan avait été confronté, du fait de l'incident, à une situation mettant sa vie en danger, qu'il avait subi des lésions aux veines et aux nerfs, qu'il avait reçu une greffe vasculaire et qu'il était devenu inapte au service militaire.
31. Un autre rapport d'expertise, daté du 4 avril 2014, conclut en outre que le coup avait été tiré à bout touchant ou quasi touchant.
32. L'hôpital militaire de Diyarbakır indiqua au procureur que Harun Aydoğan était inapte au service militaire en raison de sa blessure.
33. Le 5 mai 2014, considérant qu'aucun élément ne permettait d'engager la responsabilité pénale d'un tiers quant à la blessure de Harun Aydoğan, qui avait lui-même tiré la balle l'ayant causée, le procureur militaire de Şırnak rendit une ordonnance de non-lieu.
34. Il précisa également qu'il n'y avait pas suffisamment d'éléments de preuve pour conclure que l'appelé avait agi avec l'intention spécifique de se rendre inapte au service militaire.
35. L'ordonnance de non-lieu fut notifiée au requérant le 15 mai 2014.
36. Le requérant ne forma pas opposition contre cette décision.
II. L'enquête administrative
37. Conformément à la pratique habituelle, le commandant de la 172e brigade blindée ordonna qu'une enquête administrative fût menée pour faire la lumière sur l'événement et en tirer toutes les conclusions afin qu'il ne se reproduisît pas.
38. Les inspecteurs rendirent leur rapport le 11 novembre 2013, après avoir notamment entendu Harun Aydoğan et d'autres militaires de la caserne.
39. Ils firent les constats suivants :
a) La formation d'orientation avait été courte ;
b) Les autorités avaient montré un empressement à faire participer l'appelé aux activités militaires ;
c) L'intéressé avait été affecté à l'unité du commandement alors qu'aucune vérification n'avait été faite au centre d'orientation et de conseil quant à l'existence d'un dossier le concernant, qu'il n'avait été procédé à aucune démarche en vue de connaître sa personnalité, que l'examen médical d'admission n'avait pas été réalisé et que le questionnaire d'évaluation initiale n'avait pas été utilisé ;
d) Les procédures d'admission qui avaient été appliquées aux soldats nouvellement affectés à l'unité du commandement n'étaient pas adéquates ;
e) Le commandant de la compagnie ainsi que le commandant et le sous-officier d'unité avaient fait preuve de négligence dans la supervision, le contrôle et la surveillance de leur subordonné en l'affectant à un service de garde armé avant la finalisation du processus d'admission ;
f) Malgré les instructions reçues concernant la sécurité et la prévention des accidents, l'intéressé avait tenté de se rendre inapte au service militaire en tirant une balle sous son aisselle avec le fusil qui lui avait été confié.
III. L'action en indemnisation
40. Le 14 novembre 2014, le requérant introduisit un recours de plein contentieux devant la Haute Cour administrative militaire.
41. Dans son recours, il soutenait que la responsabilité pour faute de l'administration se trouvait engagée en l'espèce, se reportant notamment, à cet égard, aux conclusions du rapport d'enquête administrative.
42. Par un arrêt du 6 mai 2015, adopté à la majorité, la Haute Cour administrative militaire débouta le requérant de ses prétentions, estimant qu'il n'y avait pas de lien de causalité entre la blessure de l'intéressé, qu'il avait intentionnellement provoquée, et une quelconque faute ou négligence imputable à l'administration militaire. Elle considéra que Hasan Aydoğan était le seul fautif dans la survenance de cet incident et qu'aucune faute de service n'avait été commise par l'administration. Le passage pertinent de l'arrêt rendu par la Haute Cour administrative militaire est ainsi libellé :
« Tenant compte de l'ordonnance de non-lieu et du rapport d'enquête administrative, il a été constaté que la blessure de Harun Aydoğan résultait de son propre comportement intentionnel et fautif et qu'aucune faute n'était attribuable à une tierce personne dans l'automutilation de l'appelé.
Par conséquent, il convient de considérer comme établi que la blessure du requérant était imputable à ses propres agissements.
Ainsi, dans les circonstances de la présente cause, le lien de causalité entre la faute de service alléguée et le préjudice n'a pas été établi. La responsabilité sans faute de l'administration ne saurait non plus être retenue en l'espèce.
Dès lors, en l'absence d'existence d'une faute imputable à l'administration, il y a lieu de débouter le requérant de sa demande en indemnisation du préjudice subi. »
43. Deux juges redigèrent une opinion dissidente, dont la partie pertinente se lit comme suit :
« Il ressort des éléments du dossier que le demandeur a été affecté à sa nouvelle compagnie sans passer par le centre d'orientation et de conseil. Une arme chargée lui a été confiée pendant qu'il assurait la garde alors même que les procédures d'admission dans sa nouvelle caserne n'étaient pas terminées. Il a été établi que le demandeur avait déclaré à ses proches et amis qu'il avait rêvé qu'il se tirait dessus et que ses rêves se réalisaient, et qu'il avait même ajouté « je vais me tirer dessus ». Ainsi, bien que le demandeur ait fait, avant de passer à l'acte, des déclarations [montrant] que son état psychologique était altéré, et bien qu'il ait présenté des signes en ce sens, aucune mesure nécessaire n'a été adoptée à cet égard, aucune aide psychologique ne lui a été apportée, aucune initiative n'a été prise pour déterminer s'il avait ou non un trouble psychiatrique (comme, par exemple, le transférer vers un établissement de santé). Malgré le fait que l'appelé n'était pas prêt, on lui a demandé d'assurer une garde armée et il a tiré une balle contre lui avec l'arme qui lui avait été confiée. Il s'est ainsi rendu inapte au service militaire, en raison de l'état psychologique dans lequel il se trouvait. Par conséquent, nous estimons que l'administration a commis une faute de service.
Le manquement au service signifie qu'il y a eu des lacunes et des dysfonctionnements du service pris dans son ensemble. Cela veut dire que même si les agents de l'administration fournissent un service de la meilleure manière possible au regard des moyens disponibles et qu'ils n'ont commis aucune négligence ou faute de nature à engager leur responsabilité, s'il y a des lacunes et des dysfonctionnements du service appréhendé dans son ensemble, alors cela doit être considéré comme une faute de service de l'administration.
Par conséquent, dans les circonstances de la cause, bien qu'il n'y ait eu aucune négligence ni faute de la part d'un individu dans l'incident ayant entraîné la blessure du demandeur, l'administration était, de notre point de vue, responsable des lacunes observées en l'espèce (telles que mentionnées dans le rapport d'enquête administrative). Les dommages résultant de la blessure du demandeur devaient donc être pris en charge par l'administration défenderesse, en tenant également compte de la responsabilité du demandeur (par une réduction appropriée du montant des dommages et intérêts).
44. Le 6 janvier 2016, la Haute Cour administrative militaire rejeta le recours en rectification formé par le requérant.
IV. L'arrêt de la Cour constitutionnelle
45. Le 17 février 2016, par l'intermédiaire de son avocat, le requérant introduisit un recours individuel devant la Cour constitutionnelle. Il soutenait que les circonstances de la cause avaient emporté violation de son droit à la vie.
46. Le 20 novembre 2019, considérant notamment que les autorités militaires ne pouvaient pas savoir que le requérant présentait un risque réel d'automutilation, la Cour constitutionnelle conclut que son droit à la vie n'avait pas été violé. Elle nota notamment ce qui suit au paragraphe 58 de son arrêt :
« La Cour constitutionnelle constate qu'il n'existe aucun élément indiquant que le requérant souffrait de troubles mentaux. Il n'avait pas non plus un comportement pouvant laisser penser qu'il se tirerait une balle avec une arme à feu. Aucune allégation en ce sens n'a d'ailleurs été avancée par l'intéressé. Dans ces circonstances, le fait que K.Ç. et R.A. n'aient pas informé leurs supérieurs ne constitue pas une situation anormale. En outre, les événements se sont déroulés dans un laps de temps relativement court. L'incident mentionné dans la déclaration de K.Ç. aurait eu lieu seulement quelques jours avant l'événement et celui mentionné par R.A. la veille au soir vers 23 heures. Partant, la Cour constitutionnelle conclut que les autorités militaires n'ont pas eu la possibilité d'identifier la situation ni de prendre des mesures préventives et que dès lors, les tenir responsables de ne pas avoir pu empêcher le requérant de se tirer une balle constituerait une charge excessive au regard des obligations positives découlant du droit à la vie (pour une évaluation similaire, voir également Anzılha Zorlu, décision no 2015/20152, 28/6/2018, § 65). »
47. L'arrêt de la Cour constitutionnelle fut notifié au requérant le 6 décembre 2019.
LE CADRE JURIDIQUE ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
48. L'article 79 du code de justice militaire no 1632, dans sa rédaction en vigueur à l'époque des faits, se lisait ainsi :
« Tout militaire qui se rend volontairement inapte au service militaire dans le but de se soustraire à des obligations militaires sera puni d'un emprisonnement d'un an à cinq ans. »
49. Au moment des faits, les articles pertinents en l'espèce de la loi no 1111 du 17 juillet 1927 relative au service militaire énonçaient ce qui suit :
Article 1er
« (...) tout homme de nationalité turque est astreint au service militaire. »
Article 5
« (...) aucun citoyen turc de sexe masculin ne peut être déchargé des obligations militaires tant qu'il n'a pas accompli son service national dans les conditions prévues par cette loi. »
Article 10
§ 2. (Modifié le 21 mai 1992 par l'article 2 de la loi no 3802) : « Tous les appelés sont soumis à une formation militaire de base (...) »
(...)
§ 8. : « Sont exemptés du service militaire les individus dont les capacités physiques ne sont pas adaptées audit service. »
Article 14
« Le recensement militaire permet de déterminer l'aptitude au service militaire après un examen médical (...)
Les examens médicaux des personnes devant effectuer le service militaire sont menés conformément aux procédures et principes énoncés dans le règlement des forces armées turques relatif à l'aptitude physique au service militaire. Ils sont principalement effectués par les médecins de famille ou par les médecins travaillant dans les établissements de santé civils.
Les individus à l'égard desquels une décision [concernant l'aptitude au service militaire] n'a pu être prise sont orientés vers les conseils médicaux désignés par le ministère de la Santé les plus proches.
(...) »
Article 28
« Les [individus figurant sur la dernière liste des] appelés sont répartis en deux groupes distincts selon le règlement des forces armées turques sur l'aptitude physique au service militaire (...) : [à savoir] 1. aptes au service militaire 2. inaptes au service militaire. Les [individus] inaptes au service militaire [n'effectuent pas ledit] service. [Concernant les individus pour lesquels] un examen médical se révèle nécessaire pour l'évaluation de leur aptitude au service militaire, les frais de déplacement et d'examen sont couverts par l'État, selon les principes déterminés par ledit règlement. »
Article 41
« Les [individus jugés inaptes au service militaire] sont adressés à l'hôpital militaire pour examen si l'administration l'estime opportun. [Ceux] qui sont finalement jugés aptes au service à la suite des nouveaux examens effectués par les conseils de santé sont appelés à rejoindre l'armée. »
50. À l'époque des faits, dans le cas où une maladie ou une invalidité figurant dans la liste des maladies et invalidités annexée au règlement des forces armées turques sur l'aptitude physique au service militaire était constatée chez un appelé, celui-ci pouvait bénéficier de mesures d'exemption ou d'ajournement du service, ou encore de congé.
51. Selon l'article 6 du même règlement, les individus en bonne santé et ceux dont les maladies ou invalidités étaient énumérées dans la catégorie A de ladite liste étaient aptes à servir dans l'armée. En revanche, les maladies ou invalidités figurant dans les catégories B et D de la liste entraînaient une inaptitude au service militaire, les personnes relevant de la catégorie B pouvant toutefois être appelées, le cas échéant, en temps de guerre, alors que celles rattachées à la catégorie D faisaient l'objet d'une inaptitude définitive.
EN DROIT
I. SUR L'OBJET DU LITIGE ET L'APPLICABILITE DE L'ARTICLE 2 DE LA convention
52. Le requérant considère que les circonstances de la cause ont emporté violation des articles 2, 6 et 13 de la Convention.
53. Il soutient que les autorités militaires sont responsables de la blessure, selon lui potentiellement mortelle, qu'il a subie.
54. Il estime que les autorités ont manqué à leur devoir de protéger sa vie.
55. Il ajoute que l'enquête menée aux fins de déterminer les circonstances de sa blessure n'était pas conforme aux exigences des articles 6 et 13 de la Convention.
56. Il reproche en outre aux juridictions nationales de ne pas l'avoir indemnisé à l'issue d'une enquête et d'une procédure qui, de son avis, n'étaient ni indépendantes ni impartiales.
57. Le Gouvernement combat cette thèse. Il soutient qu'au vu de la formulation des griefs du requérant, la requête porte seulement sur la procédure en indemnisation devant les tribunaux, et non pas sur l'enquête pénale effectuée en l'espèce.
58. La Cour observe, tout d'abord, que le requérant se plaint non pas uniquement de la procédure en indemnisation devant la Haute Cour administrative militaire, mais de l'ensemble des procédures qui ont été menées en l'espèce.
59. Elle note ensuite que le requérant n'est pas décédé des suites de sa blessure. Cette circonstance n'est toutefois pas, en soi, de nature à exclure l'applicabilité de l'article 2 de la Convention. La Cour a en effet reconnu à de nombreuses reprises l'applicabilité de cette disposition dans des cas où la personne qui se disait victime d'une atteinte à son droit à la vie n'était pas décédée, par exemple lorsque la force utilisée par la police n'avait pas été meurtrière (Makaratzis c. Grèce [GC], no 50385/99, § 49, CEDH 2004-XI), lorsque la victime d'un accident de la route avait subi des lésions corporelles très graves (Nicolae Virgiliu Tănase c. Roumanie [GC], no 41720/13, 25 juin 2019), ou encore lorsque l'individu en question était atteint d'une maladie potentiellement mortelle (G.N. et autres c. Italie, no 43134/05, 1er décembre 2009).
60. Quoiqu'il n'existe pas de règle générale, il apparaît que si par nature l'activité en cause est dangereuse et propre à exposer la vie de la personne qui s'y livre à un risque réel et imminent, comme dans le cas d'actes de violence potentiellement mortels, la gravité des blessures subies peut ne pas être déterminante et, même en l'absence de toute blessure, un grief peut en pareil cas faire l'objet d'un examen sous l'angle de l'article 2 (Nicolae Virgiliu Tănase, précité, § 140, et les références qui y sont citées).
61. Par ailleurs, la Cour a également conclu à l'applicabilité de l'article 2 de la Convention dans des affaires concernant des suicides en détention (parmi d'autres, Keenan c. Royaume-Uni, no 27229/95, CEDH 2001-III, Troubnikov c. Russie, no 49790/99, 5 juillet 2005, Renolde c. France, no 5608/05, CEDH 2008 (extraits), et De Donder et De Clippel c. Belgique, no 8595/06, 6 décembre 2011) ou dans un hôpital psychiatrique (Fernandes de Oliveira c. Portugal [GC], no 78103/14, 31 janvier 2019).
62. Ainsi, dans l'affaire Jeanty c. Belgique (no 82284/17, 31 mars 2020), où un détenu atteint de troubles psychologiques avait tenté plusieurs fois de se suicider, la Cour a jugé l'article 2 applicable aux circonstances de l'espèce compte tenu de la mesure en cause, qui avait exposé ledit détenu à un risque réel et imminent, et alors même que les blessures qu'il avait subies n'étaient pas graves.
63. Elle a également souligné que l'article 2 entre aussi en jeu lorsqu'un individu est victime d'une activité ou d'un comportement, qu'il soit public ou privé, qui par sa nature expose sa vie à un risque réel et imminent ou qu'il a subi des blessures mettant en danger sa vie au moment où elles sont infligées, quand bien même il survivrait au bout du compte (Tërshana c. Albanie, no 48756/14, § 132, 4 août 2020, Lapshin c. Azerbaïdjan, no 13527/18, § 71, 20 mai 2021).
64. Il ressort des faits tels qu'établis au niveau interne que le requérant a été confronté, du fait de l'incident, à une situation mettant sa vie en danger (voir paragraphe 30 ci-dessus). Dans ces circonstances, la Cour considère que l'article 2 de la Convention trouve à s'appliquer en l'espèce.
II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 2 DE LA CONVENTION
65. Le requérant se plaint que les circonstances entourant le grave blessure subie par lui ont donné lieu à une violation des articles 2, 6 et 13 de la Convention.
Maîtresse de la qualification juridique des faits de la cause (Radomilja et autres c. Croatie [GC], nos 37685/10 et 22768/12, §§ 114 et 126, 20 mars 2018), la Cour estime que les griefs formulés par le requérant appellent un examen sous le volet matériel et sous le volet procédural de l'article 2 de la Convention, qui dans sa partie pertinente en l'espèce énonce :
« 1. Le droit de toute personne à la vie est protégé par la loi. (...) »
A. Sur la recevabilité
66. Le Gouvernement soutient que la requête est irrecevable. Il estime que les preuves obtenues au cours de l'enquête pénale et les conclusions que la Haute Cour administrative militaire en a tirées démontrent clairement que le fait pour le requérant d'avoir utilisé contre lui l'arme qui lui avait été confiée n'est pas imputable aux autorités militaires, aucun lien de causalité n'ayant pu être établi, selon lui, entre ce qu'il considère être un acte suicidaire et une quelconque action ou négligence de l'administration militaire. Le Gouvernement est ainsi d'avis que la blessure du requérant résulte uniquement de l'acte intentionnel et fautif de celui-ci.
67. Il souligne que l'intéressé n'a déposé aucune plainte concernant son accès à des soins médicaux après l'incident.
68. Se référant à l'arrêt Klaas c. Allemagne (no 15473/89, § 29, 22 septembre 1993), le Gouvernement rappelle en outre qu'il n'entre pas dans les attributions de la Cour de substituer sa propre vision des faits à celle des cours et tribunaux internes, auxquels il appartient en principe de peser les données recueillies par eux.
69. Il estime qu'il n'y a aucune raison de s'écarter des conclusions auxquelles sont parvenues les autorités nationales en l'espèce. Selon le Gouvernement, adopter une autre approche dans les circonstances de la cause conduirait à imposer un fardeau excessif aux autorités nationales et à encourager les individus à ne pas se conformer aux règles, et serait contraire au principe général selon lequel nul ne peut se prévaloir de sa propre turpitude.
70. Le requérant considère quant à lui que sa requête répond à l'ensemble des conditions de recevabilité prévues à l'article 35 de la Convention et invite la Cour à la déclarer recevable.
71. La Cour rappelle qu'elle est maîtresse de sa propre procédure et de son propre règlement et qu'elle apprécie en pleine liberté non seulement la recevabilité et la pertinence, mais aussi la force probante de chaque élément du dossier (Irlande c. Royaume-Uni, no 5310/71, § 210, 18 janvier 1978). Ni la Convention ni les principes généraux applicables aux juridictions internationales ne prescrivent à la Cour des règles strictes en matière d'administration de la preuve, et il n'existe aucun obstacle procédural à la recevabilité d'éléments de preuve dans le cadre de la procédure devant la Cour (Carter c. Russie, no 20914/07, § 97, 21 septembre 2021, et Merabishvili c. Géorgie [GC], no 72508/13, § 315, 28 novembre 2017). En conséquence, les constatations des juges nationaux ne lient pas la Cour, laquelle demeure libre de se livrer à sa propre évaluation à la lumière de l'ensemble des éléments dont elle dispose ; toutefois, la Cour ne s'écartera normalement de leurs constatations de fait que si elle est en possession de données convaincantes à cet effet (Mustafa Tunç et Fecire Tunç c. Turquie [GC], no 24014/05, § 182, 14 avril 2015). À cet égard, la prise en compte par la Cour des éléments recueillis au cours d'une enquête conduite au niveau national et des faits établis lors du procès devant un juge national dépendra dans une large mesure de la qualité du processus d'enquête interne, du caractère approfondi de celle-ci et de sa cohérence (Carter, précité, § 98, Finogenov et autres c. Russie, nos 18299/03 et 27311/03, § 238, CEDH 2011 (extraits), et Tagayeva et autres c. Russie, nos 26562/07 et 6 autres, § 86, 13 avril 2017).
72. En l'espèce, la Cour considère que les griefs du requérant ne sont pas manifestement mal fondés au sens de l'article 35 § 3 de la Convention. Observant par ailleurs qu'ils ne se heurtent à aucun autre motif d'irrecevabilité, elle les déclare recevables.
B. Sur le fond
73. Le requérant dénonce une violation de l'article 2 de la Convention. Il estime que l'État doit être tenu pour responsable de la blessure potentiellement mortelle qu'il a subie lors de l'accomplissement de son service militaire obligatoire. Il se plaint de ce que les mesures nécessaires pour le protéger n'aient pas été prises par les autorités alors qu'il avait dit à ses camarades qu'il utiliserait son arme contre lui, qu'il avait fait part de ses problèmes d'adaptation à la vie militaire et qu'il avait déclaré qu'il ne voulait pas accomplir son service militaire et qu'il ne resterait pas dans un endroit qu'il n'aimait pas. En outre, le requérant considère que sa formation d'orientation a été trop brève et que ses supérieurs hiérarchiques ont fait preuve de précipitation en lui demandant de participer aux activités militaires sans même vérifier ses antécédents médicaux.
74. Le requérant reproche également aux autorités de ne pas avoir mené une enquête effective sur l'incident. Il estime que la procédure devant la Haute Cour administrative militaire n'a pas été conduite de manière indépendante et impartiale dès lors que, de son point de vue, l'administration aurait dû être condamnée à l'indemniser, compte tenu notamment des conclusions du rapport d'enquête administrative, lesquelles, précise-t-il, lui étaient favorables.
75. Le Gouvernement conteste les arguments du requérant. Il allègue que l'intéressé a été soumis à la procédure habituelle d'examen médical avant de commencer son service militaire, qu'il n'a signalé aucun problème particulier et que les médecins l'ont déclaré apte à accomplir son service militaire après l'avoir examiné.
76. Il ajoute qu'aucune information indiquant que le requérant aurait eu un problème d'ordre psychologique pendant son service militaire, qu'il aurait eu l'intention de se tirer dessus ou qu'il pensait à se suicider n'avait été portée à la connaissance des autorités. Il argue, en outre, que l'intéressé n'a pas demandé à bénéficier d'un soutien psychologique lors de l'accomplissement son service militaire. Selon le Gouvernement, aucun élément ne pouvait laisser présager que le requérant avait une tendance à s'automutiler. L'État défendeur considère par ailleurs que l'intéressé avait reçu une formation à l'usage des armes suffisante.
77. Quant à l'enquête pénale et la procédure en indemnisation menée devant la Haute Cour administrative militaire, le Gouvernement les qualifie toutes deux de minutieuses et soutient que leur effectivité ne prête le flanc à aucune critique.
1. Sur le volet matériel de l'article 2 de la Convention
78. En ce qui concerne, d'abord, les circonstances dans lesquelles s'est produite la blessure du requérant, la Cour rappelle que, conformément à sa jurisprudence constante, lorsque les événements en cause, dans leur totalité ou pour une large part, sont connus exclusivement des autorités - comme dans le cas de personnes soumises à leur contrôle en garde à vue - l'État a la charge de fournir une explication plausible quant à l'origine de toute blessure ou mort survenue pendant la période considérée (voir Selmouni c. France [GC], no 25803/94, § 87, CEDH 1999-V, et Salman c. Turquie [GC], no 21986/93, § 99, CEDH 2000-VII). Elle rappelle également que cette obligation a été étendue aux décès survenus dans les zones placées sous le contrôle des seules autorités de l'État, telles les casernes militaires (Beker c. Turquie, no 27866/03, §§ 42-43, 24 mars 2009).
79. Dans la présente affaire, la Cour observe que les autorités ont conclu que le requérant s'était lui-même tiré une balle sous le bras gauche avec un fusil de type G-3 qui lui avait été confié, et qu'elles sont parvenues à cette conclusion à l'issue d'une enquête complète, au cours de laquelle elles se sont appuyées notamment sur les procès-verbaux d'audition de témoins, sur les rapports médicaux et sur le procès-verbal d'examen des lieux.
80. C'est donc à la lumière de l'ensemble des éléments recueillis durant l'instruction qu'il a été établi sans équivoque que l'intéressé s'était grièvement blessé en utilisant son arme contre lui. En particulier, l'hypothèse selon laquelle le fusil n'aurait pas fonctionné correctement et aurait fait feu accidentellement pour une raison ou pour une autre a été écartée.
81. La thèse ainsi retenue par les autorités se fondait sur des éléments objectifs. Aussi, en l'absence de tout élément susceptible de la remettre en cause, la Cour n'aperçoit aucun motif convaincant et suffisant à même de l'amener à s'écarter des conclusions auxquelles les autorités nationales ont abouti.
82. La Cour rappelle ensuite que lorsqu'une personne est sous la responsabilité des autorités, l'article 2 de la Convention met également à la charge de l'État l'obligation positive de prendre préventivement toutes les mesures nécessaires pour protéger l'individu dont la vie est menacée par ses propres agissements (Keenan, précité, § 89).
83. Elle souligne que cette obligation vaut sans conteste dans le domaine du service militaire obligatoire (Álvarez Ramón c. Espagne (déc.), no 51192/99, 3 juillet 2001) et que, lorsqu'un État impose le service national obligatoire à ses citoyens, il doit faire preuve de la plus grande diligence, notamment en ce qui concerne l'usage des armes (Abdullah Yılmaz c. Turquie, no 21899/02, § 56, 17 juin 2008).
84. La question principale, à cet égard, est de savoir si les autorités militaires savaient ou auraient dû savoir qu'il y avait un risque réel et immédiat que le requérant s'infligeât intentionnellement une blessure par balle, et, dans l'affirmative, si elles ont fait tout ce que l'on pouvait raisonnablement attendre d'elles pour prévenir ce risque (Tanrıbilir c. Turquie, no 21422/93, § 72, 16 novembre 2000, Keenan, précité, § 93, Kılınç et autres c. Turquie, no 40145/98, § 43, 7 juin 2005, et Hovhannisyan et Nazaryan c. Arménie, nos 2169/12 et 29887/14, § 121, 8 novembre 2022).
85. Dans son examen sur ce point, la Cour doit vérifier si l'éventuelle faute imputable aux professionnels de l'armée va bien au-delà d'une simple erreur de jugement ou d'une imprudence (Abdullah Yılmaz, précité, § 57).
86. En effet, dans ce type d'affaires, il ne faut pas perdre de vue l'imprévisibilité du comportement humain et il faut interpréter l'obligation positive de l'État de manière à ne pas lui imposer un fardeau insupportable ou excessif (Keenan, précité, § 90).
87. En l'espèce, au regard des éléments du dossier dont elle dispose, la Cour observe que rien n'indique que le requérant souffrait, avant de rejoindre l'armée, de troubles psychiques qui auraient pu laisser supposer un risque de suicide ou d'automutilation.
88. Sur ce point, la Cour constate que l'intéressé a été soumis à la procédure habituelle d'examen médical avant de commencer son entraînement militaire, et qu'il a été considéré comme apte à faire son service militaire (paragraphe 4 ci-dessus).
89. D'ailleurs, l'intéressé n'a jamais mis en cause son aptitude à accomplir ses obligations militaires.
90. La Cour note par ailleurs que le requérant, qui ne s'est pas plaint de son état de santé lors des examens médicaux, n'a pas davantage mentionné de problèmes psychologiques ou d'une autre nature lors de son entretien avec le commandant de la compagnie. Il n'a informé celui-ci que du fait qu'il souffrait de la maladie de Behçet et de migraines.
91. La Cour constate que le requérant a néanmoins déclaré à certains de ses camarades qu'il ne voulait pas accomplir son service militaire, qu'il ne voulait pas rester dans un endroit qu'il n'aimait pas et que sa famille avait des problèmes financiers. Toutefois, la Cour considère que les doléances exprimées par l'intéressé apparaissaient comme des préoccupations générales, et que les soucis personnels dont il a fait part ne pouvaient passer pour des signes avant-coureurs d'un risque imminent de suicide ou d'automutilation que sa hiérarchie aurait dû percevoir (voir, mutatis mutandis, Etgü c. Turquie (déc.), no 37588/12, § 35, 31 janvier 2017, Ayan c. Turquie (déc.), no 6376/10, 4 octobre 2011, et Dalar c. Turquie (déc.), no 35957/05, 21 février 2012).
92. Le requérant déplore que les autorités n'aient pas pris de mesures pour le protéger alors même qu'il avait dit aux autres soldats qu'il allait se tuer, qu'il avait rêvé qu'on lui tirait dessus et que ses rêves finissaient toujours par se réaliser. Cependant, la Cour note que les supérieurs hiérarchiques n'ont pas été tenus au courant de ces déclarations car les camarades de l'intéressé pensaient qu'il n'était pas sérieux dans ses propos. Ainsi, les autorités n'ont pas eu l'occasion de se rendre compte qu'il existait un risque que le requérant utilisât son arme contre lui. Du reste, jusqu'au moment de l'incident, celui-ci n'avait visiblement manifesté aucun trouble du comportement de nature à suggérer qu'il avait des problèmes psychologiques avérés et qu'il était nécessaire de le tenir à l'écart des armes aux fins de la protection de la vie des autres soldats ou de la sienne propre.
93. Autrement dit, rien n'autorise à affirmer que le requérant souffrait d'un problème psychologique l'empêchant de continuer d'accomplir son service militaire normalement. Il était dès lors permis de penser que l'intéressé n'avait pas, jusqu'à l'incident, un comportement susceptible de dénoter un risque réel et immédiat de suicide ou d'automutilation.
94. En outre, il a également été clairement établi que le requérant n'avait pas fait l'objet d'un traitement avilissant de la part d'autres soldats ou de ses supérieurs hiérarchiques. Au demeurant, il ne s'est jamais plaint d'un tel problème, affirmant au contraire qu'il avait été bien traité à la caserne.
95. Cela étant, la Cour observe que l'enquête administrative qui a été menée pour faire la lumière sur l'évènement et en tirer toutes les conclusions afin qu'il ne se reproduise pas (paragraphe 37 ci-dessus), a démontré que la formation suivie par le requérant avait été courte et que les autorités ont semblé avoir montré un certain empressement à le faire participer aux activités militaires sans le faire passer au préalable un examen médical adéquat.
96. Il ressort de cette enquête administrative que l'intéressé avait notamment été affecté à l'unité du commandement alors qu'aucune vérification n'avait été faite au centre d'orientation et de conseil quant à l'existence d'un dossier le concernant, qu'il n'avait été procédé à aucune démarche en vue de connaître sa personnalité, que l'examen médical d'admission n'avait pas été réalisé et que le questionnaire d'évaluation initiale n'avait pas été utilisé.
97. Toujours selon l'enquête administrative en question, le commandant de la compagnie ainsi que le commandant et le sous-officier d'unité avaient également fait preuve de négligence dans la supervision, le contrôle et la surveillance de leur subordonné en l'affectant à un service de garde armé avant la finalisation du processus d'admission.
98. Or la Cour note l'importance d'une formation adaptée avant d'affecter un appelé à un service de garde armé. À cet égard, elle rappelle que dans le domaine spécifique du service militaire obligatoire, le cadre législatif et administratif doit être renforcé et comprendre une réglementation adaptée, tant au niveau du risque que comportent pour la vie les activités et missions militaires qu'aux divers aspects de l'élément humain qui entre en jeu lorsqu'un État décide d'appeler sous les drapeaux de simples citoyens (Lütfi Demirci et autres c. Turquie, no 28809/05, § 31, 2 mars 2010). Ce cadre législatif et règlementaire doit non seulement exister en théorie mais également fonctionner en pratique.
99. Pareille réglementation doit exiger l'adoption de mesures d'ordre pratique visant la protection effective des appelés susceptibles de se voir exposés aux dangers inhérents à la vie militaire et prévoir des procédures adéquates permettant de déterminer les défaillances ainsi que les fautes qui pourraient être commises en la matière par les responsables à différents échelons.
100. Dans ce contexte s'inscrit principalement la mise en place par les établissements sanitaires concernées de mesures réglementaires propres à assurer la protection des appelés (Álvarez Ramón, décision précitée), étant entendu que les actes et omissions du corps médical militaire dans le cadre des politiques de santé les concernant, peuvent, dans certaines circonstances, engager leur responsabilité sous l'angle de l'article 2 de la Convention (Metin c. Turquie, no 26773/05, § 64, 5 juillet 2011, Kılınç et autres c. Turquie, no 40145/98, §§ 40-43, 7 juin 2005, et Powell c. Royaume-Uni (déc.), no 45305/99, CEDH 2000‑V).
101. Dans la présente affaire, la Cour, à l'instar de la Cour constitutionnelle qui applique les mêmes critères que ceux qui sont utilisés par elle (voir paragraphe 46 ci-dessus), ne voit pas de lien de causalité entre la faute supposée de l'administration et le préjudice allégué.
102. Aussi, malgré le fait que l'application du cadre réglementaire existant s'est avéré défaillante quant à l'établissement et notamment au suivi, par le corps médical militaire, de l'aptitude du requérant à un service de garde armé, et le manque d'une formation adaptée, la Cour ne peut conclure en l'espèce que les autorités connaissaient ou auraient dû connaître les problèmes qui étaient susceptibles de pousser le requérant à s'infliger une blessure par balle, et qu'elles auraient dû envisager de prendre des précautions particulières le concernant.
103. Reprocher aux autorités de n'avoir pas fait davantage pour prévenir cet événement reviendrait à leur imposer un fardeau excessif, eu égard à leurs obligations découlant de l'article 2 et aux éléments du dossier.
104. Il n'y a donc pas eu violation de l'article 2 au regard de son volet matériel.
2. Sur le volet procédural de l'article 2 de la Convention
105. La Cour relève que le requérant reproche aux autorités de ne pas avoir mené une enquête effective sur l'incident et de ne pas l'avoir indemnisé. L'intéressé estime, en particulier, que la solution retenue par les autorités démontre qu'elles n'étaient ni impartiales ni indépendantes.
106. La Cour note que le Gouvernement réfute cette thèse et qu'il considère que l'enquête menée par les autorités internes et la procédure qui s'en est suivie devant la Haute Cour administrative militaire ont pleinement satisfait aux exigences de la Convention.
107. La Cour rappelle que dans les affaires telles que la présente espèce, la protection procédurale du droit à la vie implique une forme d'enquête indépendante propre à déterminer les circonstances ayant entouré le décès ainsi qu'à établir les responsabilités (Çiçek c. Turquie (déc.), no 67124/01, 18 janvier 2005).
108. Les principes en matière d'effectivité de l'enquête au sens de l'article 2 de la Convention sont exposés notamment dans l'arrêt Mustafa Tunç et Fecire Tunç (précité, §§ 169-182).
109. Dans le domaine du service militaire obligatoire, les événements incriminés surviennent souvent dans une zone placée sous le contrôle exclusif des autorités ou des agents de l'État, ou bien dans des locaux plus ou moins inaccessibles au public, où les protagonistes sont réputés être les seuls susceptibles, d'une part, de connaître le déroulement exact des faits et, d'autre part, d'avoir accès aux informations propres à confirmer ou à réfuter les allégations formulées à leur endroit par les victimes ; aussi la jurisprudence de la Cour en la matière commande-t-elle, dans des situations déterminées, une application rigoureuse de l'obligation de mener une enquête officielle, de nature pénale, répondant aux critères minimums d'effectivité (Mustafa Tunç et Fecire Tunç, précité, §§ 169-182).
110. La Cour estime donc que, dans la présente affaire, l'État avait l'obligation de mener une enquête indépendante propre à déterminer les circonstances ayant entouré l'incident ainsi qu'à en établir les éventuelles responsabilités.
111. Elle considère que l'enquête pénale effectuée en l'espèce a été adéquate, prompte, suffisamment approfondie et indépendante, et que le requérant y a été associé à un degré suffisant pour la sauvegarde de ses intérêts et l'exercice de ses droits.
112. En effet, la Cour relève que l'enquête en question a été ouverte immédiatement après les faits, et que le procureur militaire a recueilli tous les éléments de preuve pertinents : des relevés ont ainsi été effectués, des examens médicaux et balistiques ont été réalisés et des témoins ont été entendus. Rien ne permet donc de mettre en doute la volonté des instances chargées de l'enquête d'élucider les faits.
113. D'ailleurs, la Cour note que le requérant n'a pas formé opposition contre l'ordonnance de non-lieu (paragraphes 36 ci-dessus), alors qu'il aurait pu saisir le tribunal militaire territorialement compétent d'un tel recours en invoquant notamment l'existence d'éléments qui, de son point de vue, permettaient d'engager la responsabilité pénale d'un tiers.
114. La Cour observe ensuite que le requérant a introduit devant la Haute Cour administrative militaire un recours de plein contentieux tendant à l'obtention d'une indemnité pécuniaire à raison de la blessure qu'il avait subie pendant son service militaire. Il a été débouté de sa demande au motif qu'il n'y avait pas de lien de causalité entre ladite blessure, qu'il avait lui‑même intentionnellement provoquée, et une quelconque faute imputable à l'administration militaire.
115. La Cour n'aperçoit rien d'arbitraire ou de manifestement déraisonnable dans l'évaluation que la Haute Cour administrative militaire a faite relativement aux preuves et dans les conclusions qu'elle a retenues. Elle relève que ladite juridiction est parvenue à une conclusion claire sur le litige, après avoir entendu contradictoirement les arguments des parties et examiné attentivement l'ensemble des moyens soulevés devant elle. Sa décision permettait de déterminer avec précision les raisons exactes du rejet de la demande du requérant. Autrement dit, la Cour ne constate aucun élément de nature à lui faire penser que la conclusion de la Haute Cour administrative militaire était dénuée de tout fondement juridique ou manifestement contraire aux dispositions applicables du droit interne en vigueur à l'époque des faits.
116. La Cour estime par ailleurs que l'instruction conduite tant par le parquet que par la Haute Cour administrative militaire ne dénotait aucun manque d'indépendance et d'impartialité. Au demeurant, elle observe que le requérant n'a pas émis de doutes devant la Cour constitutionnelle quant à l'indépendance et l'impartialité des entités ayant eu à connaitre de sa cause.
117. Aussi, à la lumière de ces considérations, la Cour conclut également à la non-violation du volet procédural de l'article 2 de la Convention.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L'UNANIMITÉ,
1. Déclare la requête recevable ;
2. Dit qu'il n'y a pas eu violation de l'article 2 de la Convention ;
Fait en français, puis communiqué par écrit le 11 février 2025, en application de l'article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Hasan Bakırcı Arnfinn Bårdsen
Greffier Président