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European Court of Human Rights


You are here: BAILII >> Databases >> European Court of Human Rights >> P.P. v. ITALY - 64066/19 (Article 3 - Prohibition of torture : First Section) French Text [2025] ECHR 46 (13 February 2025)
URL: http://www.bailii.org/eu/cases/ECHR/2025/46.html
Cite as: [2025] ECHR 46

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PREMIÈRE SECTION

AFFAIRE P.P. c. ITALIE

(Requête no 64066/19)

 

 

ARRÊT


 

Art 3 (procédural) • Obligations positives • Défaillance de l'État à son devoir d'enquête effective en matière de violences domestiques • Impunité totale de l'ex-compagnon de la requérante en raison du retard injustifié des poursuites pénales contre lui achevées par l'effet de la prescriptionNon prise en compte par les autorités du problème spécifique de la violence domestique Passivité judiciaire face à la gravité des atteintes dénoncées par la requérante • Conséquences combinées des particularités du système national en matière de prescription et des retards dans les procédures, incompatibles avec les exigences de la Convention

 

Préparé par le Greffe. Ne lie pas la Cour.

 

STRASBOURG

13 février 2025

 

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l'article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.


En l'affaire P.P. c. Italie,


La Cour européenne des droits de l'homme (première section), siégeant en une chambre composée de :

          Ivana Jelić, présidente,
          Erik Wennerström,
          Georgios A. Serghides,
          Raffaele Sabato,
          Alain Chablais,
          Artūrs Kučs,
          Anna Adamska-Gallant, juges,
et de Ilse Freiwirth, greffière de section,


Vu :


la requête (no 64066/19) dirigée contre la République italienne et dont une ressortissante de cet État, Mme P.P. (« la requérante »), a saisi la Cour le 5 décembre 2019 en vertu de l'article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales (« la Convention »),


la décision de porter à la connaissance du gouvernement italien (« le Gouvernement ») les griefs concernant les articles 3 et 8 de la Convention et de déclarer la requête irrecevable pour le surplus,


la décision de ne pas dévoiler l'identité de la requérante,


les observations des parties,


Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 21 janvier 2025,


Rend l'arrêt que voici, adopté à cette date :

INTRODUCTION


1.  La requête concerne les obligations positives découlant des articles 3 et 8 de la Convention dans un contexte de violences et de harcèlement subis par la requérante entre 2007 et 2009. La requérante se plaint d'un manque d'effectivité de l'enquête pénale et de l'inobservation des garanties procédurales en ce que, les délits ayant été déclarés prescrits, les autorités n'auraient pas agi avec la promptitude et la diligence requises. L'intéressée allègue également que, lorsqu'elles ont mené l'enquête pénale, les autorités nationales n'ont pas pris en compte le problème spécifique de la violence domestique, compte tenu de ce que le délit de harcèlement n'existait pas jusqu'en 2009. Selon la requérante, en procédant ainsi, elles ont failli à donner une réponse proportionnée à la gravité des faits dénoncés.

EN FAIT


2.  La requérante est née en 1970 et réside à Pisa. Elle a été représentée par Me N. Pignatelli, avocat.


3.  Le Gouvernement a été représenté par son agent, L. D'Ascia, avocat d'État.


4.  Le 21 décembre 2009, la requérante déposa une plainte pénale dans laquelle elle déclarait être victime depuis 2007 de violence physiques, d'actes de persécution et de harcèlement de la part de AB., son ex-compagnon. Elle indiquait, en particulier, avoir été agressée par A.B. à trois reprises.


5.  Un premier épisode violent s'était produit le 29 mars 2008. Lors de cet épisode, A.B. s'était jeté sur la requérante, alors qu'elle était à vélo, en la faisant tomber et en lui prenant de force son sac. Des témoins présents avaient appelé la police.


6.  Un deuxième épisode violent avait eu lieu le 26 octobre 2008. A.B. l'avait attrapée violemment par le cou, puis l'avait fait monter de force dans sa voiture. Une fois rentrée chez elle, la requérante avait appelé la police. Ensuite, elle s'était rendue à l'hôpital, où des éraflures sur le dos, des rougeurs jugulaires autour du cou, de multiples abrasions ainsi qu'un état de choc avaient été constatés. Un arrêt de travail de cinq jours lui avait été prescrit.


7.  Enfin, une troisième agression physique s'était produite le 30 novembre 2008, lorsque la requérante se trouvait avec sa sœur à une conférence : A.B. l'avait saisie par les cheveux en essayant de s'emparer de son portable jusqu'au moment où elle avait réussi à s'enfuir.


8.  Dans sa plainte, la requérante affirmait, en outre, que A.B. surveillait ses déplacements, la suivait en voiture, fouillait son téléphone; contrôlait ses sous-vêtements, la rabaissait, l'insultait, l'éloignait de sa famille et la menaçait, et qualifiait un tel comportement de recherche du contrôle et de coercition. Elle indiquait précisément les dates et heures des messages et des appels qu'elle avait reçus de la part de A.B. (plus de 2500 messages) et donnait également l'identité des témoins susceptibles de confirmer ses déclarations.


9.  L'infraction pénale (notitia criminis) fut inscrite au registre des infractions, le 4 mars 2010 et une enquête fut ouverte.


10.  La requérante ne fut pas entendue par le procureur ; le seul acte qui fut réalisé étant l'acquisition des enregistrements des caméras de contrôle de la circulation de la municipalité de Pise. Aucune copie des messages et appels téléphoniques de A.B. adressés à la requérante ne fut obtenue.


11.  Trois ans et demi plus tard, plus précisément le 7 mai 2013, le procureur ordonna le renvoi en jugement de A.B pour les faits de harcèlement, délit prévu par l'article 612 bis du code pénal, commis sur la requérante entre 2007 et 2009.


12.  Le 15 octobre 2013, la requérante se constitua partie civile. La première audience fut fixée au 7 novembre 2013.


13.  Par un jugement du 8 janvier 2016, le tribunal de Pise, acquitta A.B. Il releva tout d'abord qu'au moment des faits la requérante et A.B. vivaient une relation amoureuse « toxique et tourmentée ». Il estima que l'élément matériel et/ou psychologique du délit de harcèlement faisait défaut puisque la requérante n'avait pas interrompu sa relation avec A.B., se rendant au contraire disponible aux invitations de celui-ci pour accepter des cadeaux et des offres d'emploi, malgré le comportement objectivement harcelant de A.B. à son égard. Il considéra ainsi que A.B. n'avait pas conscience de causer à la partie lésée un trouble psychique et moral et que l'élément matériel de l'infraction de harcèlement caractérisée n'était donc pas constitué (perché il fatto non sussiste).


14.  La requérante et le procureur firent appel de ce jugement en septembre 2016.


15.  Par un arrêt du 30 mai 2017, la cour d'appel de Florence acquitta A.B. pour les faits qu'il avait commis avant l'entrée en vigueur de la loi ayant introduit le délit de harcèlement, soit le 25 février 2009, mais déclara les faits commis après cette date prescrits.


16.  En particulier, la cour d'appel observa que la loi ayant introduit le délit de harcèlement était entrée en vigueur le 25 février 2009 et que l'enquête avait révélé également trois épisodes d'agressions physiques (voir paragraphes 8 -10 ci-dessus), qui n'avaient pas été contestés, commis avant cette date. Elle estima que ces délits étaient de toute façon prescrits.


17.  La cour d'appel releva que la phase de l'enquête et le procès devant le tribunal avaient duré si longtemps que le délai de prescription du délit était entièrement expiré. Elle condamna A.B à indemniser la requérante ; le montant de l'indemnité devait être établi par les juridictions civiles.


18.  La requérante se pourvut en cassation. Par un arrêt du 5 juin 2019, neuf ans et demi après le dépôt de la plainte, la Haute juridiction confirma la prescription du délit, mais annula l'arrêt quant à la responsabilité de A.B. pour vice de motivation, les débats n'ayant pas été rouverts lors du procès en appel. Elle renvoya l'affaire aux juridictions civiles.


19.  En 2019, la requérante assigna A.B. devant la cour d'appel civile de Florence et demanda réparation des préjudices subis, notamment concernant les atteintes à sa santé ayant entraîné une incapacité temporaire de travail, les atteintes à la dignité humaine et à la protection des données personnelles, et également des préjudices financiers découlant de la perte de revenus, des frais médicaux et du dommage causé à son image.


20.  Par un arrêt de 2024, la cour d'appel de Florence examina les agissements de A.B. commis après l'entrée en vigueur de la loi ayant introduit le délit de harcèlement et le condamna à verser à la requérante une indemnité de 268 403,26 EUR, plus des frais et dépens. En particulier, la cour d'appel considéra que la requérante était depuis longtemps éprouvée et affaiblie par les menaces, les insultes et les intrusions constantes de A.B. dans sa vie, et que ces faits, affectant une personne désormais incapable de se défendre, avaient entraîné des dommages psychologiques temporaires, puis permanents.


21.  Cet arrêt n'est pas encore définitif et pourrait faire l'objet d'un pourvoi en cassation.

LE CADRE JURIDIQUE ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

I.        LE RéGIME JURIDIQUE INTERNE


22.  Les dispositions pertinentes en matière civile et pénale concernant la violence domestique sont exposées dans l'arrêt Landi c. Italie (no 10929/19, §§ 47-49, 7 avril 2022).


23.  Les dispositions pertinentes en matière de prescription sont résumées dans l'arrêt M.S. c. Italie (no 32715/19, §§ 68-83, 7 juillet 2022).


24.  Après l'adoption de la loi no 134 du 27 septembre 2021 (M.S. c. Italie (précité, § 77), le législateur italien est intervenu à nouveau afin d'encadrer davantage les dispositions limitant la prescription en cours de procédure. En effet, un projet de loi déjà approuvé par la Chambre des députés est actuellement examiné par le Sénat.


25.  Selon ledit projet de loi, la suspension de la prescription, régie par le nouvel article 159 bis du code pénal (« suspension du cours de la prescription à la suite d'une condamnation »), ne s'appliquerait qu'après la condamnation. En ce qui concerne la durée, le cours de la prescription serait suspendu pour une durée maximale de deux ans devant la cour d'appel, et il serait suspendu pour une durée maximale d'un an devant la Cour de cassation, à savoir après l'arrêt d'appel confirmant la condamnation. Après une condamnation en première instance, le juge pénal disposerait de trois ans de plus, entre la deuxième et la troisième instance, pour clore le procès et éviter la prescription. La suspension commencerait à courir à compter de la date limite de dépôt de la motivation de la décision de justice et serait cumulable avec les différentes causes suspensives prévues à l'article 159 du code pénal.


26.  Parmi les autres modifications apportées à la législation, en ce qui concerne le code pénal ; à la liste des infractions pour lesquelles le délai de prescription est augmenté de moitié (au lieu d'un quart), en présence d'actes interruptifs, seraient ajoutés certains délits du « code rouge », parmi lesquels figurent le harcèlement (article 612 bis du code pénal) et les lésions corporelles volontaires et la défiguration de la victime par infliction de lésions à son visage (articles 582 et 583 quinquies du code pénal), et ces délits peuvent être considérés comme graves lorsqu'ils sont commis à l'égard du conjoint ou d'une personne liée par une relation affective ou dans le contexte de mauvais traitements familiaux ou de violences sexuelles.

II.     LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNATIONAUX


27.  Les dispositions pertinentes sont exposées dans l'arrêt Landi (précité, §§ 50-55).


28.  Les dispositions de la Convention sur la prévention et la lutte contre la violence à l'égard des femmes et la violence domestique (dite « Convention d'Istanbul ») sont citées dans les arrêts Landi précité, §§ 52-54, et De Giorgi c. Italie (no 23735/19, §§ 40-43, 16 juin 2022). Cette Convention est entrée en vigueur à l'égard de l'Italie le 1er août 2014.


29.  Les passages pertinents du rapport d'évaluation de référence sur l'Italie, établi le 3 janvier 2020 par le Groupe d'experts du Conseil de l'Europe sur la lutte contre la violence à l'égard des femmes et la violence domestique (GREVIO) qui est un organe spécialisé indépendant chargé de veiller à la mise en œuvre, par les Parties, de la Convention d'Istanbul (Landi, précité, §§ 53-54), sont résumés dans l'arrêt M.S. c. Italie (précité, § 85).

EN DROIT

I.        SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DES ARTICLES 3 ET 8 DE LA CONVENTION


30.  La requérante se plaint d'un manque d'effectivité de l'enquête pénale et de l'inobservation des garanties procédurales en ce que, les délits ayant été déclarés prescrits, les autorités n'auraient pas agi avec la promptitude et la diligence requises. Elle allègue également que, lorsqu'elles ont mené l'enquête pénale, les autorités nationales n'ont pas pris en compte le problème spécifique de la violence domestique, compte tenu de ce que le délit de harcèlement n'existait pas avant février 2009. Selon la requérante, en procédant ainsi, les autorités ont failli à donner une réponse proportionnée à la gravité des faits dénoncés. Le résultat de cette défaillance est que son ex‑compagnon a joui d'une impunité totale en raison de la longueur des procédures. La requérante invoque les articles 3 et 8 de la Convention.


31.  La Cour rappelle qu'elle n'est pas tenue par les moyens de droit avancés par un requérant en vertu de la Convention et de ses Protocoles et qu'elle peut décider de la qualification juridique à donner aux faits d'un grief en examinant celui-ci sur le terrain d'articles ou de dispositions de la Convention autres que ceux invoqués par le requérant (Radomilja et autres c. Croatie [GC], nos 37685/10 et 22768/12, § 126, 20 mars 2018).


32.  Or, eu égard à sa jurisprudence et à la nature des griefs exposés par la requérante (paragraphes 46-47 ci-dessus), la Cour estime que les questions soulevées en l'espèce doivent être examinées sous le seul angle des obligations procédurales de l'article 3 de la Convention, ainsi libellé :

Article 3

« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »

A.    Sur la recevabilité


33.  Le Gouvernement excipe du non-épuisement des voies de recours internes au motif que, nonobstant un arrêt de 2024 rendu par les juridictions civiles par lequel l'ex-compagnon de la requérante a été condamné à lui verser une indemnité, la procédure civile est encore pendante.


34.  La requérante conteste ces affirmations et rétorque qu'elle se plaint, sous l'angle des articles 3 et 8, d'un manque d'effectivité de l'enquête pénale en réponse à ses griefs et d'une forme d'impunité qui se serait instaurée en raison d'un manque de promptitude et de diligence imputables aux autorités.


35.  La Cour rappelle avoir déjà dit (De Giorgi, précité, § 47) qu'une action civile peut conduire au versement d'une indemnité mais non à la poursuite du responsable des actes de violence domestique et que dès lors pareille action n'est pas de nature à permettre à l'État de s'acquitter de l'obligation procédurale que lui impose l'article 3 en matière d'enquête sur de tels actes de violence (Tunikova et autres c. Russie, nos 55974/16 et 3 autres, § 120, 14 décembre 2021, et Volodina c. Russie, no 41261/17, § 100, 9 juillet 2019, et les références qui y sont citées).


36.  Constatant que la requête n'est pas manifestement mal fondée ni irrecevable pour un autre motif visé à l'article 35 de la Convention, la Cour la déclare recevable.

B.    Sur le fond

1.     Thèses des parties


37.  La requérante considère que les autorités n'ont pas agi avec la diligence requise et que le délai d'enquête d'environ quatre ans est inacceptable. À cet égard, elle fait valoir que six mois se sont écoulés entre le dépôt de sa plainte et l'inscription de celle-ci au registre des infractions. Elle soutient ensuite que le tribunal a mis plus de trois ans pour rendre sa décision, que l'appel a été enregistré six mois après, qu'en raison de la prescription les débats n'ont pas été rouverts devant la cour d'appel et enfin que l'arrêt de la Cour de cassation confirmant la prescription est intervenu dix ans après le dépôt de sa plainte.


38.  La requérante rappelle également que, pour les faits qui ont été commis jusqu'en février 2009, A.B est resté impuni, eu égard au fait que la loi ayant introduit le délit de harcèlement n'était pas encore entrée en vigueur et que la Recommandation (2002)5 du Comité des Ministres aux États membres sur la protection des femmes contre la violence est restée lettre morte.


39.  Aux yeux de la requérante, rien ne peut expliquer la passivité alléguée des autorités judiciaires dans l'exercice de l'action pénale.


40.  Elle en conclut que le dépassement du délai de prescription a permis à A.B de jouir d'une impunité.


41.  Le Gouvernement justifie quant à lui la longueur de la procédure en raison de la complexité de l'affaire, du nombre de témoins et des expertises nécessaires sur les caméras de surveillance et sur le téléphone de la requérante. Il fait en outre valoir que la requérante a tout de même obtenu, à titre provisoire, des dommages et intérêts en tant que partie civile dans la procédure devant les juridictions civiles.


42.  Le Gouvernement tient à rappeler qu'avant l'entrée en vigueur en 2009 de la loi ayant introduit le délit de harcèlement, l'ordre juridique italien prévoyait que les actes de persécution étaient sanctionnés par les dispositions relatives aux blessures volontaires (article 582 du code pénal), aux coups et blessures (article 581 du code pénal), à la violence privée (article 610 du code pénal) et au harcèlement (article 660 du code pénal). Même si A.B. avait été accusé de ces délits, il y aurait toutefois eu prescription compte tenu du délai nécessaire à la mise en œuvre de l'enquête, à l'établissement des faits, quant au stade de l'enquête et compte tenu du délai du procès en première instance.

2.     Appréciation de la Cour

a)      Sur l'applicabilité de l'article 3 de la Convention


43.  La Cour renvoie aux principes généraux relatifs à l'applicabilité de l'article 3 tels qu'ils sont exposés dans l'arrêt De Giorgi, (précité, § 62). Le Gouvernement ne conteste pas que la requérante a été soumise à un traitement contraire à l'article 3 de la Convention. Outre les violences physiques subies par la requérante (paragraphe 16 ci-dessus), la Cour reconnaît également que les conséquences psychologiques constituent un aspect important de la violence domestique (Valiulienė c. Lituanie, no 33234/07, § 69, 26 mars 2013, Volodina, précité, §§ 74‑75, et 81, Tunikova, précité, § 76, De Giorgi, précité, §§ 63-65, M.S. c. Italie, précité, §§109-113, Luca c. République de Moldova, no 55351/17, § 60, 17 octobre 2023). La Cour note que le phénomène de la violence familiale n'est pas considéré comme se limitant au seul fait de la violence physique, mais comme incluant, entre autres, la violence psychologique et le harcèlement (Buturugă c. Roumanie, no 56867/15, § 74, 11 février 2020), des menaces (Tunikova et autres, précité, § 119) et la crainte de nouvelles agressions (Eremia c. République de Moldova, no 3564/11, § 54, 28 mai 2013, T.M. et C.M. c. République de Moldova, no 26608/11, § 41, 2 janvier 2014, et Volodina, précité, § 75).


44.  À la lumière de ce qui précède, la Cour estime que les mauvais traitements infligés à la requérante étaient suffisamment graves pour atteindre le niveau de gravité requis pour entrer dans le champ d'application de l'article 3 de la Convention.

b)      Principes généraux


45.  Les principes généraux relatifs à l'effectivité de l'enquête pénale concernant des faits de violence domestique ont été résumés dans l'arrêt M.S. c. Italie (précité, §§ 134-139).


46.  En particulier, la Cour a jugé que les États ont une obligation positive d'établir et d'appliquer effectivement un système de répression de toute forme de violence domestique et d'offrir des garanties procédurales suffisantes aux victimes (Opuz c. Turquie, no 33401/02, § 145, CEDH 2009, et Bălşan c. Roumanie, no 49645/09, § 57 in fine, 23 mai 2017). Elle insiste sur la diligence particulière que requiert le traitement des plaintes pour violences domestiques et estime que les spécificités des faits de violence domestique telles que reconnues dans la Convention d'Istanbul doivent être prises en compte dans le cadre des procédures internes.

c)       Application des principes généraux au cas d'espèce

47.  Se tournant vers les faits de l'espèce, la Cour note que le Gouvernement ne conteste pas expressément l'applicabilité de l'article 3 de la Convention. À cet égard, les arguments du Gouvernement visent plutôt à soutenir que les autorités nationales ont respecté leurs obligations positives au titre de la Convention, en mettant à la disposition de la requérante des recours aptes à faire examiner ses griefs et à lui accorder une réparation le cas échéant.


48.  En réponse aux allégations d'agression, de harcèlement et de menaces qu'avait formulées la requérante (voir paragraphes 4 - 11 ci-dessus), une enquête a été ouverte par l'autorité judiciaire. À cet égard, la Cour note qu'un délai de trois mois s'est écoulé avant que la plainte de la requérante soit enregistrée (paragraphe 9 ci-dessus). Elle constate que A.B. a été renvoyé en jugement environ quatre ans après le dépôt de la plainte et que le jugement de première instance a été prononcé plus de six ans après ledit dépôt (paragraphe 13 ci-dessus). Seize mois après l'adoption du jugement de première instance, la cour d'appel a acquitté A.B. pour les faits qu'il avait commis avant le 25 février 2009, en effet la loi prévoyant le délit de harcèlement n'était pas encore entrée en vigueur, et elle a déclaré que les faits délictueux reprochés à A.B. après cette date étaient prescrits (paragraphe 15 ci-dessus).


49 .  La Cour rappelle avoir déjà conclu que, dans le traitement judiciaire du contentieux des violences contre les femmes, il incombe aux instances nationales de tenir compte de la situation de précarité et de vulnérabilité particulière, morale, physique et/ou matérielle, de la victime et d'apprécier la situation en conséquence, dans les plus brefs délai s (M.S. c. Italie, précité, § 142 ). La Cour n'est pas convaincue que dans le cas d'espèce les autorités aient montré une volonté réelle de faire en sorte que A.B. fût amené à rendre des comptes. Au contraire, la Cour estime que les juridictions nationales ont agi au mépris de leur obligation d'assurer que A.B. , inculpé de menaces et harcèlement, fût jugé rapidement et ne pût dès lors bénéficier de la prescription.


50.  Dans les circonstances de la cause, les autorités italiennes ne peuvent passer pour avoir agi avec une promptitude suffisante et avec une diligence raisonnable. Compte tenu de la manière dont les autorités ont traité les informations faisant état de violences conjugales portées contre la requérante - notamment leur incapacité à mener une enquête et à veiller à ce que l'auteur soit poursuivi et puni sans retard injustifié –, la Cour considère que, lorsqu'elles ont mené l'enquête pénale, les autorités nationales n'ont pas pris en compte le problème spécifique de la violence domestique et que, en procédant ainsi, elles ont failli à donner une réponse proportionnée à la gravité des faits dénoncés par la requérante.


51.  Le résultat de cette défaillance est que A.B a joui d'une impunité totale (M.S. c. Italie, précité, § 143).


52.  Dans l'arrêt M.S. c. Italie (précité, § 144), la Cour a affirmé que le but d'une protection efficace contre les mauvais traitements, y compris les violences domestiques, ne saurait être tenu pour atteint lorsqu'une procédure pénale est close au motif que les faits sont prescrits (Valiulienė, précité, § 85). Cette constatation ne modifie pas le fait que, comme en l'espèce, des dommages et intérêts peuvent être accordés pour des délits prescrits. Bien que la requérante n'ait pas encore obtenu des dommages et intérêts de la part de son ex-compagnon après une longue procédure qui n'est pas encore terminée (paragraphe 21 ci-dessus), la Cour rappelle que les infractions liées aux violences domestiques doivent figurer, même si elles sont commises par des particuliers, parmi les plus graves infractions pour lesquelles la jurisprudence de la Cour considère qu'il est incompatible avec les obligations procédurales découlant de l'article 3 que les enquêtes sur ces délits prennent fin par l'effet de la prescription en raison de l'inactivité des autorités (en ce qui concerne l'octroi de l'amnistie en cas de violences sexuelles commises par des particuliers voir l'arrêt E.G. c. République de Moldova, no 37882/13, § 43, 13 avril 2021).


53.  Elle a aussi souligné qu'il appartient à l'État d'agencer son système judiciaire de manière à permettre à ses tribunaux de répondre aux exigences de la Convention, notamment celles consacrées par les obligations découlant de l'article 3 de la Convention. Elle note avec préoccupation les conséquences combinées des particularités du système italien en matière de prescription et des retards dans les procédures, et elle partage les inquiétudes du GREVIO (paragraphe 29 ci-dessus), selon lesquelles ces facteurs entraînent la prescription d'un nombre important d'affaires dans le domaine des violences domestiques aussi, par exemple les mauvais traitements, le harcèlement et les violences sexuelles (M.S. c. Italie, précité, § 147).

54.  La Cour rappelle qu'elle attend des États qu'ils soient d'autant plus sévères lorsqu'ils sanctionnent également les responsables de violences domestiques car ce qui est en jeu, ce n'est pas seulement la question de la responsabilité pénale individuelle des auteurs : ainsi, les instances judiciaires internes ne doivent en aucun cas s'avérer disposées à laisser impunies des atteintes à l'intégrité physique et morale des personnes. C'est aussi le devoir de l'État de lutter contre le sentiment d'impunité dont les agresseurs peuvent penser bénéficier et de maintenir la confiance et le soutien du public dans l'État de droit, de manière à prévenir toute apparence de tolérance ou de collusion des autorités à l'égard des actes de violence (Okkalı c. Turquie, no 52067/99, § 65, CEDH 2006-XII).


55.  Dans la présente affaire, la Cour estime, eu égard aux éléments qui précèdent, que la manière dont les autorités internes, d'une part, sur la base des mécanismes de prescription des infractions propres au cadre national, ont maintenu un système dans lequel la prescription est étroitement liée à l'action judiciaire, même après l'ouverture d'une procédure, et, d'autre part, ont mené les poursuites pénales avec une passivité judiciaire incompatible avec ledit cadre juridique, ne saurait passer pour satisfaire aux exigences de l'article 3 de la Convention (M.S. c. Italie, précité, § 150).


56.  En conséquence, elle conclut à la violation de cette disposition sous son volet procédural.

II.     SUR L'APPLICATION DE L'ARTICLE 41 DE LA CONVENTION


57.  Aux termes de l'article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu'il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d'effacer qu'imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s'il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A.    Dommage


58.  La requérante réclame une somme pour dommage moral, mais sans en préciser le montant qu'elle laisse à la Cour le soin de déterminer.


59.  Le Gouvernement conteste les prétentions de la requérante. Il est d'avis que la Cour devrait prendre en considération les sommes allouées par les juridictions internes (paragraphe 20 ci-dessus) et ne pas accorder de sommes à la requérante.


60.  La Cour rappelle que le dommage moral ne se prêtant pas, de par sa nature, à un calcul précis, elle a déjà accepté, en faisant preuve d'une certaine souplesse, d'examiner des prétentions dont les requérants n'avaient pas chiffré le montant, lui laissant le soin de déterminer celui-ci (M.S. c. Italie, no 32715/19, §§ 170-171, 7 juillet 2022, Carter c. Russie, no 20914/07, § 179, 21 septembre 2021, Volodina c. Russie, no 41261/17, § 72, 9 juillet 2019, V.C.L. et A.N. c. Royaume-Uni, nos 77587/12 et 74603/12, §§ 218‑219, 16 février 2021, et Nagmetov c. Russie [GC], no 35589/08, § 72, 30 mars 2017).


61.  La Cour constate que la présente espèce révèle des circonstances exceptionnelles qui appellent l'octroi d'une somme pour dommage moral au titre de la satisfaction équitable, malgré l'absence d'une « demande » dûment formée. En l'espèce, la requérante a sans aucun doute ressenti de l'angoisse et de la détresse en raison des violences domestiques subies et du manquement des autorités à leur obligation positive de mener une enquête effective. Elle relève, en outre, qu'il n'y a aucune preuve qu'une quelconque somme ait été versée à la requérante à la suite de l'arrêt rendu par la cour d'appel de Florence. Par conséquent, elle rejette l'argument du Gouvernement selon lequel il faudrait prendre en compte les sommes déjà allouées par la cour d'appel, les juridictions internes pouvant si nécessaire, en cas de réparation intégrale, tenir compte de la somme octroyée par la Cour. Statuant en équité, elle alloue à la requérante 10 000 EUR au titre du dommage moral subi.

B.    Frais et dépens


62.  La requérante ne réclame pas de somme à ce titre.


63.  Le Gouvernement ne se prononce pas sur ce point.


64.  Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l'espèce, compte tenu de l'absence d'une demande y relative de la part de la requérante, la Cour ne lui alloue aucune somme à ce titre.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L'UNANIMITÉ,

1.      Déclare la requête recevable ;

2.      Dit qu'il y a eu violation de l'article 3 de la Convention ;

3.      Dit,

a)     que l'État défendeur doit verser à la requérante, dans un délai de trois mois à compter de la date à laquelle l'arrêt sera devenu définitif conformément à l'article 44 § 2 de la Convention, 10 000 EUR (dix mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d'impôt sur cette somme, pour dommage moral ;

b)     qu'à compter de l'expiration dudit délai et jusqu'au versement, ce montant sera à majorer d'un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

4.      Rejette, le surplus de la demande de satisfaction équitable.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 13 février 2025, en application de l'article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

                       

             Ilse Freiwirth                                                        Ivana Jelić
                 Greffière                                                           Présidente


 


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