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European Court of Human Rights


You are here: BAILII >> Databases >> European Court of Human Rights >> FRAISSE AND OTHERS v. FRANCE - 47626/21 (Article 2 - Right to life : Fifth Section) French Text [2025] ECHR 54 (27 February 2025)
URL: http://www.bailii.org/eu/cases/ECHR/2025/54.html
Cite as: [2025] ECHR 54

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CINQUIÈME SECTION

AFFAIRE FRAISSE ET AUTRES c. FRANCE

(Requêtes nos 22525/21 et 47626/21)

 

 

ARRÊT

Art 2 (matériel) • Obligations positives • Recours à la force potentiellement meurtrière • Décès d'un homme des suites de l'explosion d'une grenade OF-F1 lancée par l'un des gendarmes mobiles chargés du maintien de l'ordre dans une zone d'affrontements avec des manifestants • Circonstances réunies pour déclencher l'emploi de la force par les gendarmes • Lacunes du cadre juridique et administratif applicable à cette époque, la réglementation étant ni complète ni suffisamment précise pour permettre un usage réellement gradué de la force • Absence d'un cadre d'emploi précis et protecteur pour l'usage des grenades OF-F1 d'une dangerosité exceptionnelle • Défaillances de l'encadrement dans la préparation et la conduite des opérations litigieuses • Niveau de protection requis, pour parer aux risques réels et immédiats pour la vie susceptibles d'être entraînés par ce type d'opérations de maintien de l'ordre, non garanti dans les circonstances particulières de l'espèce

Art 2 (procédural) • Enquête effective sur le décès du manifestant

 

Préparé par le Greffe. Ne lie pas la Cour.

 

STRASBOURG

27 février 2025

 

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l'article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.


En l'affaire Fraisse et autres c. France,


La Cour européenne des droits de l'homme (cinquième section), siégeant en une chambre composée de :

          María Elósegui, présidente,
          Mattias Guyomar,
          Armen Harutyunyan,
          Stéphanie Mourou-Vikström,
          Andreas Zünd,
          Diana Sârcu,
          Mykola Gnatovskyy, juges,
et de Victor Soloveytchik, greffier de section,


Vu :


les requêtes dirigées contre la République française et dont quatre ressortissants de cet État, M. Jean‑Pierre Fraisse (requête no 47626/21) et Mmes Véronique Voiturier, Chloé Fraisse, et France Voiturier (requête no 22525/21) (« les requérants ») ont saisi la Cour en vertu de l'article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») le 26 avril 2021 et le 17 septembre 2021 respectivement,


la décision de porter les requêtes à la connaissance du gouvernement français (« le Gouvernement »),


les observations communiquées par le gouvernement défendeur et celles communiquées en réplique par les requérants,


les commentaires reçus du Défenseur des droits, que la présidente de la section avait autorisé à se porter tiers intervenant,


Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 28 janvier 2025,


Rend l'arrêt que voici, adopté à cette date :

INTRODUCTION


1.  L'affaire concerne le décès de Rémi Fraisse, intervenu dans la nuit du 25 au 26 octobre 2014 dans le cadre d'affrontements entre des manifestants opposés à la construction d'un barrage sur le site de Sivens (commune de Lisle-sur-Tarn) en vue de la création d'une retenue d'eau, et des gendarmes mobiles chargés du maintien de l'ordre. Les requérants sont le père (requête no 47626/21), et la mère, la sœur et la grand-mère (requête no 22525/21) de Rémi Fraisse. Ils invoquent une atteinte à l'article 2 de la Convention, sous les volets tant matériel que procédural de cette disposition.

EN FAIT


2.  Le requérant, M. Jean-Pierre Fraisse, est né en 1950 et réside à Plaisance-du-Touch. Il a été représenté par Me P. Spinosi, avocat. Les requérantes, Mmes Véronique Voiturier, Chloé Fraisse et France Voiturier, sont nées respectivement en 1965, 1990 et 1942 et résident respectivement à Plaisance-du-Touch, Bellac et Albi. Elles ont été représentées par Me C. Dujardin, avocate.


3.  Le Gouvernement a été représenté par son agent, M. F. Alabrune, directeur des affaires juridiques au ministère de l'Europe et des Affaires étrangères.

I. Le contexte


4.  Le projet du barrage de Sivens fit l'objet de vives contestations dès 2011. Une « zone à défendre » (« ZAD ») fut créée en novembre 2013 sur le site du chantier du barrage, près de la ferme de la « Métairie neuve ». Cette zone était occupée par des opposants pour empêcher la réalisation des travaux, qui débutèrent en 2014. Cette année-là, les mouvements de contestation s'intensifièrent et les forces de l'ordre commencèrent à intervenir sur le site. Des « zadistes » furent expulsés du site en février 2014, des affrontements violents avec les forces de l'ordre eurent lieu en août et septembre 2014, et plusieurs manifestations furent organisées. Le projet du barrage fut finalement abandonné à la fin de l'année 2015 après les événements décrits ci-dessous.


5.  Une manifestation de grande ampleur, préalablement déclarée par un collectif d'associations opposées au projet du barrage de Sivens fut programmée pour le samedi 25 octobre 2014 entre 10 heures et 19 heures sur le site, près de la ferme de la « Métairie neuve ». Un cortège devait partir à 13 heures de la ferme pour arriver à 500 mètres de la « zone vie », une aire de trente mètres sur trente, encerclée par un double grillage d'une hauteur de 2 mètres, et entourée d'un fossé d'une profondeur de 2,5 mètres et d'une largeur de 1,50 mètre, où étaient initialement stockés les engins du chantier. Des événements festifs et des conférences environnementales étaient organisées dans le cadre de cette manifestation, à laquelle participèrent environ 1 500 personnes.


6.  La sécurité de la « zone vie » avait été confiée le 24 octobre 2014 au soir et pour la durée du week-end à des vigiles. Des incidents furent relevés au cours de la nuit du 24 au 25 octobre 2014. En conséquence, le Préfet du Tarn, à l'issue d'un échange avec le lieutenant-colonel R., commandant de groupement de gendarmerie départemental (GGD) du Tarn, représentant de l'autorité civile en cas d'absence du Préfet, modifia le dispositif. Des unités de gendarmerie mobile spécialisées en maintien de l'ordre furent mobilisées et placées sous les ordres du lieutenant-colonel R. pour protéger la « zone vie » sur l'ensemble du week-end, et les engins présents dans cette zone furent retirés en prévision d'éventuels débordements.

II. les évÉnements des 25 et 26 octobre 2014


7.  Le 25 octobre 2014, le lieutenant-colonel R., en charge de la direction des opérations de maintien de l'ordre, était l'autorité habilitée à décider de l'emploi de la force et de l'usage des armes en vertu de l'article L. 211-9 du code de la sécurité intérieure (CSI) (voir paragraphe 59 ci‑dessous). En lien avec le directeur général de la gendarmerie nationale, le lieutenant‑colonel R., présent sur place, reçut la consigne suivante pour diriger l'opération : « apaisement mais riposte proportionnée si agression des forces de l'ordre ». La mission des gendarmes était de tenir la « zone vie » en sécurisation en vue de la reprise des travaux le lundi suivant, hors de la vue des manifestants, et d'en interdire l'accès.


8.  Vers 16 h 30, Rémi Fraisse, étudiant âgé de vingt-et-un ans, se rendit avec sa compagne, A.B., sur le site de Sivens pour participer aux événements festifs de la manifestation.


9.  Au courant de l'après-midi, des manifestants, dont Rémi Fraisse ne faisait pas partie, quittèrent le cortège pour se rendre sur un glacis dit « dalle d'argile » faisant face à la « zone vie » et aux forces de l'ordre déployées sur celle-ci. La situation dégénéra avec l'arrivée de personnes masquées, équipées de boucliers et de divers projectiles, qui lancèrent notamment des bouteilles incendiaires sur les forces de l'ordre. Le lieutenant-colonel R. décida de l'emploi de la force à 16 h 30 pour tenir « la zone vie » et repousser les manifestants. Les affrontements durèrent jusqu'à 19 heures, puis la situation revint au calme après le départ des manifestants violents. À la nuit tombée, des manifestants allumèrent des feux sur la colline entourant la « zone vie », ces feux constituants alors l'unique éclairage de cette zone.


10.  Le lieutenant-colonel R. quitta le site à 21 h 30. La conduite de l'intervention fut laissée à la hiérarchie opérationnelle. Le Préfet, par l'intermédiaire de son directeur de cabinet, arrêta les consignes pour la nuit avec la direction générale de la gendarmerie nationale. Ces consignes qui étaient de défendre fermement la « zone vie », mais de se désengager si la sécurité des gendarmes était compromise, furent relayées au lieutenant‑colonel L., commandant du groupement tactique de gendarmerie (GTG). En raison de l'accalmie, seul un escadron, l'escadron de Châteauroux, resta sur place.


11.  À partir de minuit, l'escadron de gendarmerie de la Réole, composé de 68 militaires, relaya l'escadron de Châteauroux. À ce moment-là, une centaine de manifestants s'était installée à proximité de la « zone vie ».


12.  À 00 h 35 le 26 octobre 2014, les gendarmes commencèrent à être visés par des projectiles (pierres, morceaux de bois enflammés, fusées de détresse) de la part de manifestants, de plus en plus nombreux, qui s'avançaient vers eux. Les gendarmes ordonnèrent à plusieurs reprises par haut-parleur aux manifestants de stopper leur progression et de se retirer. À 00 h 49, constatant l'inefficacité de leurs avertissements, les gendarmes annoncèrent qu'ils allaient faire usage de la force. Ils lancèrent des grenades à effet lacrymogène, puis le lieutenant-colonel L. autorisa l'usage d'armes dites « à feu » en ordonnant à ses troupes d'utiliser dans un premier temps des grenades lacrymogènes tirées avec lanceur cougar, puis des grenades mixtes de GLI-F4 et, enfin, des grenades offensives OF-F1 à effet de souffle, afin de maintenir à distance les personnes les plus proches.


13.  La chaîne de commandement était la suivante. Le maréchal des logis‑chef J. était le chef du groupe « Charlie 1 » au sein de l'escadron de la Réole. Il était placé sous les ordres du major A., chef du peloton « Charlie », lui-même sous les ordres du capitaine J., commandant de l'escadron de gendarmerie mobile (EGM) de La Réole, lui-même sous les ordres du lieutenant-colonel L., commandant du GTG.

III.  Les circonstances du décès de Rémi Fraisse


14.  Un peu avant 1 h 45 le 26 octobre 2014, Rémi Fraisse, qui avait quitté la zone festive de la manifestation, se rendit dans la zone des affrontements, sans pour autant y participer. Il s'avança sur la dalle d'argile en direction des gendarmes mobiles, sans protection, à une distance située entre 10 et 20 mètres de la « zone vie » tenue par les forces de l'ordre et à proximité immédiate des manifestants violents.


15.  À 1 h 45, le maréchal des logis-chef J. s'apprêta à lancer une grenade offensive OF-F1 pour stopper la progression des manifestants. Il était situé derrière le grillage, qui était en partie dégradé d'un côté. La deuxième clôture encadrant cette zone était à terre. Les manifestants avaient progressé à ce moment-là jusqu'à environ 20 mètres du fossé qui les séparait des gendarmes.


16.  Afin de repérer la position des manifestants et alors qu'il opérait dans une quasi-obscurité, le maréchal des logis-chef J. changea de position de quelques mètres pour utiliser les jumelles « intensificateurs de lumière » afin de vérifier que la zone était vide de manifestants, puis les reposa et reprit sa position initiale. Il adressa ensuite à haute voix, sans haut-parleur parce que celui-ci était défectueux, un avertissement destiné aux manifestants : « obéissance à la loi, dispersez-vous, on va faire usage d'une grenade », puis il lança une grenade OF-F1 par un mouvement de lancer « en cloche » au‑dessus du grillage. Après la détonation, le groupe de manifestants se dispersa.


17.  Un des gendarmes signala la présence d'une masse sombre à terre entre 10 et 20 mètres devant eux. L'utilisation d'une lampe individuelle et d'un projecteur portatif gardé en réserve en raison de sa faible autonomie, révéla qu'il s'agissait d'une personne allongée au sol, ultérieurement identifiée comme étant Rémi Fraisse.


18.  Le lieutenant-colonel L. donna l'ordre de ramener la personne et de lui porter secours. Rémi Fraisse fut alors transporté à l'abri, et un massage cardiaque fut effectué par un secouriste. À 1 h 51, l'intervention des pompiers fut demandée. Arrivés sur les lieux à 2 h 17, les pompiers confirmèrent le décès, survenu à 1 h 53, et transportèrent le corps à l'arrière de la base afin de permettre un premier examen par un médecin. Le lieutenant-colonel R. fut informé du décès de Rémi Fraisse à 2 h 22 et arriva sur site vers 3 heures. Les violences ne baissant pas en intensité, il décida du désengagement de la totalité des forces de l'ordre.


19.  Dans la nuit du 25 au 26 octobre 2014, 237 grenades lacrymogènes, 38 grenades GLI-F4, 23 grenades OF-F1 et 41 balles de défense avec lanceur furent utilisées. Le groupe « Charlie 1 » ne disposait pas de grenades GLI-F4.


20.  Le 28 octobre 2014, le ministre de l'Intérieur prononça la suspension de l'utilisation des grenades OF-F1.

IV.  LES INVESTIGATIONS PÉNALES

A.    L'enquête


21.  Le 26 octobre 2014 à 2 h 19, un officier de police judiciaire en résidence à Toulouse, rattaché à la compagnie de Gaillac, fut informé par le centre opérationnel de la gendarmerie d'Albi qu'une personne avait été retrouvée décédée sur le site de Sivens. Au cours de son transport vers le site, il fut informé du fait que la direction de l'enquête de flagrance était confiée à la section de recherches de Toulouse sur décision du Procureur de la République d'Albi.


22.  Le corps de Rémi Fraisse fut évacué vers l'institut médico-légal de Toulouse. L'autopsie, qui eut lieu le 27 octobre 2014, confirma que l'origine du décès était l'explosion d'un engin ne dégageant pas de flamme avec un fort effet de « blast », sans projection de particules. Par ailleurs, la présence dans le sang d'un taux d'alcool de 1,49 gramme par litre fut détectée et l'analyse toxicologique s'avéra négative. Le maréchal des logis-chef J. fit l'objet d'un examen médical et d'un dépistage alcoolique et stupéfiants qui s'avéra négatif.


23.  La section incendie et explosif de l'Institut national de la police scientifique (INPS) de Toulouse fut requise pour analyser les restes du sac porté par Rémi Fraisse ainsi que ses vêtements. Dans leur rapport définitif, les experts de l'INPS privilégièrent l'hypothèse de l'usage d'une grenade offensive de type OF-F1 et l'ensemble des investigations techniques et scientifiques établirent que Rémi Fraisse était décédé des suites du lancer d'une grenade de ce type, tombée entre son cou et le sac à dos qu'il portait.


24.  Les proches de Rémi Fraisse et les gendarmes présents au moment des faits furent entendus par les enquêteurs. Des vidéos et photographies prises au cours de l'opération furent transmises aux enquêteurs et une reconnaissance aérienne fut réalisée dans la journée du 26 octobre.


25.  Les constatations techniques sur site ne purent être effectuées qu'à partir du 27 octobre 2014, après le départ des manifestants. Les techniciens en investigation criminelle accompagnés par le service d'enquête procédèrent à des prélèvements sur place.

B.    L'information judiciaire

1.     Ouverture et conduite de l'information judiciaire


26.  Le 28 octobre 2014, le procureur de la République d'Albi annonça qu'il était établi que la mort de Rémi Fraisse avait été causée par l'explosion à son contact d'une grenade offensive de type OF-F1. Les requérants ainsi que la seconde grand-mère de Rémi Fraisse, déposèrent plainte avec constitution de partie civile contre X du chef d'homicide volontaire.


27.  Le 28 octobre 2014, le parquet de Toulouse ouvrit une information judiciaire pour violences par une personne dépositaire de l'autorité publique ayant entraîné la mort sans intention de la donner. La jonction des deux procédures fut ordonnée le 31 octobre 2014.


28.  Deux juges d'instructions co-saisies du tribunal de grande instance (TGI) de Toulouse ayant compétence en matière militaire, furent désignées pour mener les investigations. La commission rogatoire fut confiée à l'Inspection générale de la gendarmerie nationale (IGGN) en saisine conjointe avec la section de recherches de Toulouse.


29.  Le maréchal des logis-chef J., chef du peloton « Charlie 1 », le major A., chef du peloton « Charlie », le capitaine J., commandant de l'EGM de La Réole, et le lieutenant-colonel L., commandant du GTG, furent placés sous le statut de témoins assistés. Tous les gendarmes présents au moment des faits et plusieurs manifestants furent auditionnés dans le cadre de l'information judiciaire.


30.  Les parties civiles formulèrent plusieurs demandes d'actes complémentaires au cours de l'instruction, toutes rejetées par des ordonnances des juges d'instruction confirmées par la chambre de l'instruction de la cour d'appel de Toulouse, ces demandes n'ayant pas été jugées utiles à la manifestation de la vérité. Elles tendaient notamment à faire auditionner d'autres personnes présentes sur le site la nuit du décès de Rémi Fraisse, ainsi que le Préfet du Tarn et son directeur de cabinet, à faire procéder à des vérifications concernant les textes de classification des armes à feu susceptibles d'être utilisées par les représentants de la force publique pour le maintien de l'ordre, ou encore à organiser une confrontation entre les parties civiles et le maréchal des logis-chef J.


31.  Le 11 janvier 2017, les juges d'instruction adressèrent l'avis de fin d'information.

2.     La requête en suspicion légitime


32.  Le 10 avril 2017, tous les requérants, hormis Mme France Voiturier (requête no 22525/21), déposèrent une requête en suspicion légitime aux fins d'obtenir le renvoi de la procédure devant un autre juge d'instruction. Cette requête fut définitivement rejetée par une décision de la Cour de cassation du 16 mai 2017 au motif qu'il n'existait pas en l'espèce de motif de renvoi pour cause de suspicion légitime.

3.     Le déclinatoire de compétence


33.  M. Jean-Pierre Fraisse (requête no 47626/21) introduisit un déclinatoire de compétence s'agissant de la compétence militaire de la juridiction d'instruction, qui fut rejeté par une ordonnance des juges d'instruction du TGI de Toulouse à une date inconnue.


34.  Par un arrêt du 12 avril 2018, la chambre de l'instruction de la cour d'appel de Toulouse confirma la compétence de la juridiction d'instruction statuant en matière militaire.


35.  Le requérant se pourvut en cassation contre cet arrêt. Par un arrêt du 7 mai 2019, la Cour de cassation rejeta son pourvoi, considérant que l'intervention militaire de la gendarmerie dans la nuit du 25 au 26 octobre 2014 à Sivens relevait bien d'une opération de maintien de l'ordre, qui justifiait la compétence militaire de la juridiction d'instruction.

4.     La clôture de l'information judiciaire

a)      L'ordonnance de non-lieu


36.  Par une ordonnance du 8 janvier 2018, les juges d'instruction du TGI de Toulouse dirent n'y avoir lieu à poursuivre en l'état contre quiconque des chefs de violence ayant entraîné la mort sans intention de la donner, d'homicide volontaire, ou d'homicide involontaire, pour les motifs suivants :

« Au terme de l'information judiciaire, il est factuellement et scientifiquement (examen de levée de corps, autopsie, étude anatomo-pathologique, analyse des prélèvements cutanés, analyse des restes du sac à dos et des vêtements portés par le défunt, analyse des résidus de tirs sur les prélèvements réalisés sur les mains de Rémi FRAISSE, analyse des particules retrouvées sur les bords de la blessure, analyse de la composition du fragment de plastique retrouvé dans la blessure, analyses pratiquées à partir de fragments de munition des différents types de grenades de dotation (CM6, GLI F4, OF-Fl), essais de tirs de grenades) établi que le décès de Rémi FRAISSE est dû à l'explosion à son contact d'une grenade OF-Fl lancée volontairement par un gradé de la gendarmerie nationale, le Maréchal des logis chef J., agissant dans le cadre de ses fonctions.

Ces faits étant indiscutablement établis, il y a lieu de déterminer s'ils sont susceptibles de revêtir une qualification pénale.

Au terme de l'ensemble des investigations conduites (auditions des forces de l'ordre et des manifestants, exploitations des vidéo, constatations, expertises...), la chronologie des faits s'établit comme suit :

Constatant l'avancée d'un groupe dans l'obscurité et sa proximité croissante par rapport à la position défendue par "Charlie 1", le MDL/Chef J. a décidé de mettre un terme à cette progression par le lancer d'une grenade OF-Fl. Avant d'y procéder, il a observé la zone distante d'une vingtaine de mètres, au moyen des IL depuis l'Irisbus. Regagnant son positionnement initial dans un temps évalué par lui à 3 secondes, il a effectué les avertissements d'usage « Obéissance à la loi, dispersez-vous on va faire usage d'une grenade explosive » avant de procéder au lancer de la grenade à proximité du groupe, en un lieu que son repérage précédent avait désigné comme libre de toute présence humaine ; les événements démontrant qu'il en était autrement.

S'il n'est pas contestable que le lancer de la grenade était volontaire, il est en revanche exclu par les éléments de procédure que les conséquences de ce lancer à savoir le décès de Rémi FRAISSE aient été voulues par son auteur. Il s'en suit que les faits, objet de la présente procédure, ne sauraient recevoir la qualification de meurtre, en l'absence d'intention homicide.

Par son acte, lequel constitue effectivement un acte volontaire violent en ce sens que le Chef J. était animé de l'intention de réaliser un « tir de barrage » pour faire cesser la progression et provoquer le recul du groupe de manifestants se trouvant face à lui, en faisant exploser une grenade OF-Fl à proximité de ces derniers (sans avoir à aucun moment souhaité les atteindre), il a commis des faits susceptibles d'être qualifiés de violences volontaires ayant entraîné la mort sans intention de la donner.

Il convient dans un premier temps de fixer le cadre juridique dans lequel s'inscrit l'acte accompli par le Chef J., militaire de la Gendarmerie Nationale, agissant dans le cadre d'une opération de maintien de l'ordre.

L'article 431-3 du code pénal prévu au titre III « des atteintes à l'autorité de l'Etat », Chapitre 1er « des atteintes à la paix publique », Section 2 « de la participation délictueuse à un attroupement » dispose que « constitue un attroupement tout rassemblement de personnes sur la voie publique ou dans un lieu public susceptible de troubler l'ordre public.

Un attroupement peut être dissipé par la force publique après deux sommations de se disperser restées sans effet, adressées dans les conditions et selon les modalités prévues par l'article L211-9 du code de la sécurité intérieure ».

Aux termes de l'article L. 211-9 du code de la sécurité intérieure :

« Un attroupement, au sens de l'article 431-3 du code pénal, peut être dissipé par la force publique après deux sommations de se disperser demeurées sans effet, adressées, lorsqu'ils sont porteurs des insignes de leur fonction, par :

1o Le représentant de l'Etat dans le département ou, à Paris, le préfet de police ;

2o Sauf à Paris, le maire ou l'un de ses adjoints ;

3o Tout officier de police judiciaire responsable de la sécurité publique, ou tout autre officier de police judiciaire.

Il est procédé à ces sommations suivant des modalités propres à informer les personnes participant à l'attroupement de l'obligation de se disperser sans délai.

Toutefois, les représentants de la force publique appelés en vue de dissiper un attroupement peuvent faire directement usage de la force si des violences ou voies de fait sont exercées contre eux ou s'ils ne peuvent défendre autrement le terrain qu'ils occupent.

Les modalités d'application des alinéas précédents sont précisées par un décret en Conseil d'Etat, qui détermine également les insignes que doivent porter les personnes mentionnées aux 1o à 3o et les conditions d'usage des armes à feu pour le maintien de l'ordre public ».

Par ailleurs, il résulte de l'article R211-21 du même code que :

« dans les cas d'attroupements prévus à l'article 431-3 du code pénal, le préfet du département ou le sous-préfet, le maire ou l'un de ses adjoints, le commissaire de police, le commandant de groupement de gendarmerie départementale ou, mandaté par l'autorité préfectorale, un commissaire de police ou l'officier de police chef de circonscription ou le commandant de compagnie de gendarmerie départementale doivent être présents sur les lieux en vue, le cas échéant, de décider de l'emploi de la force après sommation. Si elle n'effectue pas elle-même les sommations, l'autorité civile responsable de l'emploi de la force désigne un officier de police judiciaire pour y procéder ».

En l'espèce, la manifestation organisée sur le site de SIVENS le week-end du 25‑26 octobre 2014 revêt un caractère public nonobstant le fait que celle-ci s'est déroulée sur un terrain relevant du domaine privé du Conseil Général du Tarn. Il est de jurisprudence constante qu'un lieu peut présenter un caractère public en raison de sa nature ou de sa destination ou encore en raison de circonstances exceptionnelles. Ainsi, un lieu privé tel que celui relevant du domaine privé d'une collectivité territoriale peut devenir public si telle est la volonté de ses occupants. Par ailleurs, au sens de la loi pénale, la notion de lieu public a vocation à s'appliquer à tous espaces, quel que soit son régime juridique, ouvert et accessible à tous, ce qui est manifestement le cas en l'espèce.

En outre, il est établi que le rassemblement prévu au cours de ce week-end était susceptible de troubler l'ordre public, eu égard au nombre de personnes attendues sur site, au risque de débordements, les événements passés témoignant de l'acuité de ce risque. Il était par ailleurs craint des affrontements entre les manifestants et les riverains et agriculteurs favorables au projet de barrage.

Dans ces conditions, les dispositions de l'article L211-9 du code de la sécurité intérieure trouvent à s'appliquer.

Il est constant que la nuit des faits, aucune autorité civile habilitée n'était présente sur site de sorte que la décision d'usage de la force et des armes revenait au représentant de la force publique à savoir le Lieutenant-Colonel L. en sa qualité de commandant du GTG et d'autorité investie du pouvoir hiérarchique. En effet, l'alinéa 6 de cet article, faisant exception à l'usage de la force après sommation pour la dispersion d'un attroupement, consacre l'usage de la force y compris spontané, lorsque des violences ou voies de fait sont exercées contre les représentants des forces de l'ordre ou lorsqu'il est le seul moyen pour défendre un terrain qu'ils occupent. Il en résulte que les gendarmes mobiles pouvaient dans la nuit du 25 au 26 octobre 2014, en l'absence d'autorité civile ou judiciaire, faire usage des armes et ce, sans obligation de recourir à des sommations préalables, bien que cela ait été réalisé en l'espèce.

Aux termes de cet article, le déploiement de la force est justifié lorsque l'une des deux conditions suivantes est remplie :

- l'exercice de violences ou de voies de fait à l'encontre des représentants de la force publique,

- l'impossibilité d'une défense alternative du terrain.

En premier lieu, la réalité et l'intensité des violences exercées à l'encontre des gendarmes mobiles sont établies tant par les auditions des militaires que par celles des manifestants mais également par l'exploitation des comptes-rendus et enregistrements sonores et vidéos. Ainsi, les gendarmes étaient la cible de projectiles divers (pierres, cocktails molotov, fusées de détresse...) de la part d'un nombre croissant d'opposants, largement supérieur aux effectifs des forces de l'ordre, qui n'avaient de cesse de s'approcher de la zone de vie, tentant manifestement d'aller au contact direct des militaires.

Malgré le caractère alternatif des conditions exposées ci-dessus, il s'avère que la seconde tenant à l'impossibilité d'une défense alternative du terrain est également remplie.

En effet, il n'est pas inutile de rappeler que la mission confiée aux forces de l'ordre consistait cette nuit-là notamment à protéger la zone de vie servant au stationnement des engins de chantier. Il s'agissait ainsi d'une mission de défense fixe afin d'éviter toute occupation de cet espace par des opposants ayant déjà manifesté leur volonté de la détruire.

Malgré les appels réitérés sollicitant la dispersion des assaillants, ces derniers loin d'obtempérer, ont progressivement avancé leurs positions en direction de la zone de vie, avec une intensification des jets de projectiles et un accroissement du nombre d'opposants venant au contact. Lorsque le lancer de la grenade est décidé, il s'agit de faire cesser la progression des opposants, certains se trouvant à quelques mètres de la zone de vie, laissant craindre une intrusion et par là même un corps à corps, qui en termes de maintien de l'ordre, constitue la situation la plus périlleuse et celle qu'il convient impérativement d'éviter.

La seule présence d'un fossé et d'un grillage n'était pas suffisante pour exclure un débordement du dispositif par la droite. En effet, l'infiltration de la zone de vie à cet endroit était matériellement possible et redoutée, le fossé étant franchissable et le grillage étant dégradé et pouvant facilement céder sous la pression des manifestants. Ce mouvement des opposants faisant penser à une manœuvre d'encerclement s'était concentré à l'endroit du dispositif de maintien de l'ordre le plus vulnérable en raison de l'obscurité et du nombre plus restreint de militaires. Pour contrer cette action, le chef J., qui avait préalablement reçu l'autorisation par le commandant du GTG de l'usage des armés, n'avait d'autre solution que de lancer une grenade OF-Fl, en raison de l'impérieuse nécessité de mettre à distance les opposants les plus virulents dont certains étaient quasiment au contact (au niveau du fossé) et Rémi FRAISSE se trouvant quant à lui à une vingtaine de mètres. L'OF-Fl est par ailleurs une munition qui s'utilise à une courte distance (de 50 mètres jusqu'au contact) et dont l'effet de souffle combiné à un effet assourdissant a précisément vocation à faire reculer les assaillants les plus hostiles sur lesquels les autres moyens d'action (lacrymogène, LBD ...) n'ont eu aucun effet du fait notamment de leurs équipements de protection

En conséquence, il est établi que les militaires ne pouvaient défendre autrement le terrain qu'ils occupaient.

Ainsi, les deux conditions légales étaient réunies. Pour autant, l'usage des armes impose en outre que soient respectés les principes de l'absolue nécessité, de la gradation et de la stricte proportionnalité.

Aux termes de l'article R211-13 du code de la sécurité intérieure, l'emploi de la force par les représentants de la force publique n'est possible que si les circonstances le rendent absolument nécessaire au maintien de l'ordre public dans les conditions définies par l'article L211-9. La force déployée doit être proportionnée au trouble à faire cesser et son emploi doit prendre fin lorsque celui‑ci a cessé.

Il sera rappelé en outre que les opérations de maintien de l'ordre n'impliquent pas nécessairement l'emploi de la force, l'objectif premier étant de prévenir les troubles pour ne pas avoir à les réprimer et, si cela s'avère nécessaire, de parvenir à disperser rapidement l'ensemble des individus présents dans l'attroupement.

En l'espèce, il est constant qu'initialement, les représentants de la force publique ont invité les manifestants à se disperser au moyen d'une annonce de leur présence et de leurs intentions « obéissance à la loi, dispersez-vous ». Cette annonce étant restée sans effet et le trouble ayant persisté et ayant gagné en intensité, il a été décidé de recourir à la force avec usage des grenades lacrymogènes et, devant l'inefficacité de ce moyen, à l'usage des armes. Même si la réglementation relative à l'usage des armes ne précise pas le type d'armes à utiliser dans la mesure où il appartient aux agents responsables de choisir le type d'armes le plus adapté à la situation, il n'en reste pas moins qu'en l'espèce, la gradation a été parfaitement respectée, les militaires ayant successivement utilisé des grenades lacrymogènes lancées avec un cougar, puis des grenades GLIF4 (mixte) puis des balles de défense et enfin des grenades OF-Fl.

Face à l'intensité croissante de la menace décrite dans de très nombreuses auditions, les forces de l'ordre ont adapté leur riposte, de façon parfaitement proportionnée, certains types de projectiles lancés en leur direction par les opposants, étant de nature à compromettre sérieusement leur intégrité physique. L'emploi de cette arme par le Chef J. dans les circonstances décrites précédemment apparaît donc proportionné à la menace.

S'agissant du principe d'absolue nécessité, celui-ci résulte des développements antérieurs.

Par ailleurs, il y a lieu de rappeler que le Chef J. a bien agi conformément aux ordres reçus de son autorité hiérarchique, l'autorisation d'usage des armes ayant été donnée par le commandant du GTG préalablement au lancer de la grenade létale.

Il a en outre respecté les recommandations encadrant l'emploi de cette munition fixées notamment par une circulaire du 22 juillet 2011 à savoir un lancer à la main, en direction d'une zone dépourvue de manifestants, après repérage préalable de ladite zone au moyen d'intensificateurs de lumière et délivrance des sommations d'usage.

Il résulte de l'ensemble de ces éléments que les faits susceptibles d'être qualifiés de violences volontaires ayant entraîné la mort sans intention de la donner ne sauraient faire l'objet de poursuites pénales, toutes les prescriptions légales ayant été respectées, remplissant ainsi les exigences de l'article 122-4 du code pénal aux termes duquel « n'est pas pénalement responsable la personne qui accomplit un acte prescrit ou autorisé par des dispositions législatives ou réglementaires. N'est pas pénalement responsable la personne qui accomplit un acte commandé par l'autorité légitime, sauf si cet acte est manifestement illégal ».

Le crime de meurtre n'étant pas caractérisé en l'absence d'intention homicide, celui de violences volontaires ayant entraîné la mort sans intention de la donner étant justifié par la loi, reste à analyser les faits sous le prisme de la responsabilité pénale non intentionnelle.

Le chef J., auteur direct du lancer de la grenade à l'origine du décès de Rémi FRAISSE, ne saurait voir sa responsabilité pénale recherchée sur le terrain du délit d'homicide involontaire, son acte étant intentionnel et ce dernier ayant au surplus agi, comme cela a été développé plus haut, conformément aux règles d'utilisation de la munition et en prenant toutes les précautions d'usage.

Ainsi, la qualification d'homicide involontaire ne peut être analysée qu'à l'égard de la chaîne de commandement sous l'angle de la causalité indirecte.

Il importe de rappeler que dans le champ de la causalité indirecte, seule l'existence d'une faute caractérisée ou d'une violation manifestement délibérée d'une obligation particulière de sécurité ou de prudence imposée par la loi ou le règlement est susceptible d'engager la responsabilité pénale de son auteur au titre du délit d'homicide involontaire conformément aux dispositions de l'article 123-3 alinéa 4 du code pénal.

Il ressort de l'ensemble des éléments de procédure que la chaîne de commandement n'a commis aucune faute caractérisée ou violation manifestement délibérée susceptible d'engager sa responsabilité pénale.

En réponse à l'argumentation développée par les conseils des parties civiles dans le cadre des demandes, d'actes et des observations de fin d'information, il convient toutefois de revenir sur un certain nombre de points :

Contrairement à ce qui a pu être soutenu, à l'époque des faits, la grenade de type OF‑Fl faisait partie des armes de dotation de la gendarmerie nationale dans le cadre des opérations de maintien de l'ordre. L'article D211-17 du code de la sécurité intérieure dans sa version issue du décret du 4 décembre 2013 (en vigueur au moment des faits), visait les grenades OF-Fl (catégorie A2) comme faisant partie des armes à feu susceptibles d'être utilisées par les représentants de la force publique pour le maintien de l'ordre public en application de l'article R211 -16 du même code.

S'agissant de l'absence d'autorité civile dans la nuit du 25 au 26 octobre, il y a lieu de rappeler que la présence d'une telle autorité n'était au moment des faits pas une obligation légale ou réglementaire, la loi prévoyant expressément l'hypothèse de l'usage de la force et des armes en son absence. Au demeurant, il ressort des investigations que tout au long de la nuit, l'autorité civile a été régulièrement tenue informée de l'évolution de la situation.

Sur la question de savoir s'il était justifié de garder un terrain vide de tout engin dans la seule perspective de la reprise des travaux à l'issue du week-end de manifestations, il convient d'observer qu'il s'agit d'une décision appartenant à l'autorité administrative dont l'opportunité n'a pas à être appréciée par l'autorité judiciaire statuant en matière pénale.

Dans le même ordre d'idée, si juridiquement le commandant du GTG aurait pu décider du désengagement des troupes compte tenu de la menace pesant sur l'intégrité physique de ses personnels, il est établi qu'une telle manœuvre aurait créé une situation encore plus périlleuse pour eux, raison pour laquelle cette possibilité n'a pas été estimée opportune.

Par ailleurs, la contradiction apparente (fermeté/apaisement) des consignes données a été levée par les différentes auditions des membres de la chaîne de commandement, les missions ayant été parfaitement comprises et exécutées par les membres de l'escadron et le commandant du GTG.

Attendu qu'il ne résulte pas de l'information charges suffisantes contre quiconque, et notamment aucun dépositaire de l'autorité publique, d'avoir à Lisle sur Tarn, dans la nuit du 25 au 26 octobre 2014, sur la personne de Rémi FRAISSE, commis les crimes de violence ayant entraîné la mort sans intention de la donner et d'homicide volontaire visés au réquisitoire introductif et à la plainte avec constitution de partie civile,

Qu'il ne résulte pas davantage de l'information charges suffisantes contre quiconque d'avoir, à Lisle sur Tarn, dans la nuit du 25 au 26 octobre 2014, sur la personne de Rémi FRAISSE, commis le délit d'homicide involontaire ;

Vu les articles 175 et 177 du code de procédure pénale,

PAR CES MOTIFS :

Disons n'y avoir lieu à suivre en l'état contre quiconque de ces chefs et ordonnons le dépôt du dossier au greffe pour y être repris s'il survenait des charges nouvelles ;

(...) »


37.  Les requérants et la seconde grand-mère de Rémi Fraisse relevèrent appel de cette ordonnance.

b)      L'arrêt de la chambre de l'instruction


38.  Par un arrêt du 9 janvier 2020, la chambre de l'instruction de la cour d'appel de Toulouse, siégeant en matière militaire, confirma l'ordonnance de non-lieu, pour les motifs suivants :

« (...) L'ordonnance de non-lieu doit être confirmée, sans qu'il soit nécessaire de recourir à un supplément d'information.

A) SUR LA QUALIFICATION PENALE DES FAITS ET LA RESPONSABILITE PENALE DES MILITAIRES :

1o) S'il n'est pas contestable que le lancer de la grenade était volontaire, il est en revanche exclu par les éléments de procédure que les conséquences de ce lancer à savoir le décès de Rémi FRAISSE aient été voulues par son auteur. Il s'en suit que les faits, objet de la présente procédure, ne sauraient recevoir la qualification de meurtre, en l'absence d'intention homicide.

Par son acte, lequel constitue effectivement un acte volontaire violent en ce sens que le Chef J. était animé de l'intention de réaliser un « tir de barrage » pour faire cesser la progression et provoquer le recul du groupe de manifestants se trouvant face à lui, en faisant exploser une grenade OF-F1 à proximité de ces derniers (sans avoir à aucun moment souhaité les atteindre), il a commis des faits susceptibles d'être qualifiés de violences volontaires ayant entraîné la mort sans intention de la donner.

Cet acte a été réalisé par un militaire agissant sur ordre de ses supérieurs, de sorte que, sauf à invoquer la théorie des « baïonnettes intelligentes » qui ne saurait ici trouver application, c'est le chef hiérarchique qui a donné l'ordre ou la permission de recourir à l'usage de l'arme qui a causé la mort qui voit la responsabilité pénale éventuelle peser sur ses épaules, c'est-à-dire en l'espèce le colonel L.

Il convient dans un premier temps de fixer le cadre juridique dans lequel s'inscrit l'acte accompli par le Chef J., militaire de la Gendarmerie Nationale, agissant dans le cadre d'une opération de maintien de l'ordre.

En droit, l'article 431-3 du code pénal dispose que « constitue un attroupement tout rassemblement de personnes sur la voie publique ou dans un lieu public susceptible de troubler l'ordre public.

Un attroupement peut être dissipé par la force publique après deux sommations de se disperser restées sans effet, adressées dans les conditions et selon les modalités prévues par l'article L211-9 du code de la sécurité intérieure ».

Aux termes de l'article L. 211-9 du code de la sécurité intérieure ;

« Un attroupement, au sens de l'article 431-3 du code pénal, peut être dissipé par la force publique après deux sommations de se disperser demeurées sans effet, adressées, lorsqu'ils sont porteurs des insignes de leur fonction, par :

1o Le représentant de l'État dans le département ou, à Paris, le préfet de police ;

2o Sauf à Paris, le maire ou l'un de ses adjoints ;

3o Tout officier de police judiciaire responsable de la sécurité publique, ou tout autre officier de police judiciaire.

Il est procédé à ces sommations suivant des modalités propres à informer les personnes participant à l'attroupement de l'obligation de se disperser sans délai.

Toutefois, les représentants de la force publique appelés en vue de dissiper un attroupement peuvent faire directement usage de la force si des violences ou voies de fait sont exercées contre eux ou s'ils ne peuvent défendre autrement le terrain qu'ils occupent.

Les modalités d'application des alinéas précédents sont précisées par un décret en Conseil d'État. »

À l'époque des faits, la grenade de type OF-F1 faisait partie des armes de dotation de la gendarmerie nationale dans le cadre des opérations de maintien de l'ordre. En effet l'article D211-17 du code de la sécurité intérieure dans sa version issue du décret du 4 décembre 2013 (en vigueur au moment des faits), visait les grenades OF-F1 (catégorie A2) comme faisant partie des armes à feu susceptibles d'être utilisées par les représentants de la force publique pour le maintien de l'ordre public en application de l'article R211-16 du même code.

En l'espèce, la manifestation organisée sur le site de SIVENS le week-end du 25‑26 octobre 2014 revêt un caractère public nonobstant le fait que celle-ci s'est déroulée sur un terrain relevant du domaine privé du Conseil Général du Tarn. C'est en ce sens qu'a statué notre Chambre de l'instruction par arrêt du 12/04/2018 statuant sur la compétence, arrêt confirmé sur pourvoi par la Chambre criminelle de la Cour de cassation, après QPC.

En l'espèce il n'est pas contestable que des violences ou voies de fait, décrites ci‑dessus, étaient exercées contre les militaires au moment où la grenade mortelle a été utilisée, dans le cadre d'une opération de maintien de l'ordre, de sorte que, en application des articles L 211-9 et D 211-17 susmentionnées, l'usage de cette arme était permis par la loi.

Ainsi, les conditions légales de l'usage de la force, ainsi que de l'usage de la grenade OF-F1 étaient réunies.

2o) Pour autant, l'usage des armes impose en outre que soient respectés les principes de l'absolue nécessité, de la gradation et de la stricte proportionnalité.

En effet, aux termes de l'article R211-13 du code de la sécurité intérieure, l'emploi de la force par les représentants de la force publique n'est possible que si les circonstances le rendent absolument nécessaire au maintien de l'ordre public dans les conditions définies par l'article L211-9. La force déployée doit être proportionnée au trouble à faire cesser et son emploi doit prendre fin lorsque celui‑ci a cessé.

Il y a donc lieu d'examiner le déroulement des faits au regard de cette prescription légale.

(...) S'agissant des militaires, (le cas des civils sera examiné ci-après), on rappellera qu'ils agissaient dans le cadre d'une mission, qui était celle de tenir la zone de vie : ils devaient donc respecter cette consigne, et, en conséquence, employer les moyens légaux nécessaires pour y parvenir : certes ils avaient également pour consigne de se retirer en cas d'impossibilité de tenir, mais, au moment du décès de Rémi FRAISSE, la position des gendarmes n'était pas encore devenue intenable : ils avaient d'ailleurs pu résister l'après-midi précédente dans des conditions similaires ;

les militaires ne sont évidemment pas juges de la pertinence des ordres reçus, et donc, en l'espèce, de la pertinence de la conservation de la zone de vie ;

la seule question qui se pose donc, en ce qui concerne le caractère proportionné ou non de l'usage de la force, est de savoir si les militaires pouvaient parvenir au but recherché, en l'espèce tenir la zone de vie, sans employer les grenades offensives, étant précisé qu'il convient de se garder de toute rationalité a posteriori, et qu'il convient également de se garder de tout jugement hâtif à l'encontre de militaires devant faire face de nuit à une agression de type guérilla.

À cet égard on observera tout d'abord qu'à l'époque des faits, ces grenades n'étaient pas classées dans la catégorie des armes létales : en conséquence, dans l'optique des militaires, leur usage ne pouvait avoir pour conséquence d'entraîner la mort. Il convient de rappeler que le décès de Rémi FRAISSE est dû à une circonstance néfaste très particulière et difficilement prévisible, à savoir la chute de la grenade derrière la tête de la victime, entre son cou et le sac à dos qu'elle portait, et que ce n'est que parce que la grenade s'est coincée à cet endroit au moment où elle a explosé que l'effet de souffle a causé des lésions irrémédiables.

Ensuite, on note que les gendarmes :

* devaient se défendre de nuit, avec un éclairage très insuffisant, de sorte qu'ils ne pouvaient repérer précisément la position des agresseurs ;

* ont employé la force de façon progressive, et après usage des avertissements réglementaires maintes fois répétés, de sorte que les assaillants avaient tout loisir de reculer, et savaient à quoi s'attendre en se maintenant sur les lieux au plus près des défenseurs : d'abord à des tirs de lacrymos, puis à des LBD, et enfin aux tirs de grenades explosives ; il n'y a donc pas eu d'effet de surprise,

* ont vu les assaillants non pas reculer, mais avancer progressivement : certains gendarmes parlent de « siège » (adjudant PORTOIS), d'autres d'un contexte d'« apocalypse » (capitaine RICO); certains ont craint une manœuvre d'encerclement, compte tenu des mouvements des divers groupes qui les agressaient: tous font état d'une extrême violence des assaillants, qui pour nombre d'entre eux excédait tout ce qu'ils avaient pu affronter dans leur vie militaire antérieure (cf les témoignages des forces de l'ordre synthétisés dans l'ONL) ;

* ont perçu un corps à corps possible si les assaillants continuaient d'avancer : A cet égard les parties civiles font valoir que la zone de vie était défendue par un fossé et des barbelés, de sorte que ce risque était exclu: les plans figurant au dossier ne militent pas en ce sens, et la meilleure preuve de la porosité du dispositif de défense peut être trouvée dans le fait que les militaires ont pu sortir pour aller chercher Rémi FRAISSE malgré la caillassage persistant, en franchissant les grillages et le fossé.

* ont pu toucher au moins deux assaillants avec les grenades, dont au moins un par un tir en cloche, ce qui établit que ceux-ci étaient à très faible distance, une vingtaine de mètres au maximum ;

En conséquence dans ces conditions, face à l'intensité croissante de la menace décrite dans de très nombreuses auditions, il y a lieu de considérer que les forces de l'ordre ont adapté leur riposte, de façon parfaitement proportionnée, certains types de projectiles lancés en leur direction par les opposants, étant de nature à compromettre sérieusement leur intégrité physique. L'emploi de cette arme par le Chef J. dans les circonstances décrites précédemment apparaît donc proportionné à la menace.

Il résulte de l'ensemble de ces éléments que les faits susceptibles d'être qualifiés de violences volontaires ayant entraîné la mort sans intention de la donner ne sauraient faire l'objet de poursuites pénales, toutes les prescriptions légales ayant été respectées, remplissant ainsi les exigences de l'article 122-4 du code pénal aux termes duquel « n'est pas pénalement responsable la personne qui accomplit un acte prescrit ou autorisé par des dispositions législatives ou réglementaires. N'est pas pénalement responsable la personne qui accomplit un acte commandé par l'autorité légitime, sauf si cet acte est manifestement illégal ».

On observera de plus que le Défenseur des droits a lui-même considéré qu'en l'espèce les circonstances étaient réunies pour l'usage de la force telle qu'elle a été employée.

3o) Quant à une éventuelle responsabilité pénale non intentionnelle, les magistrats instructeurs retiennent que le chef J., auteur direct du lancer de la grenade à l'origine du décès de Rémi FRAISSE, ne saurait voir sa responsabilité pénale recherchée sur le terrain du délit d'homicide involontaire, son acte étant intentionnel et ce dernier ayant au surplus agi, comme cela a été développé plus haut, conformément aux règles d'utilisation de la munition et en prenant toutes les précautions d'usage.

Ce raisonnement doit être adopté, sous une réserve toutefois ; un acte intentionnel peut être à l'origine d'une responsabilité pénale non intentionnelle: ainsi par exemple le fait de causer un accident mortel de la circulation routière en empiétant volontairement sur une ligne continue; mais dans cette hypothèse, l'acte intentionnel n'a qu'indirectement causé la mort ; or en l'espèce l'acte intentionnel de M. J. a directement causé le décès, de sorte que la qualification d'homicide involontaire doit effectivement être exclue.

Sur la question d'une éventuelle responsabilité pour homicide involontaire de la hiérarchie militaire: elle ne pourrait être envisagée que sous l'angle du « manquement à une obligation de prudence ou de sécurité imposée par la loi ou le règlement », au sens de l'article 221-6 du code pénal; or, comme précisé ci-dessus, la réglementation en la matière a été respectée par la hiérarchie, de sorte que cette responsabilité n'est pas envisageable.

Au surplus, il importe de rappeler que dans le champ de la causalité indirecte, seule l'existence d'une faute caractérisée ou d'une violation manifestement délibérée d'une obligation particulière de sécurité ou de prudence imposée par la loi ou le règlement est susceptible d'engager la responsabilité pénale de son auteur au titre du délit d'homicide involontaire conformément aux dispositions de l'article 123‑3 alinéa 4 du code pénal.

B) SUR LE SUPPLEMENT D'INFORMATION RECLAME DANS LES MEMOIRES DES PARTIES CIVILES :

Les parties civiles estiment, pour l'essentiel, et en dehors de leurs contestations élevées en ce qui concerne les militaires que des investigations doivent être entreprises en vue de rechercher une éventuelle responsabilité pénale de l'autorité civile, notamment ministres, chefs de cabinet, Préfets, de sorte qu'au minimum toutes ces autorités doivent être convoquées et entendues dans le cadre d'un supplément d'information.

En filigrane, dans les différents observations et mémoires déposés par les parties civiles, on relève que les griefs suivants sont formulés contre ces diverses autorités :

- Absence sur place lors des événements ;

- Absence de consigne d'interdiction des armes ou des plus dangereuses d'entre elles par les forces de l'ordre ;

- Ambiguïté dans les consignes, entre fermeté et apaisement ;

- Obstination déraisonnable dans la défense de la zone de vie ;

- Obstination déraisonnable dans la volonté de réaliser le barrage de SIVENS qui allait être ultérieurement condamné par la justice administrative, et définitivement abandonné.

De même, les conseils des parties civiles tendent à voir ordonner des investigations en vue de rechercher précisément quels ont été les ordres et consignes qui ont été donnés avant et pendant les événements, en matière de maintien de l'ordre, et si ces ordres ont été respectés ;

En réponse à l'argumentation développée par les conseils des parties civiles dans le cadre des demandes d'actes et des observations de fin d'information, il convient d'indiquer qu'il n'y a pas lieu d'ordonner un quelconque supplément d'information pour les motifs suivants :

A) S'agissant de l'absence d'autorité civile dans la nuit du 25 au 26 octobre, il y a lieu de rappeler que la présence d'une telle autorité n'était au moment des faits pas une obligation légale ou réglementaire, la loi prévoyant expressément l'hypothèse de l'usage de la force et des armes en son absence.

L'article R 211-21 du CSI, reprenant en cela les dispositions de l'article L 211-9, édicte que, en cas d'attroupement, la présence du commandant de la gendarmerie est suffisante pour décider de l'emploi de la force après sommations.

Au demeurant, il ressort des investigations que tout au long de la nuit, l'autorité civile, et notamment le Directeur de cabinet du Préfet, a été régulièrement tenue informée de l'évolution de la situation, et a pu donner les instructions adéquates (notamment la défense de la zone de vie), respectant ainsi les dispositions de l'article L 122-1 du CSI qui dispose que « l'autorité hiérarchique (le Préfet) prend les décisions, donne les ordres et les fait appliquer ».

On observera au surplus que l'on distingue mal, en toute hypothèse, comment pourrait être mis en lumière un lien de causalité entre l'absence sur place du Préfet et le décès de Rémi FRAISSE, et comment pourrait être mise en évidence, dans les conditions de cette affaire, une faute pénale susceptible d'engager la responsabilité pénale, du chef d'homicide involontaire indirect, (seule infraction envisageable), de l'autorité civile.

B) Sur la question de savoir s'il était justifié de garder un terrain vide de tout engin dans la seule perspective de la reprise des travaux à l'issue du week-end de manifestations, il convient d'observer qu'il s'agit d'une décision appartenant à l'autorité administrative dont l'opportunité n'a pas à être appréciée par l'autorité judiciaire statuant en matière pénale.

C) Il en est de même de la volonté de l'autorité administrative, et des pouvoirs publics à l'époque, de maintenir le projet de barrage, et de poursuivre les travaux nécessaires pour le réaliser ; il n'appartient pas à l'autorité judiciaire pénale, même après les décisions administratives ayant provoqué l'abandon du projet, de se prononcer a posteriori sur l'opportunité au moment des faits du maintien du projet au besoins assorti de l'emploi de la force.

D) Par ailleurs, la contradiction apparente (fermeté/apaisement) des consignes données a été levée par les différentes auditions des membres de la chaîne de commandement, les missions ayant été comprises et exécutées par les membres de l'escadron et le commandant du GTG : à savoir rechercher l'apaisement, mais en toute hypothèse tenir la zone de vie, et en cas d'impossibilité (ce qui n'était pas le cas au moment du décès de Rémi FRAISSE), se retirer.

On observera enfin que les parties civiles ne précisent pas dans leurs mémoires quels sont les actes auxquels ils demandent de procéder dans le cadre du supplément d'information demandé, de façon quelque peu incantatoire.

C) SUR LES AUTRES ARGUMENTS DE LA PARTIE CIVILE :

1o) Le droit à la vie

L'argumentation de la partie civile, qui fait état d'un droit européen à la vie qui n'est contesté par personne, et de l'interdiction des tortures et traitements dégradants, est inopérante en l'espèce, puisque les gendarmes se sont bornés :

*à utiliser des armes considérées comme non létales, la mort n'étant intervenue qu'à la suite d'un cas tout à fait fortuit (blocage de la grenade entre le dos de la victime et son sac)

*dans un but de défense,

* sans aucune intention homicide,

*et pour contrer une violence illégale, celle des émeutiers,

au sens de l'article 2 de la CEDH ;

2o) La partialité de l'enquête

L'enquête a été effectuée de façon exhaustive, et elle a permis de reconstituer très exactement le déroulement des faits ; l'ensemble des témoins, y compris les émeutiers, ont été entendus; on ne saurait, comme le fait le mémoire de la partie civile, reprocher aux enquêteurs de relater le fait qu'un témoin important, créateur d'un collectif, « s'emporte et sous prétexte d'un rendez-vous urgent il quitte nos locaux », ni reprocher une perquisition chez la victime, effectuée dans le but de mettre en évidence ses motivations personnelles, ni reprocher la vérification de son taux d'alcoolémie, qui peut donner un éclairage sur son comportement et sa lucidité au moment de son décès ;

une reconstitution des faits était matériellement très difficilement envisageable, et inutile, les faits ayant été filmés en grande partie ;

Il aurait en revanche sans doute été judicieux de procéder, dans le but d'une étude exhaustive de l'environnement des faits, à l'audition du Préfet et à celle de son directeur de cabinet, mais ces auditions ne pouvaient en aucun cas aboutir au but recherché par les parties civiles, à savoir la mise en cause de l'état de de ses représentants, dans la mesure où d'une part l'appréciation de la pertinence du but recherché par eux (la défense de la zone de vie) et des consignes données (fermeté pour cette défense) échappe à l'autorité judiciaire, et où d'autre part l'autorité civile n'était pas présente lors des faits ;

par ailleurs les pièces du dossier permettent (cf supra) d'établir précisément quelles ont été les instructions données par l'autorité civile au moment des faits; en tout état de cause, cette absence d'audition du Préfet et de son directeur de cabinet ne caractérisent en rien une partialité de l'enquête, et le grief de ce chef n'est pas fondé ;

Dans ces conditions la décision entreprise doit être confirmée. »


39.  Les requérants et la seconde grand-mère de Rémi Fraisse se pourvurent en cassation, invoquant une atteinte à l'article 2 de la Convention dans ses volets matériel et procédural.

c)       L'arrêt de la Cour de cassation


40.  Par un arrêt du 23 mars 2021, la Cour de cassation rejeta leur pourvoi, pour les motifs suivants :

« Sur le premier moyen (...)

6. Pour estimer que l'enquête et l'instruction n'étaient pas entachées de partialité, la chambre de l'instruction a retenu que l'enquête avait été menée de façon impartiale et objective et que l'ensemble des témoins, y compris les émeutiers, avaient été entendus, qu'une reconstitution était inutile, les faits ayant été filmés en grande partie, et que si l'audition des autorités civiles pouvait participer d'une appréciation exhaustive de l'environnement des faits, elle ne pouvait en aucun cas aboutir au but poursuivi par les parties civiles, en l'espèce la mise en cause de l'Etat et de ses représentants dans la mesure où l'appréciation de l'opportunité de la défense de la zone échappe à l'autorité judiciaire et où l'autorité civile n'était pas présente lors des faits. Les juges ajoutent que ni l'absence d'audition du préfet et de son directeur de cabinet ni les vérifications effectuées sur certains témoins et sur la victime ne caractérisent une partialité de l'enquête.

7. Les griefs allégués ne sont pas de nature à caractériser un manquement au devoir d'impartialité des enquêteurs et des juges d'instruction.

8. En effet, en premier lieu, le recours à un service de gendarmerie limitrophe pour effectuer l'enquête de flagrance n'a pas porté atteinte au caractère équitable et contradictoire de la procédure ni compromis l'équilibre des droits des parties.

9. En deuxième lieu, le seul rejet des demandes d'actes d'instruction par les magistrats chargés de l'information, dont la chambre de l'instruction a souverainement estimé qu'ils n'étaient pas nécessaires, n'est pas de nature à créer à l'encontre des magistrats instructeurs un doute raisonnable, objectivement justifié, de nature à faire douter de leur impartialité.

10. En troisième lieu, la connivence invoquée entre les enquêteurs et les magistrats instructeurs reste à l'état de simple allégation.

11. D'où il suit que le moyen n'est pas fondé.

Sur le deuxième moyen

(...)

13. Pour confirmer l'ordonnance de non-lieu du chef de violences ayant entraîné la mort sans intention de la donner reprochées au maréchal des logis-chef J., l'arrêt attaqué énonce que le jet de la grenade par celui-ci constitue un acte de violence volontaire destiné à faire cesser la progression des manifestants sans avoir voulu les atteindre, qu'il a ainsi commis des faits susceptibles d'être qualifiés de coups mortels et que cet acte, commis par un gradé habilité à utiliser les grenades explosives, a été commis sur ordre de son supérieur hiérarchique.

14. Les juges ajoutent qu'à l'époque des faits, et en application des articles L. 211-9, R. 211-16 et D. 211-17 du code de la sécurité intérieure, l'usage de la grenade OF-F1 était permis par la loi comme faisant partie des armes à feu pouvant être utilisées dans le cadre d'une opération de maintien de l'ordre, que des violences ont été exercées contre les militaires et que les conditions légales d'usage de la force et de l'emploi de la grenade OF-Fl étaient réunies, étant précisé que le terrain ne permettait pas un lancer de la grenade au ras du sol en raison de la présence d'un grillage et d'un fossé.

15. Les juges retiennent que la grenade OF-Fl n'était pas classée comme arme létale, la mort de Rémi Fraisse étant intervenue dans une circonstance néfaste très particulière, difficilement prévisible, en l'espèce la chute de la grenade derrière la tête de la victime entre son cou et le sac à dos qu'elle portait, et que ce n'est que parce que la grenade s'est coincée là au moment où elle a explosé qu'elle a entraîné des conséquences irrémédiables.

16. Les juges ajoutent encore, par motifs propres et adoptés, que les gendarmes, qui ont reçu des jets de pierres et fusées de détresse, devaient se défendre de nuit dans une cuvette sans éclairage, sans pouvoir repérer la position précise de leurs agresseurs, qu'ils ont employé la force de manière progressive en tirant d'abord des grenades lacrymogènes, puis en utilisant un lanceur de balles de défense (LBD) et enfin, après usage des avertissements réglementaires entendus par les manifestants, des grenades offensives, sans qu'il n'y ait eu d'effet de surprise, de sorte que les assaillants, qui pouvaient reculer, savaient à quoi s'attendre en se maintenant sur les lieux.

17. Ils relèvent également que le Défenseur des droits lui-même a considéré qu'en l'espèce l'usage de la force telle qu'elle avait été employée était justifié.

18. La chambre de l'instruction en conclut, par motifs propres et adoptés, qu'eu égard à l'extrême violence des assaillants situés à une distance maximale de vingt mètres qui continuaient d'avancer, au risque de contournement du dispositif et d'un corps à corps possible, et face à la gravité croissante de la menace, les projectiles lancés par les opposants étant de nature à compromettre sérieusement l'intégrité physique des gendarmes, les forces de l'ordre ont adapté leur riposte de manière parfaitement proportionnée et que l'usage de la grenade OF-Fl était absolument nécessaire, de telle sorte que les exigences légales de l'article 122-4 du code pénal, selon lesquelles n'est pas pénalement responsable la personne qui accomplit un acte prescrit autorisé par des dispositions législatives ou réglementaires ou qui accomplit un acte commandé par l'autorité légitime, ont été respectées.

19. En l'état de ces énonciations desquelles il résulte que les conditions d'application de l'article 122‑4 du code pénal instituant une cause d'irresponsabilité pénale étaient réunies, la chambre de l'instruction a, sans insuffisance ni contradiction et sans méconnaître les dispositions légales et conventionnelles invoquées, justifié sa décision.

20. En premier lieu, elle a établi, compte tenu des circonstances, le caractère absolument nécessaire et proportionné de l'usage d'une grenade dont le type était alors autorisé.

21. En second lieu, ni les sommations, ni le tir préalable de fusées ne sont requis par l'article L. 211-9, alinéa 6, du code de la sécurité intérieure en cas de violences ou de voies de fait contre les forces de l'ordre ou d'impossibilité de défendre autrement le terrain qu'elles occupent.

22. Dès lors, le moyen doit être écarté.

Sur le troisième moyen

(...)

24. Pour confirmer le non-lieu du chef d'homicide involontaire concernant le maréchal des logis-chef J., l'arrêt attaqué énonce que le jet de grenade par ce militaire était intentionnel, même si celui‑ci n'avait pas l'intention d'atteindre les manifestants.

25. En statuant ainsi, et dès lors qu'elle a, par des motifs dénués d'insuffisance comme de contradiction, souverainement apprécié que les faits ne pouvaient pas recevoir la qualification d'homicide involontaire, le tir de grenade destiné à impressionner les manifestants étant volontaire, quel qu'en soit le mobile et quand bien même le mis en cause n'aurait pas voulu les conséquences qui en sont résulté, la chambre de l'instruction a justifié sa décision.

26. D'où il suit que le moyen ne peut qu'être écarté.

Sur le quatrième moyen

(...)

28. Pour confirmer l'ordonnance de non-lieu du chef d'homicide involontaire concernant le lieutenant-colonel L., commandant le groupement tactique de gendarmerie, le capitaine J., commandant de l'escadron, et le major A., chef de peloton, l'arrêt attaqué énonce que s'agissant d'une causalité indirecte, la responsabilité pénale du chef d'homicide involontaire est subordonnée à l'existence d'une faute caractérisée ou d'une violation manifestement délibérée d'une obligation particulière de sécurité ou de prudence imposée par la loi ou le règlement et qu'en l'espèce, la réglementation en matière de maintien de l'ordre et d'usage des armes a été respectée par la hiérarchie.

29. En statuant ainsi, la chambre de l'instruction a, sans insuffisance ni contradiction, justifié sa décision.

(...) »


41.  Les requérants introduisirent leurs requêtes devant la Cour à la suite du rejet de leur pourvoi en cassation.

V.     Les enquêtes administratives

A.    L'enquête relative au déroulement des opérations de maintien de l'ordre à Sivens confiée à l'IGGN


42.  L'IGGN mena une enquête administrative sur la conduite des opérations de maintien de l'ordre le soir des événements. Elle rendit un rapport le 2 décembre 2014, qui ne révéla aucun manquement aux règles juridiques et déontologiques ni aux techniques enseignées au maintien de l'ordre. Il comporte notamment les développements suivants :

« 211 - Exécution de la mission de protection de la base vie du chantier.

Confronté à une situation d'une violence croissante et à la conduite d'une mission de nuit face à des manifestants violents se tenant à courte distance, le commandant de la force publique a décidé de l'emploi de la force puis de l'usage des armes sur le fondement de l'article L211-9 alinéa 6 du CSI (voies de fait ou violences contre la force publique ou impossibilité de défendre autrement le terrain qu'elle occupe). En l'occurrence, les deux conditions étant réunies, le cadre juridique d'emploi de la force et d'usage des armes pendant les affrontements de la nuit du 25 au 26 octobre est conforme aux prescriptions légales et réglementaires (...)

L'exécution des avertissements avant chaque tir ou lancer de grenade ou tir de LBD et la délégation de l'initiative des lancers de grenades offensives aux gradés dans leur compartiment de terrain répondent aux exigences de la situation opérationnelle du moment, et sont conformes aux techniques enseignées au MO [maintien de l'ordre] (...)

212 - Conditions dans lesquelles la grenade offensive est mise en œuvre.

Le cadre légal et les règles déontologiques en vigueur dans la gendarmerie mettent en avant le respect de la vie humaine. Il est particulièrement difficile de viser de nuit un point précis d'une zone en procédant par un lancer à une quinzaine de mètres, avec une trajectoire courbe imposée par un obstacle (dans le cas présent une clôture de 1,80m de hauteur). L'autorisation de recourir à l'emploi des grenades offensives a été accordée par le commandant de la force publique. Il est prescrit que la foule doit être avertie que l'usage des armes va être utilisé contre elle. Les enregistrements sonores prouvent que ces avertissements ont été effectués, en indiquant le type de munitions qui va être employé. La décision de lancer la grenade offensive est prise sous la pression des manifestants qui se trouvent face au groupe Charlie 1. Le lanceur connaît les effets de la grenade offensive et démontre sa volonté d'éviter de blesser un manifestant en prenant la précaution d'utiliser une paire de jumelles I.L pour vérifier si personne ne se trouve dans la zone où il s'apprête à jeter la grenade.

Les avertissements réglementaires préalables au lancer de la grenade offensive ont été faits et l'effet attendu était le recul des manifestants. En l'état des informations recueillies au cours de cette enquête, et au plan administratif développé ci-dessus, l'IGGN ne dispose pas d'éléments permettant de caractériser une faute professionnelle.

(...)

222 - Détermination de la cause exacte du décès.

Le gradé du groupe Charlie 1 qui a lancé la grenade offensive est entendu dès 3h50 (hiver). Le commandant du GTG, le commandant de l'EGM 28/2 La Réole, le commandant du peloton Charlie ainsi que les gendarmes mobiles accompagnant le lanceur de la grenade sont auditionnés aussitôt que possible après le désengagement. Compte tenu des auditions en cours, il est impossible d'obtenir des informations directes des principaux protagonistes. Entre 4h00 et 5h00 (hiver), le médecin légiste effectue un examen plus approfondi du corps de la victime à la maison funéraire de Rabastens, en présence des techniciens en investigations criminelles du GGD 81. Cet examen ne permet pas plus que le premier de lier la blessure mortelle aux effets d'une grenade offensive. Le médecin légiste émet un obstacle médico-légal à la délivrance du certificat de décès. À l'issue de ce deuxième examen, le corps de la victime est transporté au service médico-légal de Toulouse pour être autopsié à la demande du parquet d'Albi. Le téléphone portable qui est découvert dans les vêtements de la victime permet son identification au cours de la matinée. Dans la journée du 26 octobre, les enquêteurs de la SR de Toulouse poursuivent leurs investigations, sans pouvoir se rendre sur le site de Sivens désormais contrôlé par les opposants. Tout déplacement sur les lieux risque d'être interprété comme une provocation de la part des forces de l'ordre et comporte des risques pour la sécurité des personnels. À 17H30 la conférence de presse du procureur de la République d'Albi, qui dispose des premiers résultats de police technique et scientifique et des premières auditions, confirme qu'il n'est pas possible d'établir un lien certain entre le jet d'une grenade et le décès de Rémi Fraisse. Les résultats de l'autopsie pratiquée le lundi 27 octobre ne lèvent pas le doute exprimé par le procureur de la République d'Albi. Ce n'est que le mardi 28 octobre que les résultats des analyses pratiquées par le LIPS de Toulouse permettent d'affirmer que la blessure ne présente que des traces d'explosifs de type TNT, à l'exclusion de toutes autres traces (poudre lacrymogène et explosifs divers). En conséquence, la mort de Rémi Fraisse est imputable aux effets d'une grenade offensive en dotation dans la gendarmerie mobile. Ces résultats sont annoncés le même jour par le procureur de la République d'Albi. (...) ».

B.    L'enquête commune confiée à l'IGGN et à l'IGPN (l'Inspection générale de la police nationale) relative à l'emploi de munitions explosives dans les opérations de maintien de l'ordre


43.  Le 13 novembre 2014, l'IGGN et l'IGPN rendirent, à l'issue d'une enquête commune, un rapport relatif à l'emploi des munitions en opérations de maintien de l'ordre. Le rapport fut rendu public le même jour par le ministre de l'Intérieur, qui annonça l'interdiction, avec effet immédiat, de l'utilisation par les forces de l'ordre des grenades offensives OF-F1 dans les opérations de maintien de l'ordre. Le rapport préconise des évolutions par rapport aux règles en vigueur à l'époque, relevant le nombre élevé de textes applicables en la matière ainsi qu'un manque d'homogénéité entre les approches juridique et technique. En particulier, le rapport relève que la gamme des moyens à disposition des forces de l'ordre différait selon l'autorité appelée à décider de l'usage des armes, que certains moyens étaient classés comme relevant de l'usage de la force ou des armes selon le vecteur employé et que les modalités d'information des manifestants de l'usage des armes était à améliorer. Le rapport souligne également que le contrôle de l'autorité civile sur les situations les plus délicates devait être renforcé.


44.  Le rapport rappelle que la stratégie des forces de l'ordre est toujours d'éviter le contact physique et que les grenades à effet de souffle étaient le dernier stade avant l'usage de la force létale. D'après ce rapport, les techniques et protocoles étaient globalement adaptés mais perfectibles, soulignant qu'il n'existait aucune solution exempte de danger. Pour l'IGGN et l'IGPN, le cadre juridique et administratif, applicable à l'époque des faits litigieux, traduisait la préoccupation permanente de la puissance publique de garantir l'équilibre entre la liberté de manifester et la protection des personnes et des biens.


45.  Une étude comparative du système français avec certains pays voisins intégrée dans le rapport conclut que la France était le seul pays à utiliser des munitions explosives en opération de maintien de l'ordre avec pour objectif le maintien à distance.


46.  S'agissant en particulier de la grenade OF-F1, le rapport indique que l'adéquation entre les effets produits par les différentes munitions et les règles de leur mise en œuvre pouvait être renforcée et que, s'agissant des grenades à effet de souffle telles que la grenade OF-F1, un seul cas de blessure grave avait été recensé en 2013 chez un manifestant ayant voulu ramasser et relancer une grenade.


47.  Treize recommandations sont formulées :

« 1. Introduire un dispositif de visibilité ou de compréhension de la posture des forces à destination du public et des manifestants.

2. Réécrire la formulation des sommations selon leur niveau pour que l'usage des armes soit explicitement annoncé.

3. Classer de manière plus opportune les munitions selon leurs effets, afin de respecter la gradation dans l'usage de la force puis des armes, et rendre ainsi plus cohérente la décision de l'autorité civile au regard des effets produits.

4. Définir de manière plus précise le rôle de l'autorité civile afin qu'elle puisse disposer des informations pour l'évaluation continue des situations, lui permettant au besoin d'adapter les postures. Cela impose la présence permanente de sa représentation.

5. Adapter, harmoniser et durcir les techniques et protocoles pour garantir le contrôle de la situation par l'autorité civile.

6. Élaborer, dans des conditions analogues à ce qui a été fait pour les armes de force intermédiaire, une instruction commune d'emploi des munitions et armes au maintien et rétablissement de l'ordre, respectant la spécificité de chaque force.

7. Renforcer la sécurité par l'adoption de la règle du lancement commande des grenades explosives a main par un binôme compose d'un superviseur et d'un lanceur (les tirs au LG se font déjà dans le cadre d'une équipe).

8. Soumettre l'emploi des munitions de maintien de l'ordre par les agents de la force publique à une formation spécifique comprenant une information et une sensibilisation sur les effets.

9. Constituer un groupe de travail commun sur les conditions techniques et tactiques du maintien de l'ordre.

10. Définir et adopter, dans le cadre de ce groupe de travail commun, un outil permettant le partage et l'exploitation des retours d'expérience, selon des critères identiques intégrant une échelle de gradation d'intensité.

11. Confier au groupe de travail évoqué supra une évaluation systématique dans les domaines de la santé, de la sécurité et de l'intérêt technique de la gamme des munitions commercialement disponibles, compatibles avec les lanceurs en service, et adaptées au maintien de l'ordre.

12. Utiliser les outils prospectifs et mobiliser les ressources disponibles (par exemple le plan européen de recherche sur la sécurité PERS) pour sensibiliser et orienter les industriels et solliciter le délégué ministériel aux industries de sécurité.

13. Renforcer la dimension de prévention, et l'efficacité des mesures d'avertissement et de sommations, par une communication institutionnelle effectuée à deux degrés :

• une pédagogie permanente, appuyée sur une présentation de règles juridiques des moyens employés utilisant internet et notamment les réseaux sociaux ;

• une communication événementielle en amont de la manifestation, précisant le contexte, les enjeux particuliers et les risques éventuels. »

VI.  Les investigations menées par le Défenseur des droits et sa décision du 25 novembre 2016


48.  Le Défenseur des droits se saisit d'office après le décès de Rémi Fraisse et rendit une décision no 2016-109 le 25 novembre 2016 sur les circonstances de son décès au regard des règles déontologiques professionnelles qui encadrent l'action des forces de l'ordre. Après avoir entendu les gendarmes impliqués, le Préfet du Tarn, et recueilli les réponses à un questionnaire qu'il avait adressé à son directeur de cabinet, il dressa plusieurs constats et élabora une série de recommandations. Il examina la préparation et le contrôle de l'opération, et, de manière générale, il rechercha si l'usage de la force était intervenu, au cours de cette opération dans le cadre fixé par la loi et, en particulier, si le lancer de grenade par le maréchal des logis-chef J. avait été effectué dans un contexte de nécessité absolue et de manière suffisamment bien encadrée et proportionnée. L'analyse et les conclusions du Défenseur des droits sont les suivantes :

« Eu égard à la dangerosité avérée [de la grenade offensive] (...) le Défenseur des droits recommande au ministre de l'Intérieur de vérifier l'ensemble des cadres d'emploi des armes explosives, notamment la grenade GLI, toujours en dotation et de les rectifier le cas échéant afin que ces règles d'emploi soient précises et protectrices, en prévoyant a minima une formation sur sa dangerosité, une information sur les dommages susceptibles d'être occasionnés, l'interdiction du lancer en cloche, la mise en œuvre du tir par une équipe ou un binôme, le respect d'une distance de sécurité ;

 (...) Le Défenseur des droits, dans le droit fil de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme, considère qu'il convient d'examiner la préparation et le contrôle d'une opération de police au cours de laquelle la mort d'une personne est intervenue afin d'évaluer si les autorités ont déployé la vigilance nécessaire pour s'assurer que toute mise en danger de la vie avait été réduite au minimum par une planification, l'émission d'ordres appropriés, ainsi que l'exercice d'un contrôle, et si lesdites autorités n'ont pas été négligentes dans le choix des mesures, moyens et méthodes.

Avant d'analyser le lancer de grenade à l'origine du décès de X., il conviendra d'examiner, de manière plus globale si l'usage de la force au cours de cette nuit est intervenu dans le cadre fixé par la loi, dans un contexte de nécessité absolue, suffisamment bien encadré et de manière proportionnée.

1. Recours à la force au cours de la nuit du 25 au 26 octobre 2014

1.1 Principes généraux et cadre légal du recours à la force

1.1.1 Rôle de l'autorité civile

Le maintien de l'ordre public est une mission administrative préventive qui est réalisée « sous la stricte et exclusive responsabilité de l'autorité civile, qu'il s'agisse de proportionner l'encadrement des manifestations ou de recourir à la force ou à l'usage des armes ». Son objet est de permettre l'exercice de la liberté de manifestation dans les conditions optimales de sécurité pour les personnes et pour les biens.

(...)

Le rapport fait au nom de la commission d'enquête sur les missions et modalité du maintien de l'ordre du 21 mai 2015, estime que « si le savoir-faire et l'expérience des forces de l'ordre leur permettent d'apprécier la gravité d'une menace et la réponse à y apporter, le rôle de l'autorité civile dans de telles situations prend tout son sens : elle apporte une analyse complémentaire de la situation qui ne peut être laissée à la seule appréciation des forces de l'ordre. » Les avis exprimés devant la commission d'enquête sont unanimes pour dire que le rôle de l'autorité civile et son partage avec le commandement des forces de l'ordre doit être conservé et même réaffirmé.

Le ministre de l'Intérieur Bernard Cazeneuve a « souhaité que la présence permanente d'une autorité civile spécialement déléguée par le préfet lors des opérations de maintien de l'ordre devienne obligatoire. Elle permettra de réévaluer en temps réel le dispositif, ainsi que sa pertinence et son dimensionnement. Une circulaire réaffirmant le caractère indispensable de la présence, sur ces opérations de maintien de l'ordre, de l'autorité habilitée à décider de l'emploi de la force sera adressée dans les prochains jours à tous les préfets. »

Lors de son audition, le Directeur général de la police nationale [J-M F.] a déclaré à la commission que « la distinction historique et juridique entre l'autorité civile décidant de l'emploi de la force et le commandant de la force publique chargé de la mettre en œuvre demeure nécessaire. Cette dichotomie garantit le recul nécessaire à l'appréciation la plus juste des situations les plus compliquées ou les plus confuses »

Le rapporteur de la commission considère que ce partage des rôles impose que « l'autorité préfectorale soit physiquement présente au côté du commandement tout au long des opérations de maintien de l'ordre ».

D'après le code de la sécurité intérieure, l'attroupement suppose ainsi que l'une au moins de ces autorités soit présente sur les lieux : le représentant de l'État dans le département, le maire ou l'un de ses adjoints (sauf à Paris), tout officier de police judiciaire responsable de la sécurité publique, ou tout autre officier de police judiciaire. Il s'agit, d'après l'article R. 211-21 du CSI, du commissaire de police, du commandant de groupement de gendarmerie départementale ou, mandaté par l'autorité préfectorale, d'un commissaire de police ou de l'officier de police chef de circonscription.

1.1.2 Cadre règlementaire du recours à la force et à l'usage des armes

(...) Le recours à la force en maintien de l'ordre est strictement encadré par le code pénal et le CSI. Par la combinaison de ces deux séries de dispositions, l'emploi de la force n'est possible que dans le cadre d'un attroupement susceptible de troubler l'ordre public, sur la voie publique ou dans un lieu public. L'emploi de la force est permis pour dissiper un attroupement et lorsque des violences ou voies de fait sont exercées contre les forces de l'ordre ou qu'elles sont dans l'impossibilité de défendre autrement le terrain qu'elles occupent.

(...)

Dans le cadre du recours à la force, le passage à l'usage des armes et des armes dites à feu (...) n'est conditionné par aucun critère.

Préalablement à l'examen de la proportionnalité de la force, une autre question primordiale est celle de savoir si cette force était suffisamment bien encadrée de manière à réduire autant que possible les risques pour la sécurité de l'ensemble des protagonistes.

En effet, les membres des forces de l'ordre ne doivent pas être dans le flou lorsqu'ils exercent leurs fonctions, que ce soit dans le contexte d'une opération préparée ou d'une opération spontanée : « un cadre juridique et administratif doit définir les conditions limitées dans lesquelles les responsables de l'application des lois peuvent recourir à la force et faire usage d'armes à feu » (CEDH, grande Ch., 20 déc. 2004, no 50385/99, Makaratzis c/ Grèce.)

1.2 Un encadrement défaillant

1.2.1 Manque de clarté des consignes et absence de l'autorité civile

En l'espèce, il convient de préciser que bien que n'étant pas sur place le préfet avait donné des instructions. Or force est de constater que chaque intervenant a interprété de manière différente ces instructions.

(...) Les investigations menées par le Défenseur des droits n'ont pas permis de dissiper la confusion qui entoure le contenu exact des instructions données aux forces de l'ordre par l'autorité civile sur l'état d'esprit dans lequel elles devaient assurer leur mission : entre fermeté et apaisement, entre défense de la zone et retrait des militaires.

(...)

Le préfet de l'époque, M. Y. a expliqué au Défenseur des droits que la préfecture n'avait ni les moyens, ni les compétences pour prendre la direction des opérations et que le manque de formation de l'ensemble du corps préfectoral ne permet pas d'apprécier l'intensité de la violence qui peut être exercée par des manifestants, ni l'intensité de la force qui peut être mise en œuvre en réponse par les forces de l'ordre et par conséquent la proportionnalité de cette force. En cas d'évolution de l'intensité des violences, il devait être tenu informé par téléphone, ce qui n'a été le cas qu'après 2h du matin, à la découverte d'un corps inanimé.

(...)

Le cumul de ces deux circonstances - des ordres flous de l'autorité civile, qui est absente une partie de la nuit malgré une situation tendue et violente –, n'est pas admissible, car les forces de l'ordre présentes pouvaient difficilement apprécier le niveau de danger auquel elles pouvaient s'exposer, et exposer les manifestants en répondant par la force, ou faire le choix de se retirer. Le Défenseur des droits considère que ce cumul est constitutif d'une violation de l'article L 122-1 du CSI par le préfet du TARN de l'époque, et de l'article R. 434-4 du CSI par le commandant du GGD.

Le Défenseur des droits considère que l'autorité civile n'a pas pleinement assumé sa responsabilité dans le cadre de cet événement. En effet, il ressort des investigations menées que le dispositif de maintien de l'ordre a été positionné avec des consignes incertaines et non écrites. Tandis que le défaut d'attention constante au déroulement des événements n'a pas permis, notamment, que celle-ci s'assure en permanence de la proportionnalité de « l'encadrement [de la] manifestation » et de l'opportunité du choix « de recourir à la force ou à l'usage des armes ».

Le manque de clarté des consignes couplé à la mission de maintenir la zone risquait de conduire à une escalade de l'usage de la force, ce qui n'a pas manqué d'être le cas, au détriment de la sécurité de tous les protagonistes et ce, malgré un objectif qui n'était pas vital : éviter la prise et l'occupation d'un terrain vide.

Au regard du manque de clarté des consignes données par l'autorité civile et de son absence une partie de la nuit malgré une situation tendue et violente, le Défenseur des droits recommande un rappel de l'article L 122-1 du CSI au Préfet du Tarn, autorité civile responsable du choix du dispositif de maintien de l'ordre du suivi de sa mise en œuvre, et un rappel de l'article R. 434-4 du CSI au commandant de GGD, seconde plus haute autorité civile engagée dans l'opération de maintien de l'ordre, et responsable hiérarchique des militaires intervenus.

1.2.2 Lacunes du cadre règlementaire

Plus largement, se pose aussi dans l'examen de cette affaire la question de l'encadrement règlementaire du recours à la force et aux armes.

En effet, pour décider en connaissance de cause de la gradation de l'usage des armes, encore convient-il de pouvoir distinguer les effets et la dangerosité de chacune de ces armes. Or, comme le relèvent les auteurs du rapport commun IGGN/IGPN relatif à l'emploi des munitions en opération de maintien de l'ordre, selon les dispositions présentées supra du CSI, aucun critère ne permet le passage d'une phase à l'autre et ne permettent pas la gradation dans les moyens utilisés et « l'approche de la classification des munitions, selon le vecteur utilisé plutôt que par l'effet produit, fait cohabiter dans la même posture les grenades lacrymogènes avec lanceur et les grenades à effet de souffle GLI-F4 et OF F1. Cela complexifie la gradation recherchée et dilue le contrôle exercé par l'autorité civile car l'autorité civile, en autorisant le tir de grenade lacrymogènes au lanceur, autorise de facto l'emploi des grenades à effet de souffle. »

Comme le préconise l'IGGN dans son rapport sur l'usage des armes en maintien de l'ordre, l'autorité autorisant l'usage des armes à feu devrait pouvoir autoriser le tir de la grenade lacrymogène au lance grenades (maintien à distance des manifestants) sans ouvrir systématiquement la possibilité d'employer les grenades à effet de souffle. Or ce n'est pas le cas et c'est une décision qui appartenait en l'espèce à la propre appréciation du tireur.

Ainsi, si le Défenseur des droits ne remet pas en cause le choix des forces de l'ordre qui ont fait un usage successif de leurs armes, alors que le cadre réglementaire le leur permet, il considère que la classification actuelle ne permet pas de déterminer quelle arme est la plus dangereuse, ni la mieux adaptée à la menace à laquelle elles sont confrontées, et dès lors d'en faire un usage réellement gradué.

1.2.3 Lacune de l'encadrement opérationnel

En l'espèce, nonobstant la confusion induite par le cadre légal sur l'utilisation de la force et des armes, et s'il existe un doute sur les ordres qui ont été donnés par le commandant du GTG, ils ont été répercutés et compris comme une autorisation de faire usage de toutes les armes.

Le Défenseur des droits constate une confusion entre la nature des ordres prétendument donnés au sommet de la hiérarchie opérationnelle présente, et ceux répercutés par la hiérarchie intermédiaire aux militaires chargés de faire usage de la force. Cette confusion est préjudiciable dans les circonstances d'une opération de maintien de l'ordre de cette nature qui pouvait être mieux anticipée et engage la responsabilité du commandant du dispositif, le lieutenant-colonel A.

À cette confusion s'ajoute le manque de clarté des instructions quant à la posture de fermeté à tenir vis-à-vis des manifestants. Le cumul de ces deux constats est problématique, car les forces de l'ordre présentes pouvaient difficilement apprécier le niveau de danger auquel elles pouvaient répondre par la force, ou qui aurait dû les inciter à se retirer pour éviter tout risque d'atteinte à leur intégrité physique ou à celle des manifestants.

Il y a lieu de s'interroger alors, dans les circonstances de l'espèce, sur la façon dont le principe de gradation dans l'emploi des armes et le principe d'absolue nécessité ont été mis en œuvre, puisqu'un ordre a été donné pour faire usage d'un ensemble d'armes, allant de la simple grenade lacrymogène à la grenade offensive.

1.3 Appréciation de la proportionnalité du recours à la force

(...)

En l'espèce, le Défenseur des droits considère que les militaires se trouvaient bien dans une situation dans laquelle ils faisaient face à un danger actuel, qui les menaçait et qui menaçait le terrain dont ils avaient la garde. Le choix de faire usage de la force pour maintenir les « agresseurs » à distance paraît bien répondre à une nécessité. Reste à déterminer s'il y a disproportion entre les moyens employés et la gravité de la menace.

(...)

En tout état de cause et au regard de l'ensemble de ces éléments, le Défenseur des droits admet qu'il est difficile a posteriori d'apprécier la gravité d'une menace et si, et dans quelle mesure, le déploiement d'une telle force équipée d'armes à feu était indispensable dans les circonstances de l'espèce. En conséquence, il considère qu'il ne dispose pas de suffisamment d'éléments pour apprécier le caractère proportionné ou non de la quantité d'armes utilisée.

2. Appréciation de l'attitude du militaire de la gendarmerie auteur du lancer de grenade ayant atteint X

2.1 Cadre légal de l'utilisation de la grenade offensive

(...) Au regard des précédents développements sur le cadre légal de l'utilisation de la force, sur la menace qui pesait sur les militaires, sur la règlementation concernant la gradation de l'usage de la force, sur l'objectif assigné aux·militaires de défendre la « zone vie », sur le flou des ordres donnés, et au regard de la situation tendue et risquée, décrite par le maréchal des logis-chef [J.] lorsqu'il a décidé de faire usage d'une grenade offensive, le Défenseur des droits considère que son choix de faire usage de cette arme n'est pas critiquable.

(...)

Compte-tenu de la tension qui régnait, du nombre de manifestants, de la confusion des instructions données et de la posture à adopter face aux manifestants, de la fatigue, de l'obscurité et de la particularité du terrain ; compte-tenu également du fait que le maréchal des logis-chef a pris plusieurs précautions avant d'effectuer son lancer : il a regardé aux jumelles à intensificateur de lumière et a fait des avertissements à la voix, le Défenseur des droits estime que le militaire de la gendarmerie n'a pas commis d'imprudence et n'a pas manqué à ses obligations déontologiques et professionnelles.

(...) Ainsi, le Défenseur des droits recommande que l'interdiction définitive de l'usage de la grenade offensive OF-F1, se traduise par la suppression de celle-ci de la liste des armes à feu susceptibles d'être utilisées par les représentants de la force publique pour le maintien de l'ordre public, fixée à l'article D. 211-17 du CSI.


49.  Le Défenseur des droits rendit également un rapport sur le maintien de l'ordre au regard des règles déontologiques en décembre 2017, établi à la demande du Président de l'Assemblée nationale et remis le 10 janvier 2018, qui comprend notamment les développements suivants :

« (...) c) La présence de l'autorité civile

À la suite du dossier Sivens et du décès de Rémi Fraisse, la commission d'enquête parlementaire sur le maintien de l'ordre et le Défenseur des droits ont chacun dénoncé le manque de lisibilité dans la mise en œuvre de la chaîne de commandement et recommandé la présence, sur le terrain, de l'autorité civile. En effet, l'instruction de cette affaire a clairement mis en lumière qu'en l'absence d'autorité civile sur les lieux, à un moment où la situation était dégradée, le choix de l'adaptation des objectifs et du dispositif à mettre en œuvre avait été laissé à la seule appréciation de la hiérarchie opérationnelle. De plus, il a été constaté un manque de clarté et des incompréhensions dans les instructions données aux forces de l'ordre par l'autorité civile, en amont des événements, ainsi que des incertitudes sur les objectifs de leur mission. Cette affaire est venue rappeler le rôle primordial de l'autorité civile qui apporte une analyse complémentaire de la situation à l'appréciation technique des forces de l'ordre.

À la suite de ces recommandations et face aux enjeux mis en évidence par l'affaire dramatique de Sivens, une note commune des directions générales de la police et de la gendarmerie nationales et de la préfecture de police a été adressée au ministre de l'Intérieur le 31 mars 2017. Ce document vise à réaffirmer les obligations et la responsabilité des préfets dans la conduite de l'ordre public. Cette présence de l'autorité civile ou de son représentant désigné « de manière formelle et préalablement aux opérations » sur le terrain a été rappelée par la note aux préfets du ministre de l'Intérieur en date du 2 mai 2017. Pour les situations les plus tendues ou les plus difficiles, le préfet, s'il n'est pas lui-même sur place, doit désigner pour le représenter un membre du corps préfectoral en qualité d'autorité civile.

Répondant aux préconisations du rapport de la commission d'enquête parlementaire, des membres du corps préfectoral sont désormais accueillis en stage au Centre national d'entraînement des forces de gendarmerie de Saint Astier et à l'École nationale supérieure de la police de Saint-Cyr-au-Mont-D'Or.

L'article R.211-14 du code de la sécurité intérieure a introduit le caractère obligatoire de la matérialité et de la traçabilité de l'usage d'armes à feu sur l'ordre exprès de l'autorité civile. En revanche, en ce qui concerne la mission donnée au commandant de la force publique et l'autorisation d'emploi de la force, aucune disposition n'impose de traçabilité, pourtant nécessaire à l'engagement d'une action en responsabilité et au respect du principe de transparence.

(...)

II. L'usage des armes dans le cadre du maintien de l'ordre nécessite de revoir la dotation des armes de force intermédiaire et de renforcer la formation et les contrôles

Dans un contexte de tensions et d'incidents récurrents se pose la question centrale de l'emploi de la force et en particulier de l'usage des armes.

Le recours aux armes à feu, de type arme de poing ou fusil, dans l'exercice du maintien de l'ordre reste exceptionnel en France. En revanche, les armes dites de force intermédiaire, plus fréquemment à l'origine de blessures graves, voire d'un décès, dans le cadre des manifestations et dont le Défenseur des droits est régulièrement saisi, seront plus particulièrement examinées.

A) Le cadre légal des armes de force intermédiaire

1) Un environnement juridique complexe

Les principes d'absolue nécessité et de proportionnalité dans l'usage de la force, consacrés tant par le droit international et européen des droits de l'homme que le droit interne, sont la condition préalable à l'usage des armes.

(...)

Sur un même théâtre d'opérations de maintien de l'ordre, se superposent des régimes juridiques distincts et complexes en matière d'usage des armes.

En premier lieu, l'emploi de la force est possible dans le cadre d'un attroupement susceptible de troubler l'ordre public, sur la voie publique ou dans un lieu public. Il est autorisé pour dissiper un attroupement après sommations, et directement lorsque des violences ou voies de fait sont exercées contre les forces de l'ordre ou qu'elles sont dans l'impossibilité de défendre autrement le terrain qu'elles occupent. Le rapport publié conjointement par l'IGPN et l'IGGN le 13 novembre 2014 relatif à l'emploi des munitions en opérations de maintien de l'ordre, présente plus précisément les quatre phases au cours desquelles elles peuvent être utilisées :

- La phase d'emploi de la force simple, décidée par l'autorité civile. En pratique, il s'agit de la force physique (charges, bonds offensifs) ou de l'utilisation d'armes non classées en tant qu'armes à feu.

- La phase d'usage des armes à feu, lorsqu'un stade a été franchi dans le trouble à l'ordre public, toujours sur décision de l'autorité civile (après qu'aient été réitérées la seconde et la dernière sommation).

- Pour la troisième phase, l'article L.211-9 alinéa 6 du code de sécurité intérieure prévoit également la situation où les représentants de la force publique, appelés en vue de dissiper un attroupement, peuvent faire directement usage de la force si des violences ou voies de fait sont exercées contre eux ou s'ils ne peuvent défendre autrement le terrain qu'ils occupent. Ce qui signifie que le commandant d'unité peut décider de l'usage des armes, sans faire de sommations préalables. C'est dans ce cas que peuvent être utilisés les lanceurs de balles de défense.

- La quatrième phase est celle où le feu est ouvert sur les forces de l'ordre.

En second lieu, de façon concomitante, le droit commun de l'usage des armes prévu par l'article L.435-1 du code de la sécurité intérieure prévoit diverses situations de recours aux armes, ainsi que le cas du flagrant délit.

Le développement et l'utilisation des armes de force intermédiaire se justifient traditionnellement par la nécessité d'éviter le recours à des armes plus puissantes afin de réduire les risques d'atteintes à la vie et à l'intégrité des personnes. Pour les forces de l'ordre, ces armes permettent également de faire face à la multiplication des actes de violence à leur encontre et sont mieux adaptées pour assurer la protection et la sécurité des agents ainsi que celles des tiers.

En pratique, l'utilisation de ces armes soulève des difficultés, tout particulièrement dans le cadre du maintien de l'ordre. Comme le relève un rapport de l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe.

C'est, en effet, à la condition d'un emploi strict que l'utilisation de ces armes peut garantir un degré élevé de protection des tiers et de leurs utilisateurs et les prémunir contre toute utilisation arbitraire. Les armes de force intermédiaire ne doivent donc pas être utilisées lorsque des moyens moins dangereux peuvent l'être au regard des circonstances ni être détournées de leur finalité. À cet égard, comme il a eu l'occasion de le souligner dans une décision rendue en 2016, le Défenseur des droits considère que la complexité de cet environnement juridique ne permet pas de déterminer, en pratique, quelle arme est la plus dangereuse, ni la mieux adaptée à la menace, et dès lors d'en faire un usage réellement gradué.

2) Une dotation en armes importante

Les forces de l'ordre sont dotées d'un large panel d'armes de force intermédiaire afin de disposer d'une alternative entre l'usage de la force à mains nues et l'usage des armes dites létales. Qualifiées dans un premier temps, d'armes « non létales » ou « à létalité réduite », de « moyens de force intermédiaire », ces armes sont aujourd'hui désignées « armes de force intermédiaire ». Comme le Défenseur des droits a eu l'occasion de le relever en 2015, le terme « armes » de force intermédiaire constitue une désignation plus proche de la réalité.

(...)

C) Les problématiques spécifiques présentées par les autres armes de force intermédiaire

1) Les grenades explosives ou à effet de souffle

Il existe deux types de grenades à effet de souffle : la grenade GLI- F4 et la grenade OF-F1. À la suite du décès de Rémi Fraisse survenu à Sivens le 26 octobre 2014, le ministre de l'Intérieur a prononcé l'interdiction de l'utilisation de la grenade explosive dite offensive OF-F1. Le Défenseur des droits a approuvé cette interdiction au regard de la dangerosité avérée de cette arme composée de substances explosives dangereuses qui peuvent être fatales en cas de contact. En outre, et conformément aux recommandations du Défenseur des droits, un décret du 10 mai 2017 a retiré définitivement les grenades offensives OF-F1, à effet de souffle et assourdissant, de la liste des armes à feu fixée par l'article D.211-17 du code de la sécurité intérieure.

La grenade GLI-F4, quant à elle, combine un effet lacrymogène et explosif. L'effet lacrymogène par dispersion d'un nuage de « poudre CS » est identique à celui d'une grenade lacrymogène mais le nuage est incolore en raison de l'absence de produit fumigène. L'effet explosif produit un éclair et une onde de choc, « effet de souffle », qui peut se révéler dangereux par les éventuels effets de panique ou les lésions du tympan qu'il peut générer. La grenade GLI-F4 peut être lancée à la main ou tirée à l'aide d'un lanceur « Cougar ». D'après les éléments techniques présentés dans le rapport conjoint de l'IGGN et de l'IGPN précité, ces deux grenades sont plus efficaces dans le cadre du maintien de l'ordre en milieu rural, ouvert et aéré, que les grenades à seul effet lacrymogène, dont le gaz ne parviendra à maintenir un niveau de saturation que peu de temps.

Pour la gendarmerie nationale, une circulaire du 22 juillet 2011 précise que « si la situation le permet, les grenades explosives sont dans un premier temps lancées chaque fois que possible dans les endroits dépourvus de manifestants. Leur emploi doit être proportionné aux troubles rencontrés et prendre fin lorsque ceux-ci ont cessé ».

Le Défenseur des droits avait recommandé que l'ensemble des cadres d'emploi des armes explosives soient vérifiés, notamment pour la grenade lacrymogène instantanée (GLI) toujours en dotation, et le cas échéant modifiés, pour que ces règles d'emploi soient plus précises et plus protectrices. Ainsi, devrait notamment exister une formation sur la dangerosité et les dommages que ces armes sont susceptibles d'occasionner, l'interdiction du lancer en cloche, la mise en œuvre du tir par une équipe ou un binôme et le respect d'une distance de sécurité.

Le cadre d'emploi de la grenade GLI a été revu et est désormais systématiquement subordonné à la présence d'un binôme chargé d'évaluer la situation et les mouvements des manifestants et d'alerter sur les conditions susceptibles de rendre le tir inopérant.

Le renforcement du cadre d'utilisation de cette grenade doit être salué mais la dotation dans les opérations de maintien de l'ordre d'une arme présentant une telle dangerosité, eu égard à sa composition, reste problématique. En outre, comme le relève le rapport de l'IGPN et l'IGGN précité, « l'étude d'exemples pris dans les pays voisins a permis de confirmer la spécificité française, seule nation d'Europe à utiliser des munitions explosives en opération de maintien de l'ordre avec l'objectif de maintenir à distance les manifestants les plus violents »

(...)

Pour répondre au sentiment de confusion et d'incompréhension des manifestants à l'encontre de la gestion du maintien de l'ordre, il est nécessaire de « rechercher des processus modernes de communication et d'échange qui peuvent n'être pas moins efficaces pour réguler les manifestations et préserver l'ordre républicain ».

Aujourd'hui, la communication du maintien de l'ordre repose essentiellement sur le régime des sommations qui visent à prévenir de l'imminence de l'engagement de la force pour dissiper un attroupement. L'emploi de la force est autorisé après la dernière sommation et dès lors que les participants à l'attroupement ne se dispersent pas selon les circonstances appréciées par l'autorité civile. Cependant, outre des divergences d'interprétation du cadre légal, les sommations ne sont pas connues des citoyens et les moyens de communication utilisés (porte-voix, fusées rouges) ne sont pas compréhensibles.

Le dispositif des sommations doit donc être modifié pour être audible et compréhensible, d'autant que le refus de dispersion après sommations constitue un délit (...) »


50.  Le Défenseur des droits adopta également une décision-cadre no 2020‑131 du 9 juillet 2020 relative aux pratiques du maintien de l'ordre au regard des règles de déontologie et un avis relatif au nouveau schéma national de maintien de l'ordre (SNMO, voir paragraphe 68 ci-dessous) présenté par le ministre de l'Intérieur en décembre 2020 et en décembre 2021.


51.  Le 10 mai 2017, les grenades OF-F1 furent définitivement supprimées de la liste des armes à feu susceptibles d'être utilisées par les représentants de la force publique pour les opérations de maintien de l'ordre public, en application de l'article R. 211-16 du CSI modifiant l'article D. 211-17 du même code (voir paragraphes 67 ci‑dessous).

VII.  Le recours indemnitaire devant les juridictions administratives


52.  Le 21 novembre 2018, les requérants et la seconde grand-mère de Rémi Fraisse saisirent le tribunal administratif de Toulouse aux fins de voir condamner l'État à leur verser une indemnité de 75 000 euros (EUR) chacun, en réparation du préjudice moral causé par le décès de leur proche. Ils invoquaient la responsabilité sans faute de l'État du fait de l'utilisation par les forces de gendarmerie d'une arme comportant des risques exceptionnels, ainsi que la responsabilité sans faute sur le fondement de l'article L. 211‑10 du CSI (voir paragraphe 59 ci‑dessous) qui prévoit la responsabilité de l'État pour les dégâts et dommages résultant des crimes et délits commis, à force ouverte ou par violence, par des attroupements ou rassemblements armés ou non armés, soit contre les personnes, soit contre les biens. Dans l'hypothèse où le tribunal estimerait que Rémi Fraisse n'était pas un tiers mais était visé par l'opération, ils invoquaient également la responsabilité de l'État pour faute en raison d'une succession de fautes simples commises dans le cadre de l'opération.

1.     Le jugement du tribunal administratif


53.  Postérieurement à l'introduction des requêtes devant la Cour, par un jugement du 25 novembre 2021, le tribunal administratif conclut à l'existence d'une responsabilité sans faute de l'État sur le fondement de l'article L. 211‑10 du CSI et retint une imprudence fautive de la victime, exonérant partiellement l'État de sa responsabilité. Les requérants obtinrent 14 400 EUR pour chacun des parents de Rémi Fraisse, 9 600 EUR pour sa sœur, 4 000 EUR pour chaque grand-mère. Le jugement comporte les motifs suivants :

« En ce qui concerne la responsabilité sans faute de l'Etat du fait de l'utilisation par les forces de gendarmerie d'une arme comportant des risques exceptionnels :

(...)

3. Il résulte de l'instruction que [Rémi Fraisse] et sa compagne au moment des faits, Mme [A.B.], se sont rendus pour la première fois sur le site de Sivens, le samedi 25 octobre 2014, à partir de 16h30, pour se joindre au grand rassemblement organisé ce week-end là et assister aux événements festifs ainsi qu'aux conférences environnementales qui avaient lieu près de la ferme de la « Métairie neuve ». Il ressort du témoignage de Mme [A.B.], recueilli dans le cadre de l'enquête de flagrance, que dans la nuit du 25 au 26 octobre 2014, à l'écoute de bruits évocateurs de nouveaux affrontements au niveau de la « zone vie », [Rémi Fraisse] a décidé de quitter le site festif de la manifestation pour se rendre avec sa compagne sur place afin d'assister à ces nouveaux affrontements entre les forces de l'ordre et certains des opposants au projet. Une fois arrivé sur les lieux, alors qu'il était directement témoin des violences qui se déroulaient sous ses yeux, marqués notamment par divers jets de projectiles et des explosions de grenades, [Rémi Fraisse], selon les témoignages concordants de plusieurs manifestants présents et notamment celui de sa compagne, s'est mis à courir en direction des unités de gendarmerie pour se retrouver près de la ligne de défense à proximité immédiate des affrontements, au lieu de rester en retrait parmi les manifestants pacifistes, de sorte qu'il ne saurait être considéré comme un tiers à l'opération de maintien de l'ordre à l'occasion de laquelle il a trouvé la mort. Il s'ensuit que les requérants ne sont pas fondés à titre principal à solliciter l'engagement de la responsabilité sans faute de l'Etat, du fait de l'utilisation par les forces de l'ordre de dispositifs comportant des risques exceptionnels.

En ce qui concerne la responsabilité sans faute de l'Etat sur le fondement de l'article L. 211-10 du code de la sécurité intérieure :

4. Aux termes de l'article L. 211-10 du code de la sécurité intérieure : « L'Etat est civilement responsable des dégâts et dommages résultant des crimes et délits commis, à force ouverte ou par violence, par des attroupements ou rassemblements armés ou non armés, soit contre les personnes, soit contre les biens. (...) ». Ces dispositions visent non seulement les dommages causés directement par les auteurs de ces crimes ou délits, mais encore ceux que peuvent entraîner les mesures prises par l'autorité publique pour le rétablissement de l'ordre.

(...)

6. Il est constant que le décès de [Rémi Fraisse] est la conséquence directe et certaine de l'explosion à son contact d'une grenade offensive de type OF-F1, lancée par un officier du peloton Charlie 1 de l'escadron de la Réole, dans le contexte des affrontements violents qui se sont déroulés sur le site de Sivens dans la nuit du 25 au 26 octobre 2014. Le dommage dont se prévalent les requérants résulte ainsi d'une mesure prise par l'autorité publique en vue de rétablir l'ordre dans le cadre d'affrontements violents, regroupant à tout le moins une centaine de manifestants, et qui s'inscrivent dans le prolongement de la manifestation, organisée à l'occasion du grand rassemblement prévu le weekend des 25 et 26 octobre 2014, par un collectif d'associations, afin de protester contre le projet du barrage de Sivens. Si les témoignages recueillis par le Défenseur des droits font état de la présence au sein du rassemblement d'un groupe d' « anarcho-libertaires » apparenté aux « black blocs », il ne résulte pas de l'instruction, ni de la chronologie des événements, que les actes de violences à l'égard de forces de gendarmerie, qui ne sont pas dissociables du rassemblement autorisé, procéderaient exclusivement d'une action préméditée en vue de commettre à force ouverte des infractions délictuelles, par un groupe qui se serait constitué et organisé à seule fin de commettre des délits. Dans ces conditions, et dès lors que le décès de [Rémi Fraisse] résulte directement d'une mesure prise par l'autorité publique, pour faire face à des agissements violents commis par un attroupement ou un rassemblement au sens des dispositions précitées, la responsabilité de l'Etat doit être engagée sur le fondement de l'article L. 211-10 du code de la sécurité intérieure.

(...) [I]l ressort notamment des témoignages concordants de plusieurs manifestants que [Rémi Fraisse], une fois arrivé sur le lieu des échauffourées, a couru délibérément en direction des gendarmes mobiles et s'est ainsi retrouvé, sans aucune protection et en dépit du manque de luminosité, sur la dalle d'argile, à une dizaine de mètres de la « zone vie », soit tout près de la ligne de défense tenue par les forces de l'ordre et à proximité immédiate des manifestants violents. Bien qu'il ne résulte pas de l'instruction que [Rémi Fraisse] aurait manifesté le moindre signe de violence envers l'escadron de gendarmerie, et à supposer même, comme le soutiennent les requérants, qu'il ne soit resté que quelques minutes sur place et qu'il n'aurait pas entendu les sommations successives effectuées préalablement par les gendarmes, il a - en agissant de la sorte - fait preuve d'une imprudence, alors même qu'il ne pouvait ignorer la dangerosité de la situation pour en avoir été le témoin direct lors de son arrivée sur la zone d'affrontement. Dans les circonstances de l'espèce, l'imprudence fautive ainsi commise par la victime est de nature à exonérer partiellement l'Etat de sa responsabilité à hauteur de 20 %.

En ce qui concerne la responsabilité pour faute de l'Etat :

8. Lorsque les dommages ont été subis par des personnes ou des biens visés par une opération de maintien de l'ordre, le service de police ne peut être tenu pour responsable que lorsque le dommage est imputable à une faute commise par les agents de ce service dans l'exercice de leurs fonctions. En raison des dangers inhérents à l'usage des armes ou engins comportant des risques exceptionnels pour les personnes et les biens, il n'est pas nécessaire que cette faute présente le caractère d'une faute lourde.

(...) 10. En premier lieu, les requérants se prévalent d'un cumul de fautes dans les modalités d'utilisation de la grenade mortelle en soutenant que l'officier de gendarmerie a lancé celle-ci à l'aveugle, en violation du cadre légal préexistant, en l'absence de légitime défense et tout en ignorant la dangerosité réelle des grenades offensives de type OF-F1.

11. Il n'est pas contesté en défense que les grenades offensives de type OF-F1, qui provoquent en cas d'explosion un effet de souffle combiné à un effet assourdissant, constituent des armes présentant un risque exceptionnel pour les personnes et dont l'usage est susceptible d'engager la responsabilité de l'administration pour faute simple. Il ressort notamment de la décision du Défenseur des droits en date du 25 novembre 2016 que ces grenades sont composées de substances explosives dangereuses qui peuvent être fatales en cas de contact, ainsi que l'a démontré tragiquement leur utilisation sur le site de Sivens.

12. Néanmoins, il résulte de l'instruction, notamment des déclarations concordantes des gendarmes et des manifestants présents sur place, que l'escadron de la gendarmerie de la Réole a subi à partir de 00h30 des jets de projectiles divers, constitués notamment de pierres, de mottes de terre, de bouts de bois enflammés et de bouteilles, de la part d'un nombre croissant de manifestants qui n'avaient de cesse de se rapprocher en différentes positions de la « zone vie », en faisant fi de l'appel à la dispersion qui leur avait été adressé quelques minutes auparavant. En application des dispositions précitées de l'article L. 211-9 du code de la sécurité intérieure, de telles violences permettaient aux forces de l'ordre de recourir directement à l'usage de la force sans avoir à procéder aux sommations préalables. Face à l'intensification de cette violence et à l'avancée progressive des opposants, dans un mouvement pouvant s'apparenter à une manœuvre d'encerclement, le lieutenant-colonel, commandant du groupement tactique de gendarmerie, a donné l'ordre aux membres du peloton de faire usage de leur arsenal, dans le but de maintenir à distance les opposants hostiles, dès lors que le fossé et le grillage qui séparaient ces derniers de la « zone vie » n'étaient pas infranchissables. Si la réglementation applicable n'instaure pas de gradation dans l'utilisation des différentes armes à feu à disposition des gendarmes dans le cadre des opérations de maintien de l'ordre, il résulte de l'instruction, notamment du réquisitoire définitif du Procureur de la république, que les forces de l'ordre ont répliqué de manière graduelle et proportionnée aux violences dont ils faisaient l'objet. Ces dernières ont ainsi fait un usage successif des différents types d'armes, en lançant dans un premier temps des grenades lacrymogènes à la main, puis à l'aide du lanceur cougar, puis des grenades mixtes de type F4, des balles de défense et enfin des grenades offensives lorsque les manifestants se sont retrouvés à quelques mètres de la « zone vie ». Le passage de l'une à l'autre de ces armes se justifiait par l'inefficacité de la précédente et était précédé des sommations d'usages, lesquelles étaient au demeurant surabondantes au vu de ce qui a été dit ci-dessus. Par ailleurs, si les forces de l'ordre n'avaient pas forcément conscience en 2014 de la dangerosité potentielle des grenades offensives, elles faisaient partie à cette époque des armes de dotation utilisables par la gendarmerie en cas de violences dans le cadre d'opérations de maintien de l'ordre. Or, il ne résulte pas de l'instruction que la hiérarchie avait elle-même conscience de leur dangerosité potentielle, dans des cas extrêmes, et qu'elle aurait laissé les unités de gendarmerie les utiliser en toute connaissance de cause.

13. Il résulte de l'instruction que le maréchal des logis-chef J., à l'origine du tir mortel, a lui-même constaté, depuis la position défendue par le peloton Charlie 1, l'avancée dans ce contexte de violence d'un groupe d'opposants virulents qui était sur le point de franchir le fossé de séparation entre la « zone vie » et la dalle d'argile. Il a alors décidé de mettre un terme à cette progression en effectuant, conformément aux ordres reçus, un tir de barrage par le lancer d'une grenade offensive de type OF-F1. Pour ce faire, il a observé la zone au moyen de jumelles dotées d'un intensificateur de lumière, puis a regagné sa position initiale avant d'effectuer les avertissements d'usage et de jeter la grenade à la main et en cloche, compte tenu de la présence du grillage, dans un lieu situé à proximité des manifestants mais que son repérage lui avait permis d'identifier comme étant censé être dépourvu de toute présence humaine. En procédant de la sorte, le maréchal des logis-chef a respecté l'ensemble des consignes d'usage de la grenade litigieuse prévues par les dispositions précitées de la circulaire du 22 juillet 2011. Contrairement à ce que soutiennent les requérants, cette circulaire, applicable au moment des faits, ne proscrit pas le tir en cloche des grenades OF-F1. Par suite, l'utilisation dans les conditions précédemment décrites de la grenade offensive ayant causé le décès de [Rémi Fraisse] ne présente pas un caractère fautif, de sorte que la responsabilité de l'Etat n'est pas susceptible d'être engagée à ce titre.

(...)

15. Les requérants semblent, enfin, évoquer l'absence de l'autorité civile au moment des faits. Toutefois, s'il est exact que le préfet est chargé de diriger l'action des unités de la gendarmerie nationale en matière d'ordre public et de police administrative, il n'est pas établi en l'espèce que cette absence au moment des faits serait directement à l'origine du décès de [Rémi Fraisse], étant précisé au surplus que les dispositions précitées de l'article R. 211-21 du code de la sécurité intérieure n'imposaient pas au préfet du Tarn de rester sur le terrain durant toute la nuit du 25 au 26 octobre 2014, à partir du moment où, comme cela a été le cas en l'espèce, le commandant du groupement de gendarmerie départementale du Tarn, puis l'officier, commandant du groupement tactique de gendarmerie, étaient présents sur place pour diriger les opérations et décider de l'emploi de la force si nécessaire.

16. Il résulte de tout ce qui précède que les requérants sont uniquement fondés à solliciter l'engagement de la responsabilité sans faute de l'Etat sur le fondement de l'article L. 211-10 du code de la sécurité intérieure. »


54.  Les requérantes dans la requête no 22525/21 relevèrent appel du jugement. Le requérant dans la requête no 47626/21 n'en releva pas appel.

2.     L'arrêt de la cour administrative d'appel


55.  Par un arrêt du 21 février 2023, la cour administrative d'appel de Toulouse rejeta la requête d'appel des requérantes, pour les motifs suivants :

« En ce qui concerne la responsabilité sans faute de l'État du fait de l'utilisation par les forces de l'ordre d'une arme comportant des risques exceptionnels :

(...) comme l'ont estimé à juste titre les premiers juges, [Rémi Fraisse] ne saurait être considéré comme un tiers à l'opération de maintien de l'ordre à l'occasion de laquelle il a trouvé la mort. Il s'ensuit que les appelantes ne sont pas fondées à soutenir que c'est à tort que le tribunal a rejeté leur demande tendant à titre principal à l'engagement de la responsabilité sans faute de l'État du fait de l'utilisation par les forces de l'ordre de dispositifs comportant des risques exceptionnels.

En ce qui concerne la responsabilité sans faute de l'État sur le fondement de l'article L. 211-10 du code de la sécurité intérieure :

(...)

[I]l ressort notamment des témoignages concordants de plusieurs manifestants que M. Rémi Fraisse, une fois arrivé sur le lieu des échauffourées, a couru délibérément en direction des gendarmes mobiles et s'est ainsi retrouvé, sans aucune protection et en dépit du manque de luminosité, sur la dalle d'argile, à une dizaine de mètres de la « zone vie », soit tout près de la ligne de défense tenue par les forces de l'ordre et à proximité immédiate des manifestants violents. Bien qu'il ne résulte pas de l'instruction que Rémi Fraisse aurait manifesté le moindre signe de violence envers l'escadron de gendarmerie, et à supposer même, comme le soutiennent les appelantes, qu'il ne soit resté que quelques minutes sur place et qu'il n'aurait pas entendu les sommations successives effectuées préalablement par les gendarmes, il a fait preuve d'imprudence, alors même qu'il ne pouvait ignorer la dangerosité de la situation pour en avoir été le témoin direct lors de son arrivée sur la zone d'affrontement. Cependant, le danger auquel il s'est exposé ne pouvait raisonnablement inclure celui de risquer d'être mortellement atteint par l'explosion d'une grenade offensive de type OF-F1, arme alors considérée comme non létale, ce risque ne s'étant réalisé qu'en raison de circonstances tout à fait exceptionnelles En conséquence et ainsi que l'a jugé le tribunal, dans les circonstances très particulières de l'espèce, l'imprudence fautive ainsi commise par la victime est de nature à exonérer partiellement l'État de sa responsabilité à hauteur de 20 %.

En ce qui concerne la responsabilité pour faute de l'État :

(...)

12. En premier lieu, les appelantes se prévalent tant en appel qu'en première instance d'un cumul de fautes dans les modalités d'utilisation de la grenade dont l'explosion a causé le décès de M. Rémi Fraisse en soutenant que celle-ci a été lancée à l'aveugle, en violation du cadre légal préexistant, en l'absence de légitime défense et tout en ignorant la dangerosité réelle des grenades offensives de ce type.

13. Le ministre ne conteste pas que les grenades offensives de type OF-F1, qui provoquent en cas d'explosion un effet de souffle combiné à un effet assourdissant, sont désormais connues comme constituant des armes présentant un risque exceptionnel pour les personnes et dont l'usage est susceptible d'engager la responsabilité de l'administration pour faute sans qu'il soit nécessaire qu'elle présente le caractère d'une faute lourde.

14. Néanmoins, il résulte de l'instruction, notamment des déclarations concordantes des gendarmes et des manifestants présents sur place, que l'escadron de la gendarmerie de La Réole a subi à partir de 00 h 30 des jets de projectiles divers, constitués notamment de pierres, de morceaux de bois enflammés et de fusées de détresse, de la part d'un nombre croissant de manifestants qui n'avaient de cesse de se rapprocher en différentes positions de la « zone vie », en faisant fi de l'appel à la dispersion qui leur avait été adressé quelques minutes auparavant. En application des dispositions précitées de l'article L. 211-9 du code de la sécurité intérieure, de telles violences permettaient aux forces de l'ordre de recourir directement à l'usage de la force sans avoir à procéder aux sommations préalables. Face à l'intensification de cette violence et à l'avancée progressive des opposants, dans un mouvement pouvant s'apparenter à une manœuvre d'encerclement, le lieutenant-colonel, commandant du groupement tactique de gendarmerie, a donné l'ordre aux membres du peloton de faire usage de leur arsenal, dans le but de maintenir à distance les opposants hostiles, dès lors que le fossé et le grillage qui séparaient ces derniers de la « zone vie » n'étaient pas infranchissables. Si la réglementation applicable n'instaure pas de gradation dans l'utilisation des différentes armes à feu à disposition des gendarmes dans le cadre des opérations de maintien de l'ordre, il résulte de l'instruction, notamment du réquisitoire définitif du procureur de la République près le tribunal de grande instance de Toulouse, que les forces de l'ordre ont répliqué de manière graduelle et proportionnée aux violences dont ils faisaient l'objet.

Ces dernières ont ainsi fait un usage successif des différents types d'armes, en lançant dans un premier temps des grenades lacrymogènes à la main, puis des grenades mixtes de type F4, des balles de défense et enfin des grenades offensives lorsque les manifestants se sont retrouvés à quelques mètres de la « zone vie ». Le passage de l'une à l'autre de ces armes se justifiait par l'inefficacité de la précédente et était précédé des sommations d'usage. Par ailleurs, si les forces de l'ordre présentes sur le terrain n'avaient pas forcément conscience de la dangerosité potentielle des grenades offensives, celles-ci faisaient alors partie des armes de dotation utilisables par la gendarmerie en cas de violences dans le cadre d'opérations de maintien de l'ordre et il ne résulte pas de l'instruction que la hiérarchie avait elle-même conscience de leur dangerosité potentielle, dans des circonstances exceptionnelles, et qu'elle aurait laissé les unités de gendarmerie les utiliser en toute connaissance de cause.

15. En outre, il résulte de l'instruction que le maréchal des logis-chef à l'origine du tir mortel, a lui-même constaté, depuis la position défendue par le peloton Charlie 1, l'avancée dans ce contexte de violence d'un groupe d'opposants virulents qui était sur le point de franchir le fossé de séparation entre la « zone vie » et la dalle d'argile. Il a alors décidé de mettre un terme à cette progression en effectuant, conformément aux ordres reçus, un tir de barrage par le lancer d'une grenade offensive de type OF-F1. Pour ce faire, il a observé la zone au moyen de jumelles dotées d'un intensificateur de lumière, puis a regagné sa position initiale avant d'effectuer les avertissements d'usage et de jeter la grenade à la main et en cloche, compte tenu de la présence du grillage, dans un lieu situé à proximité des manifestants mais que son repérage lui avait permis d'identifier comme étant censé être dépourvu de toute présence humaine. En procédant de la sorte, le maréchal des logis-chef a respecté l'ensemble des consignes d'usage de la grenade litigieuse prévues par les dispositions précitées de la circulaire du 22 juillet 2011. Par suite et ainsi que l'ont estimé à bon droit les premiers juges, l'utilisation dans les conditions précédemment décrites de la grenade offensive ayant causé le décès de M. Rémi Fraisse ne présente pas un caractère fautif, de sorte que la responsabilité de l'État n'est pas susceptible d'être engagée à ce titre. »


56.  Les requérantes ne se pourvurent pas en cassation contre l'arrêt du 21 février 2023.

LE CADRE JURIDIQUE ET LA PRATIQUE PERTINENTS

I.        Le droit interne et le droit et la pratique internationaux au moment des faits

A.    Le droit interne

1.     Le code pénal


57.  Les dispositions pertinentes sont les suivantes :

Article 122-4

« N'est pas pénalement responsable la personne qui accomplit un acte prescrit ou autorisé par des dispositions législatives ou réglementaires.

N'est pas pénalement responsable la personne qui accomplit un acte commandé par l'autorité légitime, sauf si cet acte est manifestement illégal. »

Article 221-6

« Le fait de causer, dans les conditions et selon les distinctions prévues à l'article 121‑3, par maladresse, imprudence, inattention, négligence ou manquement à une obligation de prudence ou de sécurité imposée par la loi ou le règlement, la mort d'autrui constitue un homicide involontaire puni de trois ans d'emprisonnement et de 45 000 euros d'amende.

En cas de violation manifestement délibérée d'une obligation particulière de prudence ou de sécurité imposée par la loi ou le règlement, les peines encourues sont portées à cinq ans d'emprisonnement et à 75 000 euros d'amende. »

Article 222-7

« Les violences ayant entraîné la mort sans intention de la donner sont punies de quinze ans de réclusion criminelle. »

Article 431-3

« Constitue un attroupement tout rassemblement de personnes sur la voie publique ou dans un lieu public susceptible de troubler l'ordre public.

Un attroupement peut être dissipé par la force publique après deux sommations de se disperser restées sans effet adressées dans les conditions et selon les modalités prévues par l'article L. 211-9 du code de la sécurité intérieure. »

2.     Le code de procédure pénale


58.  Les dispositions pertinentes, dans leur rédaction applicable à la date des faits litigieux, sont les suivantes :

Article 697

« Dans le ressort d'une ou de plusieurs cours d'appel, un tribunal de grande instance est compétent pour l'instruction et, s'il s'agit de délits, le jugement des infractions mentionnées à l'article 697-1.

Des magistrats sont affectés, après avis de l'assemblée générale, aux formations de jugement, spécialisées en matière militaire, de ce tribunal.

Dans le même ressort, une cour d'assises est compétente pour le jugement des crimes mentionnés à l'article 697-1.

Un décret pris sur le rapport conjoint du garde des sceaux, ministre de la justice, et du ministre chargé de la défense fixe la liste de ces juridictions. »

Article 697-1

« Les juridictions mentionnées à l'article 697 connaissent des crimes et des délits commis sur le territoire de la République par les militaires dans l'exercice du service.

Ces juridictions sont compétentes à l'égard de toutes personnes majeures, auteurs ou complices, ayant pris part à l'infraction.

Par dérogation aux dispositions du premier alinéa ci-dessus, ces juridictions ne peuvent connaître des infractions de droit commun commises par les militaires de la gendarmerie dans l'exercice de leurs fonctions relatives à la police judiciaire ou à la police administrative ; elles restent néanmoins compétentes à leur égard pour les infractions commises dans le service du maintien de l'ordre.

Si le tribunal correctionnel mentionné à l'article 697 se déclare incompétent pour connaître des faits dont il a été saisi, il renvoie le ministère public à se pourvoir ainsi qu'il avisera ; il peut, le ministère public entendu, décerner par la même décision mandat de dépôt ou d'arrêt contre le prévenu. »

3.     Le code de la sécurité intérieure


59.  Les dispositions pertinentes, dans leur rédaction applicable à la date des faits litigieux, sont les suivantes :

a)      L'autorité civile, la dispersion des attroupements, les sommations et l'usage de la force

Article L122-1

« Sous réserve des dispositions du code de procédure pénale relatives à l'exercice de la mission de police judiciaire et des dispositions du code général des collectivités territoriales relatives à la prévention de la délinquance, le représentant de l'Etat dans le département ou, à Paris, le préfet de police, anime et coordonne l'ensemble du dispositif de sécurité intérieure.

À cet effet, sans préjudice des missions de la gendarmerie relevant de la défense nationale, il fixe les missions autres que celles qui sont relatives à l'exercice de la police judiciaire et coordonne l'action des différents services et forces dont dispose l'Etat en matière de sécurité intérieure.

Il dirige l'action des services de la police nationale et des unités de la gendarmerie nationale en matière d'ordre public et de police administrative. Dans le respect du statut militaire pour ce qui concerne la gendarmerie nationale, les responsables départementaux de ces services et unités sont placés sous son autorité et lui rendent compte de l'exécution et des résultats de leurs missions en ces matières.

Il s'assure, en tant que de besoin, du concours des agents des services déconcentrés de l'Etat chargés de l'application de la législation relative aux douanes et aux droits indirects, aux impôts, à la concurrence, la consommation et la répression des fraudes, au travail, à l'emploi et à la formation professionnelle, de la police de la chasse et de la pêche maritime et fluviale ainsi que de la police de l'eau, et de ceux qui assurent des responsabilités en matière de sécurité sanitaire, aux missions de sécurité intérieure. »

Article L211-9

« Un attroupement, au sens de l'article 431-3 du code pénal, peut être dissipé par la force publique après deux sommations de se disperser demeurées sans effet, adressées, lorsqu'ils sont porteurs des insignes de leur fonction, par :

1o Le représentant de l'Etat dans le département ou, à Paris, le préfet de police ;

2o Sauf à Paris, le maire ou l'un de ses adjoints ;

3o Tout officier de police judiciaire responsable de la sécurité publique, ou tout autre officier de police judiciaire.

Il est procédé à ces sommations suivant des modalités propres à informer les personnes participant à l'attroupement de l'obligation de se disperser sans délai.

Toutefois, les représentants de la force publique appelés en vue de dissiper un attroupement peuvent faire directement usage de la force si des violences ou voies de fait sont exercées contre eux ou s'ils ne peuvent défendre autrement le terrain qu'ils occupent.

Les modalités d'application des alinéas précédents sont précisées par un décret en Conseil d'Etat, qui détermine également les insignes que doivent porter les personnes mentionnées aux 1o à 3o et les conditions d'usage des armes à feu pour le maintien de l'ordre public. »

Article R211-11

« Pour l'application de l'article L. 211-9, l'autorité habilitée à procéder aux sommations avant de disperser un attroupement par la force :

1o Annonce sa présence en énonçant par haut-parleur les mots : "Obéissance à la loi. Dispersez-vous" ;

2o Procède à une première sommation en énonçant par haut-parleur les mots : "Première sommation : on va faire usage de la force" ;

3o Procède à une deuxième et dernière sommation en énonçant par haut-parleur les mots : "Dernière sommation : on va faire usage de la force."

Si l'utilisation du haut-parleur est impossible ou manifestement inopérante, chaque annonce ou sommation peut être remplacée ou complétée par le lancement d'une fusée rouge.

Toutefois, si, pour disperser l'attroupement par la force, il doit être fait usage des armes mentionnées à l'article R. 211-16, la dernière sommation ou, le cas échéant, le lancement de fusée qui la remplace ou la complète doivent être réitérés. »

Article R211-13

« L'emploi de la force par les représentants de la force publique n'est possible que si les circonstances le rendent absolument nécessaire au maintien de l'ordre public dans les conditions définies par l'article L. 211-9. La force déployée doit être proportionnée au trouble à faire cesser et son emploi doit prendre fin lorsque celui-ci a cessé. »

Article R211-14

« Hors les deux cas prévus au sixième alinéa de l'article L. 211-9, les représentants de la force publique ne peuvent faire usage d'armes à feu pour le maintien de l'ordre public que sur ordre exprès des autorités habilitées à décider de l'emploi de la force dans des conditions définies à l'article R. 211-21. Cet ordre est transmis par tout moyen permettant d'en assurer la matérialité et la traçabilité. »

Article R211-21

« Dans les cas d'attroupements prévus à l'article 431-3 du code pénal, le préfet du département ou le sous-préfet, le maire ou l'un de ses adjoints, le commissaire de police, le commandant de groupement de gendarmerie départementale ou, mandaté par l'autorité préfectorale, un commissaire de police ou l'officier de police chef de circonscription ou le commandant de compagnie de gendarmerie départementale doivent être présents sur les lieux en vue, le cas échéant, de décider de l'emploi de la force après sommation.

Si elle n'effectue pas elle-même les sommations, l'autorité civile responsable de l'emploi de la force désigne un officier de police judiciaire pour y procéder.»

Article R434-18

« Le policier ou le gendarme emploie la force dans le cadre fixé par la loi, seulement lorsque c'est nécessaire, et de façon proportionnée au but à atteindre ou à la gravité de la menace, selon le cas.

Il ne fait usage des armes qu'en cas d'absolue nécessité et dans le cadre des dispositions législatives applicables à son propre statut. »

b)      Les armes à disposition des forces de l'ordre

Article D211-17

« Les armes à feu susceptibles d'être utilisées par les représentants de la force publique pour le maintien de l'ordre public en application de l'article R. 211-16 sont les suivantes : »

APPELLATION

CLASSIFICATION

Grenade GLI F4
Grenade lacrymogène instantanée

Article 2 du décret no 2013-700 du 30 juillet 2013 portant application de la loi no 2012-304 du 6 mars 2012 relative à l'établissement d'un contrôle des armes moderne, simplifié et préventif

5o et 6o de la catégorie A2


Grenade OF F1

Grenade instantanée

Lanceurs de grenades de 56 mm
et leurs munitions

Article 2 du décret du 30 juillet 2013 susmentionné

4o, 5o et 6o de la catégorie A2

Lanceurs de grenade de 40 mm et leurs munitions

Article 2 du décret du 30 juillet 2013 susmentionné

4o, 5o et 6o de la catégorie A2

Grenade à main de désencerclement

Article 2 du décret du 30 juillet 2013 susmentionné

6o de la catégorie A2

c)       La responsabilité de l'État du fait des dégâts et dommages résultant des crimes et délits commis, à force ouverte ou par violence, par des attroupements ou rassemblements armés ou non armés, soit contre les personnes, soit contre les biens

Article L211-10

« L'Etat est civilement responsable des dégâts et dommages résultant des crimes et délits commis, à force ouverte ou par violence, par des attroupements ou rassemblements armés ou non armés, soit contre les personnes, soit contre les biens.

L'Etat peut également exercer une action récursoire contre les auteurs du fait dommageable, dans les conditions prévues au chapitre Ier du sous-titre II du titre III du livre III du code civil.

Il peut exercer une action récursoire contre la commune lorsque la responsabilité de celle-ci se trouve engagée. »

4.     Le code de la défense

60.  Les dispositions pertinentes dans leur version applicable à la date des faits litigieux sont les suivantes :

Article L2331-1

« Les matériels de guerre, armes et munitions et éléments désignés par les dispositions du présent titre et relatives au régime des matériels de guerre, armes et munitions sont classés dans les catégories ci- après :

I. - Matériels de guerre :

1re catégorie : armes à feu et leurs munitions conçues pour ou destinées à la guerre terrestre, navale ou aérienne.

2e catégorie : matériels destinés à porter ou à utiliser au combat les armes à feu.

3e catégorie : matériels de protection contre les gaz de combat.

II. - Armes et munitions non considérées comme matériels de guerre :

4e catégorie : armes à feu dites de défense et leurs munitions.

5e catégorie : armes de chasse et leurs munitions.

6e catégorie : armes blanches.

7e catégorie : armes de tir, de foire ou de salon et leurs munitions.

8e catégorie : armes et munitions historiques et de collection.

III. - Les matériels, appartenant ou non aux précédentes catégories, qui sont soumis à des restrictions ou à une procédure spéciale pour l'importation ou l'exportation sont définis aux articles L. 2335- 1 et L. 2335- 3.

Les armes de toute espèce qui peuvent tirer des munitions utilisables dans des armes classées matériel de guerre, et les munitions de toute espèce qui peuvent être tirées dans des armes classées matériel de guerre sont considérées comme des matériels de guerre.

Un décret énumère les matériels ou éléments de chaque catégorie et les opérations industrielles y afférentes rentrant dans le champ d'application du présent titre. »

Article L2338-3

« Les officiers et sous-officiers de gendarmerie ne peuvent, en l'absence de l'autorité judiciaire ou administrative, déployer la force armée que dans les cas suivants :

1o Lorsque des violences ou des voies de fait sont exercées contre eux ou lorsqu'ils sont menacés par des individus armés ;

2o Lorsqu'ils ne peuvent défendre autrement le terrain qu'ils occupent, les postes ou les personnes qui leur sont confiés ou, enfin, si la résistance est telle qu'elle ne puisse être vaincue que par la force des armes ;

3o Lorsque les personnes invitées à s'arrêter par des appels répétés de "Halte gendarmerie" faits à haute voix cherchent à échapper à leur garde ou à leurs investigations et ne peuvent être contraintes de s'arrêter que par l'usage des armes ;

4o Lorsqu'ils ne peuvent immobiliser autrement les véhicules, embarcations ou autres moyens de transport dont les conducteurs n'obtempèrent pas à l'ordre d'arrêt.

Ils sont également autorisés à faire usage de tous engins ou moyens appropriés tels que herses, hérissons, câbles, pour immobiliser les moyens de transport quand les conducteurs ne s'arrêtent pas à leurs sommations. »

5.     La circulaire no 200000/GEND/DOE/S2DOP/BOP du 22 juillet 2011 relative à l'organisation et à l'emploi des unités de la gendarmerie mobile


61.  L'annexe V de la circulaire précise notamment les caractéristiques et la méthode d'utilisation de la grenade OF-F1 :

« (...) uniquement lancée à main, la grenade explosive OF n'a aucun effet lacrymogène mais seulement un effet de souffle combiné à un effet assourdissant. Le fonctionnement explosif ne projette aucun éclat métallique dangereux. Si la situation le permet, les grenades explosives sont dans un premier temps lancées chaque fois que possible dans les endroits dépourvus de manifestants. Leur emploi doit être proportionné aux troubles rencontrés et prendre fin lorsque ceux-ci ont cessé. »


62.  L'annexe XIII de la circulaire est relative à la formation des gendarmes :

« FORMATION INDIVIDUELLE ET COLLECTIVE

La gendarmerie mobile bénéficie d'une formation professionnelle continue et exigeante sur les plans individuels et collectifs.

1. LA FORMATION INDIVIDUELLE

1.1. La formation des officiers

La formation des officiers servant en GM se décline de la manière suivante :

- formation initiale à l'école des officiers de la gendarmerie nationale puis dans le cadre de la dominante « MO - Défense » avec un stage au CNEFG (1) ;

- formation des officiers issus du rang recrutés par voie de concours et appelés à servir en GM ou à la GR avec un stage spécifique « RO/MO » au CNEFG ;

- stages de préparation à l'emploi opérationnel pour les officiers appelés à prendre le commandement ou le commandement en second d'un groupement de gendarmerie mobile ou d'un régiment de la garde républicaine, et le commandement d'un escadron ou d'une compagnie de la garde républicaine.

1.2. La formation des sous-officiers

Après l'obtention du certificat d'aptitude technique et leur admission dans le corps des sous-officiers de carrière, les sous-officiers de gendarmerie mobile perfectionnent leurs connaissances selon le parcours suivant :

- préparation et examen du diplôme d'arme (2) ;

- dès la promotion au grade d'adjudant, stage national de formation à l'encadrement opérationnel sanctionné par l'obtention du certificat de formation à l'encadrement opérationnel (CeFEO) ;

- avant la prise de fonction de commandant de peloton ou d'adjoint, stage sanctionné par le certificat de formation au commandement (CFC).

1.3. La formation aux technicités

Les militaires des EGM peuvent suivre différentes formations individuelles qualifiantes et nécessaires à la capacité opérationnelle des unités : elles sont inscrites chaque année au calendrier des actions de formation, mis à jour et diffusé annuellement par la DGGN.

2. LA FORMATION COLLECTIVE

La formation collective garantit la capacité opérationnelle des unités. Elle est contrôlée régulièrement par le commandement.

L'entraînement sportif, la maîtrise des techniques de l'intervention professionnelle et du combat constituent les fondamentaux de la formation individuelle du gendarme mobile. Le contrôle annuel de la condition physique des militaires (CCPM) est adapté aux exigences de ses conditions d'emploi et s'appuie sur un barème particulier (3) ;

2.1. La formation centralisée

Le stage de perfectionnement au CNEFG (1)

Chaque unité de gendarmerie mobile suit tous les deux ans un stage de perfectionnement au centre national d'entraînement des forces de la gendarmerie (CNEFG) selon une programmation arrêtée par la DGGN.

Ce stage, essentiellement consacré au haut du spectre d'engagement opérationnel, constitue le socle de la formation des unités au RO/MO. Il enchaîne des manœuvres d'envergure de plus en plus complexes du niveau GTG en milieux urbain, périurbain et rural (cf. 4.4. relatif aux contextes opérationnels au RO/MO).

En outre, il constitue l'occasion privilégiée d'apprécier la capacité opérationnelle des unités et la valeur tactique des cadres.

Le stage en camp militaire

En fonction de la disponibilité des infrastructures, chaque EGM effectue, l'année suivant le stage de perfectionnement au CNEFG, un stage en camp militaire d'une durée de 5 jours.

Ce stage permet aux EGM de renforcer leurs savoir-faire tactiques et techniques, individuels et collectifs, dans les domaines de la vie en campagne, du combat, du tir, de la topographie, du secourisme...

Le stage en camp militaire met l'accent sur :

- la formation au combat (manœuvre sous le feu, pratique du tir aux armes individuelles et collectives en dotation, secourisme au combat...) ;

- la robustesse et l'endurance physique des militaires (vie en campagne, marches topographiques...).

Ces stages renforcent ainsi les capacités de la GM à intervenir dans toutes les situations, plus particulièrement dans le haut du spectre (RO de haute intensité et combat).

Les modalités de ces stages sont précisées dans un texte particulier.

2.2. La formation décentralisée

Les principes et les modalités de la formation décentralisée sont précisées dans le 3.2.2.2. (4)

Toutes les occasions doivent également être saisies par les commandants d'unité, à la résidence et en déplacement, pour dispenser des séances d'instruction collective.

La RGZDS et le commandant de groupement de gendarmerie mobile contrôlent régulièrement la formation délivrée dans les unités. Ils coordonnent les formations individuelles et l'instruction collective, notamment dans le domaine du tir.

Les engagements des unités de gendarmerie mobile faisant l'objet d'un compte-rendu d'intervention (annexe III) doivent être accompagnés d'un document écrit, de forme libre, à des fins de retour d'expérience (RETEX).

Ce document écrit doit souligner les points positifs et négatifs rencontrés au cours de l'engagement, dans tous les domaines jugés importants (opérationnel, logistique, etc.). Il doit ainsi permettre aux échelons de commandement d'en tirer des enseignements utiles.

Il est adressé par la voie hiérarchique :

- aux échelons hiérarchiques organiques ;

- aux autorités d'emploi (gendarmerie) ;

- au CNEFG (Division Instruction) ;

- à la DGGN (DOE / SDDOP). »

6.     Article 11 du décret no 2004-374 du 29 avril 2004 relatif aux pouvoirs des préfets à l'organisation et à l'action des services de l'État dans les régions et les départements


63.  Aux termes de cette disposition :

« Le préfet de département a la charge de l'ordre public et de la sécurité des populations.

Il est responsable, dans les conditions fixées par les lois et règlements relatifs à l'organisation de la défense et de la sécurité nationale, de la préparation et de l'exécution des mesures de sécurité intérieure, de sécurité civile et de sécurité économique qui concourent à la sécurité nationale.

Il est tenu informé par l'autorité militaire de toutes les affaires qui peuvent avoir une importance particulière dans le département. »

B.    Rapport de l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe du 10 mai 2016 « Empêcher de toute urgence les violations des droits de l'homme lors de manifestations pacifiques »


64.  La commission des questions juridiques et des droits de l'homme de l'Assemblée parlementaire a relevé dans ce rapport que les manifestations pacifiques, qu'elles soient autorisées ou non, jouent un rôle essentiel dans une société démocratique et qu'il importe de ne pas les sacrifier sur l'autel des mesures de sécurité et de lutte contre le terrorisme, s'inquiétant également de la récente dégradation du droit à la liberté de réunion dans certains États membres du Conseil de l'Europe, en raison d'un fréquent recours excessif à la force contre les manifestants pacifiques et des restrictions légales imposées à la liberté de réunion.


65.  Le rapport souligne que la Convention, selon l'interprétation retenue par la Cour, impose des obligations positives et négatives très claires aux États Parties. Il appelle les États membres à revoir la législation en vigueur, en vue de la mettre en conformité avec la Convention et les autres instruments internationaux en matière de droits de l'homme qui concernent le droit à la liberté de réunion pacifique, ainsi qu'à réglementer l'utilisation de gaz lacrymogène et d'autres armes « moins létales » de façon plus rigoureuse. Il propose également aux États membres d'adopter et de mettre en œuvre une conception du maintien de l'ordre au cours des manifestations qui soit respectueuse des droits de l'homme, notamment en formant les services de police à l'application de méthodes de contrôle non violent des foules, fondées sur le dialogue, ainsi qu'en menant des enquêtes effectives et en infligeant des sanctions adéquates dans tous les cas de mauvais traitements commis par des agents des forces de l'ordre. Le rapport précise :

« (...) si les États semblent s'efforcer d'éviter le recours à la force meurtrière, ce qui est louable, de nombreux cas de blessures graves, voire de décès, dus à l'utilisation d'armes neutralisantes considérées comme non létales ont été signalés, en particulier l'usage de matraques, canons à eau, gaz poivre, armes de poing, pistolets Taser, balles en caoutchouc, pistolets paralysants et grenades neutralisantes. (...) Il est en effet observé que certains États élargissent leur panoplie de matériels de ce type et leurs champs d'utilisation à l'égard des manifestants. Le rapport recommande ainsi que « la mise au point et l'utilisation d'armes non meurtrières neutralisantes fassent l'objet d'une évaluation attentive afin de réduire au minimum les risques à l'égard des tiers et que l'utilisation de telles armes soit soumise à un contrôle strict ».

C.    Principes internationaux


66.  Les principes de base de l'Organisation des Nations unies (ONU) sur le recours à la force et l'utilisation des armes à feu par les forces de l'ordre ont été rappelés à maintes occasions par la Cour, qui renvoie sur ce point, à l'arrêt Giuliani et Gaggio c. Italie ([GC], no 23458/02, § 154, CEDH 2011).

II.     Le droit interne et les développements postérieurs aux faits

A.    Les modifications législatives


67.  Depuis les faits litigieux, l'article L. 435-1 du CSI, introduit le 2 mars 2017, a ajouté des cas, outre ceux mentionnées à l'article L. 211-9 du même code, dans lesquels les agents de la police nationale et les militaires de la gendarmerie nationale peuvent faire usage de leurs armes en cas d'absolue nécessité et de manière strictement proportionnée. L'article R. 211-11 du même code, dans une nouvelle version applicable depuis le 8 mai 2021, précise les sommations que l'autorité habilitée doit énoncer avant de disperser un attroupement par la force, dont le contenu est rédigé de manière plus explicite. L'article D. 211-17 du CSI énumérant les armes à feu susceptibles d'être utilisées par les représentants de la force publique pour le maintien de l'ordre public en application de l'article R. 211-16 du même code a été modifié le 1er décembre 2014, la grenade OF-F1 ayant été retirée de cette liste, puis le 18 octobre 2021, la grenade GLI-F4 ayant à son tour été retirée. L'article R. 211-21 du CSI, dans sa version applicable depuis le 8 mai 2021, a étendu la liste des personnes, dans les cas d'attroupements prévus à l'article 431-3 du code pénal, dont la présence est nécessaire sur les lieux en vue, le cas échéant, de décider de l'emploi de la force après sommation. Il s'agit dorénavant des personnes suivantes : le représentant de l'État dans le département ou un autre membre du corps préfectoral ou le directeur des services du cabinet, le maire ou l'un de ses adjoints, le directeur du service territorial de police en charge de l'ordre public ou son adjoint, le commandant de groupement de gendarmerie départementale ou son commandant en second, ou, mandaté par l'autorité préfectorale, un commissaire ou un officier de police, responsable de service placé sous l'autorité du directeur du service territorial de police en charge de l'ordre public, ou un commandant de compagnie de gendarmerie départementale ou un commandant en second. Enfin, l'article L. 2338-3 du code de la défense qui prévoyait à la date des faits litigieux les cas dans lesquels les officiers et sous-officiers de gendarmerie pouvaient, en l'absence de l'autorité judiciaire ou administrative, déployer la force, a été revu à plusieurs reprises depuis. Dans sa dernière version applicable depuis le 27 mai 2021, il renvoie principalement à l'article L. 435-1 du CSI.

B.    Le schéma national du maintien de l'ordre (SNMO)


68.  Il s'agit d'un document présentant une doctrine d'emploi commune à l'ensemble des forces de l'ordre, publié par le ministère de l'Intérieur, le 16 septembre 2020 (voir, s'agissant de l'usage de la technique dite de la « nasse » par les forces de l'ordre dans les manifestations, l'arrêt Auray et autres c. France, no 1162/22, § 40, 8 février 2024). Ce schéma mis en place en 2020 et revu en 2021 a notamment modifié le régime des sommations pour en énoncer le contenu de manière plus explicite (voir article R. 211-11 dans sa version en vigueur à partir du 8 mai 2021 au paragraphe 67 ci-dessus) et confirmé l'intérêt de l'emploi des moyens et armes de force intermédiaire pour le maintien de l'ordre tout en adaptant leur emploi. La grenade explosive GLI-F4 a été retirée le 26 janvier 2020 et remplacée par une autre, à usage semblable mais sans explosif, la grenade GM2L (le nouveau SNMO de 2021 précisant qu'elle ne peut être utilisée qu'avec un lanceur). La grenade à main de désencerclement (GMD) a été remplacée par un modèle plus récent moins vulnérant et une doctrine propre à l'emploi du lanceur de balles de défense (LBD) a été définie.

EN DROIT

I.        JONCTION DES REQUÊTES


69.  Constatant que les requêtes trouvent leur origine dans les mêmes faits et portent sur les mêmes griefs, la Cour juge opportun de les examiner ensemble dans un arrêt unique (article 42 § 1 du règlement de la Cour).

II.     SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 2 DE LA CONVENTION


70.  Les requérants se plaignent d'une atteinte au droit à la vie de leur proche. Au regard du volet matériel de l'article 2 de la Convention, ils soutiennent que l'usage de la force par le gendarme auteur du lancer de la grenade OF-F1 qui a causé le décès de leur proche n'était ni nécessaire ni proportionné à l'un des objectifs mentionnés par l'article 2 § 2 dans la mesure où le comportement de Rémi Fraisse ne représentait aucune menace pour la vie ou l'intégrité physique de quiconque. Ils ajoutent, au regard des obligations positives découlant de l'article 2, que les gendarmes impliqués dans l'opération n'étaient pas équipés de manière adéquate, et, d'autre part, que l'opération, insuffisamment préparée en amont, n'a pas été correctement supervisée au moment où elle s'est déroulée. Au regard du volet procédural de l'article 2, les requérants soutiennent principalement que l'enquête menée sur les circonstances du décès de leur proche n'a pas été effective en raison d'un manque d'indépendance des autorités d'enquête et des juges d'instruction, qui ont refusé plusieurs actes complémentaires dans le cadre de l'instruction. Aux termes de l'article 2 de la Convention :

« 1.  Le droit de toute personne à la vie est protégé par la loi. La mort ne peut être infligée à quiconque intentionnellement, sauf en exécution d'une sentence capitale prononcée par un tribunal au cas où le délit est puni de cette peine par la loi.

2.  La mort n'est pas considérée comme infligée en violation de cet article dans les cas où elle résulterait d'un recours à la force rendu absolument nécessaire :

a)  pour assurer la défense de toute personne contre la violence illégale ;

b)  pour effectuer une arrestation régulière ou pour empêcher l'évasion d'une personne régulièrement détenue ;

c)  pour réprimer, conformément à la loi, une émeute ou une insurrection. »

A.    Sur le volet matériel de l'article 2

1.     Sur la recevabilité

a)      Thèses des parties

i.        Le Gouvernement


71.  Le Gouvernement soulève en premier lieu une exception tirée du non‑épuisement des voies de recours internes, l'appel interjeté par les requérantes devant la cour administrative d'appel dans le cadre de leur recours indemnitaire étant pendant à la date de la présentation de ses observations.


72.  En deuxième lieu, le Gouvernement soutient que les requérants ont perdu la qualité de victime au sens de l'article 34 de la Convention, le jugement du tribunal administratif du 25 novembre 2021(voir paragraphe 53 ci-dessus) leur ayant accordé une réparation que le Gouvernement qualifie d'adéquate et suffisante.

ii.      Les requérants

α)        Les requérantes dans la requête no 22525/21


73.  Les requérantes affirment que la reconnaissance de la responsabilité sans faute de l'État du fait d'un attroupement, et d'une faute commise par Rémi Fraisse exonérant l'État d'une partie de sa responsabilité, accompagnée d'une indemnisation qu'elles estiment être d'un montant très faible, n'épuise en rien leur intérêt à agir et leur qualité de requérant dans la procédure devant la Cour. Elles soutiennent défendre un intérêt plus large, celui de voir reconnaître la violation par l'État français de l'article 2 de la Convention du fait de l'usage d'une arme dangereuse dans le cadre d'une opération de maintien de l'ordre.

β)        Le requérant dans la requête no 47626/21


74.  Sur la question de l'épuisement des voies de recours internes, le requérant soutient que le recours devant les juridictions administratives n'a pas la même finalité que le recours devant les juridictions pénales, qui vise à identifier et punir les responsables d'une infraction. Il ne s'agit pas, d'après lui, d'un recours adéquat et effectif propre à remédier à des griefs fondés sur le volet matériel de l'article 2.


75.  Sur la question de la qualité de victime, il estime n'avoir pas bénéficié d'un redressement adéquat et suffisant par les juridictions internes.

b)      Appréciation de la Cour

i.        Sur la question de l'épuisement des voies de recours internes


76.  La Cour a rappelé dans Semache c. France (no 36083/16, § 53, 21 juin 2018) qu'en matière d'allégation de recours illégal à la force par les agents de l'État, des procédures civiles ou administratives visant uniquement à l'allocation de dommages et intérêts et non à l'identification et à la punition des responsables - telle que l'action en responsabilité de l'article L. 141-1 du code de l'organisation judiciaire - ne sont pas en règle générale des recours adéquats et effectifs propres à remédier à des griefs fondés sur le volet matériel des articles 2 et 3 de la Convention (Mocanu et autres c. Roumanie [GC], nos 10865/09 et 2 autres, § 227, CEDH 2014 (extraits), et Jeronovičs c. Lettonie [GC], no 44898/10, §§ 76-77, CEDH 2016 ; voir aussi Yaşa c. Turquie, 2 septembre 1998, § 74, Recueil des arrêts et décisions 1998 VI). Dans ce contexte, un requérant qui saisit les autorités judiciaires des griefs tirés de ces dispositions dans le cadre d'une constitution de partie civile répond en principe à l'exigence d'épuisement des voies de recours internes (voir, par exemple, Tekın et Arslan c. Belgique, no 37795/13, § 70, 5 septembre 2017).


77.  La Cour note qu'en l'espèce, les requérants se sont tous constitués partie civile dans la procédure pénale décrite aux paragraphes 36 et suivants ci-dessus en invoquant d'ailleurs expressément une atteinte à l'article 2 de la Convention pour se plaindre d'actes ou d'omissions susceptibles d'emporter une responsabilité pénale imputables aux forces de l'ordre dans le cadre de l'opération de maintien de l'ordre sur le site de Sivens. La plainte avec constitution de partie civile était donc une voie à la fois adéquate et efficace aux fins de l'article 35 § 1 de la Convention. Dès lors que les requérants en ont tous usé et que cette plainte a donné lieu à plusieurs décisions de justice, en première instance, en appel puis en cassation, épuisant ainsi les recours auxquels elle pouvait donner lieu (voir Semache, précité, § 57), le Gouvernement ne saurait, dans les circonstances de l'espèce, reprocher aux requérants de n'avoir pas relevé appel du jugement du tribunal administratif (s'agissant du requérant dans la requête no 47626/21) ou formé de pourvoi en cassation contre l'arrêt de la cour administrative d'appel (s'agissant des requérantes dans la requête no 22525/21).


78.  La Cour précise que les requêtes ont été introduites devant elle dans le délai de six mois à compter de l'arrêt de la Cour de cassation du 23 mars 2021 qui a mis un terme à la procédure pénale.

ii.      Sur la question de la qualité de victime des requérants


79.  Dans sa décision Chennouf et autres c. France (no 4704/19, § 37, 20 juin 2023), la Cour a rappelé qu'il ressort de sa jurisprudence constante qu'une décision ou une mesure favorable au requérant ne suffit en principe à lui retirer la qualité de « victime » aux fins de l'article 34 de la Convention que si les autorités nationales ont reconnu, explicitement ou en substance, puis réparé la violation de la Convention (voir, par exemple, Scordino c. Italie (n1) [GC], no 36813/97, § 180, CEDH 2006-V, Gäfgen c. Allemagne [GC], no 22978/05, CEDH 2010, et Darraj c. France, no 34588/07, §§ 45 à 46, 4 novembre 2010). S'agissant de la qualité de victime dans le cas d'une allégation de violation de l'article 2 de la Convention, la Cour a admis, dans l'hypothèse d'un décès causé de manière non intentionnelle par un agent de l'État, que l'octroi de dommages-intérêts dans le cadre d'une procédure civile ou administrative pouvait offrir une réparation appropriée (voir Erkan c. Turquie (déc.), no 41792/10, § 78, 28 janvier 2014, et Molga c. Pologne (déc.), no 78388/12, § 72, 17 janvier 2017).


80.  Le fait de savoir si un requérant a obtenu pour le dommage qui lui a été causé une réparation - comparable à la satisfaction équitable prévue à l'article 41 de la Convention - revêt de l'importance. La Cour souligne que, selon sa jurisprudence constante, la qualité de « victime » d'un requérant peut dépendre du montant de l'indemnité qui lui a été allouée au niveau national (Cocchiarella c. Italie [GC], no 64886/01, § 93, CEDH 2006-V, et Nikitin et autres c. Estonie, no 23226/16 et 6 autres, § 197, 29 janvier 2019).


81.  En l'espèce, s'agissant en premier lieu, de la question de la reconnaissance, au moins en substance, d'une violation du volet matériel de l'article 2, la Cour constate que la responsabilité sans faute de l'État a été reconnue par le tribunal administratif, dont le raisonnement a été confirmé par la cour administrative d'appel (voir paragraphes 53 et 55 ci-dessus) du fait des dommages résultant des crimes et délits commis à force ouverte ou par violence par des attroupements ou rassemblements, régime de responsabilité prévu par l'article L. 211-10 du CSI (voir paragraphe 59 ci‑dessus).


82.  La Cour relève que les juridictions administratives ont écarté à la fois la responsabilité sans faute du fait de l'utilisation d'une arme comportant des risques exceptionnels, Rémi Fraisse n'étant pas « un tiers » à l'opération, et la responsabilité pour faute de l'État, en l'absence de faute, même simple, pendant l'opération, émanant aussi bien des actions du gendarme que de la hiérarchie ayant autorisé l'usage de ce type de grenades.


83.  La Cour relève que si le lien de causalité entre l'usage de l'arme par le gendarme et le décès de Rémi Fraisse, déjà reconnu dans le cadre du volet pénal de l'affaire (voir paragraphes 36 et suivants ci-dessus), a été confirmé, aucune faute n'a été caractérisée par les juridictions administratives. Ces dernières ont jugé que le décès de Rémi Fraisse était la conséquence d'un usage conforme d'une arme en réponse au trouble provoqué par les manifestants, dont Rémi Fraisse faisait partie, et que les autorités n'avaient pas conscience à cette époque du danger de cette arme.


84.  Dans ces conditions, la Cour considère que rien dans les décisions des juges internes ne révèle qu'ils ont estimé que la conduite des autorités aurait porté atteinte au droit protégé par l'article 2 de la Convention dans la mesure où l'usage de la force par le gendarme a été jugé à tous les niveaux nécessaire et proportionné. La responsabilité de l'État qui a été reconnue est liée à la reconnaissance d'un accident résultant directement d'une mesure prise par l'autorité publique pour faire face à des agissements violents commis par un attroupement ou un rassemblement, sans qu'il y ait eu caractérisation d'un quelconque agissement fautif de la part de l'État.


85.  L'indemnisation, octroyée sur le fondement de la responsabilité sans faute de l'État ne saurait, en tout état de cause, compenser l'absence de reconnaissance de la violation de l'article 2. Dans ces conditions, la Cour considère que les requérants peuvent encore se prétendre victimes de la violation alléguée.


86.  Par conséquent, la Cour rejette les exceptions soulevées par le Gouvernement.


87.  Constatant que les requêtes ne sont pas manifestement mal fondées ni irrecevables pour un autre motif visé à l'article 35 de la Convention, la Cour les déclare recevables.

2.     Sur le fond

a)      Thèses des parties

i.        Les requérants


88.  Les requérants contestent tout d'abord le caractère absolument nécessaire et proportionné de l'usage de la force par le maréchal des logis‑chef J. face au comportement pacifique de Rémi Fraisse, même en prenant en considération les caractéristiques générales de la manifestation, qui était devenue violente. Ils précisent qu'il ressort des éléments du dossier que Rémi Fraisse n'a pas adopté de comportement dangereux, qu'il n'était pas équipé de matériels de projection, qu'il n'a envoyé aucun projectile, et qu'il avançait les mains en l'air. Ils ajoutent que le lancer de la grenade en lui-même n'a pas été correctement effectué par le gendarme : décidé par lui seul, « en cloche », dans l'obscurité, et après une annonce à voix haute mais sans haut-parleur parce que celui-ci était cassé. Pour le requérant dans la requête no 47626/21, le doute subsiste quant au délai qui s'est écoulé entre l'observation aux jumelles avec intensificateur de lumière et le lancer, et pour les requérantes de la requête no 22525/21, rien ne prouve que les jumelles avec intensificateur de lumière aient été utilisées, outre le fait qu'aucune fusée rouge n'a été envoyée. Les requérants font valoir que la grenade n'a pas été lancée dans une zone libre de tout manifestant car le groupe était très mobile, et que ce lancer s'est fait de manière approximative et imprécise sans aucun ordre direct le précédant, seul un ordre général ayant été donné par la hiérarchie. Les requérantes (requête no 22525/21) considèrent que le simple fait d'avoir fait usage d'une grenade de type OF-F1, dont le caractère létal est connu, quelles qu'en soient les conséquences, est un acte volontaire susceptible d'engager la responsabilité pénale de l'auteur du lancer.


89.  Ensuite, plus généralement, les requérants critiquent premièrement le caractère inadapté des équipements de l'ensemble des gendarmes impliqués dans l'opération, qui ne disposaient pas de grenades moins dangereuses que les grenades OF-F1, deuxièmement le manque de clarté des instructions reçues le soir des événements et l'absence d'autorité civile sur place, et, troisièmement, le choix même d'avoir organisé cette opération, considérant qu'il existait un intérêt limité à défendre la « zone vie » pour tenir un terrain vide de tout matériel ne nécessitant pas d'être protégé. S'agissant du deuxième point, les requérants précisent que les unités de gendarmerie mobile attendaient les consignes du Préfet et de son directeur de cabinet qui ne sont jamais arrivées, le choix de l'adaptation des objectifs et du dispositif à mettre en œuvre ayant été laissé à la seule appréciation de la hiérarchie opérationnelle. Les requérants soutiennent qu'alors que les unités de gendarmerie auraient demandé à se retirer car le terrain ne pouvait être tenu, aucune réponse de l'autorité civile ne leur serait parvenue à temps.


90.  Enfin, les requérants critiquent le cadre juridique de l'époque, en invoquant les trois points suivants : l'absence, à la date des faits litigieux, de cadre d'emploi précis et protecteur pour l'usage de ce type de grenades particulièrement dangereuses, qui n'étaient pourtant pas classées dans la catégorie des armes létales, l'absence d'obligation de la conservation d'une trace écrite de l'ordre donné aux unités mobiles, l'article R. 211-14 du CSI ne prescrivant que le caractère obligatoire de la matérialité et de la traçabilité de l'usage d'armes à feu sur ordre exprès de l'autorité civile et, enfin, l'absence de présence obligatoire de l'autorité civile sur place. Sur ce dernier point, ils soulignent que l'implication de l'autorité civile dans ce type d'opérations n'a été renforcée que postérieurement aux faits litigieux. Les requérants précisent qu'une note d'information à ce sujet a été adressée par le ministre de l'Intérieur aux préfets le 2 mai 2017 et des stages des membres du corps préfectoral au centre national des forces de gendarmerie et à l'école nationale supérieure de la police ont été mis en place.

ii.      Le Gouvernement


91.  S'agissant tout d'abord de la question de l'usage de la force, le Gouvernement soutient qu'il a été rendu nécessaire dans les circonstances de l'espèce au regard de l'un des buts mentionnés par le paragraphe 2 de cette disposition, à savoir pour « assurer la défense de toute personne contre la violence illégale » (article 2 § 2 a)), et qu'il y a été recouru dans le respect des principes de nécessité et de proportionnalité. Le Gouvernement évoque un contexte d'extrême violence nécessitant l'emploi de la force et un concours exceptionnel de circonstances ayant conduit au décès accidentel de Rémi Fraisse, qui a adopté un comportement imprudent en ayant rejoint le groupe d'individus à l'encontre desquels les gendarmes pouvaient légitimement faire usage de la force. Le Gouvernement relève que pour autant, le gendarme n'a visé aucun de ces manifestants, et qu'il était censé tirer dans une zone vide après vérification à l'aide de lunettes avec intensificateur de lumière. Le Gouvernement affirme que le maréchal des logis-chef J. avait la conviction honnête de la nécessité de recourir à la force parce que son intégrité physique et celle de ses collègues se trouvaient en péril. Il précise que le gendarme a effectué son lancer dans le respect du cadre juridique et administratif d'emploi de la grenade OF-F1 pour effectuer un tir de barrage « en cloche », qui n'était pas proscrit contrairement à ce qu'avancent les requérants et qui était nécessaire à cause de la présence d'un grillage. Le Gouvernement rappelle que le Défenseur des droits a lui-même affirmé dans sa décision du 25 novembre 2016 que le gendarme responsable du lancer n'avait pas commis d'imprudence et que les militaires se trouvaient dans une situation dans laquelle ils faisaient face à un danger actuel qui les menaçaient et menaçaient le terrain dont ils avaient la garde. Le Gouvernement ajoute que le nombre de gendarmes était inférieur au nombre de manifestants pendant les événements et qu'ils ont tous fait un usage gradué de la force. Renvoyant à l'arrêt de la Cour Güleç c. Turquie (27 juillet 1998, § 71, Recueil 1998-IV), il précise que la dimension collective des violences rend l'appréciation du comportement individuel de chaque manifestant particulièrement malaisée.


92.  Le Gouvernement rappelle qu'il n'a jamais été contesté que les grenades de type OF-F1 sont dangereuses, davantage que les armes de force intermédiaire, mais moins que les armes destinées à tuer. Pour le Gouvernement, il n'existait aucune alternative pour éviter le corps‑à-corps avec les manifestants qui s'approchaient et menaçaient directement les gendarmes. Il précise qu'il ressort de la note rédigée par le chef de la division criminalistique physique et chimie de l'Institut de recherche criminelle de la gendarmerie nationale citée par le Défenseur des droits qu'en cas de contact, les conséquences des lésions provoquées par l'utilisation des grenades F4 et F1 sont sensiblement identiques.


93.  S'agissant ensuite de la question de la préparation et de la direction de l'opération, le Gouvernement relève la présence le soir des faits du commandant du GGD puis de l'officier commandant du GTG qui avait reçu des ordres pour la nuit, à savoir assurer la protection de la base de vie du chantier sauf s'il estimait que la situation devenait intenable pour la sécurité des unités mobiles. Il pouvait, en tant que commandant de la force publique, décider de l'emploi de la force et de l'usage des armes en faisant exécuter les avertissements réglementaires à l'intention des manifestants. Le Gouvernement considère que la préparation et la direction de l'opération ont été conformes aux principes posés par la jurisprudence de la Cour et que les gendarmes étaient dotés de toutes les armes de force intermédiaire nécessaires. Le Gouvernement apporte des informations sur la formation théorique aux techniques de maintien de l'ordre et à l'utilisation des armes, et renvoie à l'annexe XIII de la circulaire de du 22 juillet 2011 (voir paragraphe 62 ci-dessus). Il précise que le maréchal des logis-chef J. avait été instruit à l'emploi des grenades OF-F1 lors des périodes d'entraînement au centre national des forces de gendarmerie à Saint-Astier en 2010 puis durant la fin de l'année 2013, lors d'une semaine d'instruction dans le cadre d'une mission en Guyane. En ce qui concerne la légitimité du but de l'opération, le Gouvernement rappelle que la mission était d'interdire l'accès de la « zone vie » qui avait été attaquée la veille par des émeutiers.


94.  S'agissant enfin du cadre juridique et administratif, le Gouvernement rappelle qu'il est strict et qu'il prévoit le respect des principes de nécessité et de proportionnalité ainsi que des garanties contre l'arbitraire. En application du principe de stricte proportionnalité, l'article R. 211-13 du CSI (voir paragraphe 59 ci-dessus) rappelle le principe de gradation dans l'emploi de la force qui guide l'action quotidienne des forces de l'ordre. Le Gouvernement précise que les armes de force intermédiaire ont ainsi vocation à offrir une solution intermédiaire entre l'inefficacité d'une intervention physique au moyen de gestes techniques et le risque de tuer au moyen d'une arme létale. Le Gouvernement renvoie aux autres dispositions du droit interne qui encadrent l'emploi de la force et précise que la suspension de l'usage de la grenade OF-F1 a été une mesure de portée seulement symbolique.


95.  En réponse aux observations du Défenseur des droits, le Gouvernement soutient que l'article L. 211-9 du CSI est suffisamment précis, la loi ne pouvant prévoir toutes les hypothèses possibles, et qu'une lettre commune du 31 mars 2017 de la direction générale de la police nationale, de la direction générale de la gendarmerie nationale et du Préfet de police a précisé les situations auxquelles l'alinéa 6 renvoie. Le Gouvernement fait valoir que la priorité absolue au moment des faits était d'éviter un contact physique entre les gendarmes mobiles et les manifestants violents. Il rappelle que les grenades à effet lacrymogène n'ont qu'un effet réduit sur les sites très ouverts et aérés et que les grenades à effet de souffle n'avaient jamais donné lieu à des blessures létales avant les événements litigieux.

iii.    Le Défenseur des droits


96.  Le Défenseur des droits développe les trois séries de considérations suivantes : en premier lieu, la présence nécessaire de l'autorité civile sur le terrain des opérations ; en deuxième lieu, les insuffisances du cadre juridique relatif au recours à la force et aux armes au regard de l'article 2 de la Convention et, en troisième lieu, le fait que la grenade offensive OF-F1 ne répond pas aux critères d'absolue nécessité et de proportionnalité dans le cadre du recours à la force.


97.  S'agissant du premier point, il rappelle que la présence de l'autorité civile sur le terrain, pour apprécier l'existence d'un trouble à l'ordre public et décider de l'emploi de la force est prévue par l'article L. 122-1 du CSI (voir paragraphe 59 ci-dessus) mais estime nécessaire de dresser une liste réduite de personnes habilitées à recevoir une délégation de pouvoir et de responsabilité. Le Défenseur des droits rappelle que l'autorité civile apporte une analyse complémentaire de la situation à l'appréciation technique des forces de l'ordre et souligne que ce point de vue a été également exprimé dans une note du ministre de l'Intérieur aux préfets en date du 2 mai 2017 relative à la dispersion des attroupements. Pour les situations les plus tendues ou les plus difficiles, il recommande, si le préfet n'est pas lui-même sur place, que soit désigné un membre du corps préfectoral pour le représenter.


98.  Le Défenseur des droits précise que le 21 mai 2015, un rapport de la commission d'enquête parlementaire chargée d'établir un état des lieux et de faire des propositions en matière de missions et de modalités du maintien de l'ordre républicain a préconisé la réalisation de stages des membres du corps préfectoral au centre national des forces de gendarmerie et à l'école nationale supérieure de la police. Il relève néanmoins que la durée du stage n'est que de deux jours. Il ajoute qu'en vertu de l'article R. 211-14 du CSI, (voir paragraphe 59 ci‑dessus) aucune traçabilité n'est exigée pour l'autorisation d'emploi de la force par le commandant de la force publique.


99.  S'agissant du deuxième point, le Défenseur des droits souligne la complexité du cadre juridique relatif au recours à la force et aux armes ainsi que ses insuffisances au regard des exigences de l'article 2 de la Convention. Les dispositions du code pénal et du CSI décrivent des régimes juridiques distincts qui se superposent en matière d'usage des armes. L'article L. 211-9 du CSI décrit l'emploi de la force rendu possible dans le cadre d'un attroupement pour le dissiper après sommations et directement lorsque des violences sont exercées contre les forces de l'ordre ou quand celles-ci sont dans l'impossibilité de défendre autrement le terrain qu'elles occupent. L'attroupement est défini à l'article 431-3 du code pénal (voir paragraphe 57 ci-dessus) qui prévoit diverses situations de recours aux armes.


100.  Le Défenseur des droits se réfère à une lettre commune du 31 mars 2017 de la direction générale de la police nationale, de la direction générale de la gendarmerie nationale et du préfet de police qui précise que l'article L. 211-9 du CSI renvoie entre autres aux situations de pression exercée par un adversaire en supériorité numérique, à un usage par des assaillants d'armes par nature ou par destination, à la vulnérabilité du terrain occupé.


101.  Le Défenseur des droits note que des manifestants pacifiques peuvent être exposés à l'usage de la force par les forces de l'ordre sans le savoir, les sommations faites ou non étant le plus souvent imperceptibles ou incompréhensibles. Il déplore qu'alors même que les articles R. 211-13 et R. 434-18 du CSI ne prévoient l'usage d'une arme qu'en cas de nécessité absolue et exigent qu'il y soit recouru de manière proportionnée, des difficultés subsistent quant à un usage réellement gradué de la force et des armes. Le Défenseur des droits ajoute qu'au-delà du problème de la perception et de la compréhension de ces sommations, ce régime, alors même qu'il a été modernisé en 2021 (voir paragraphes 67 et 68 ci-dessus), reste insuffisamment protecteur dans la mesure où il ne prévoit pas que l'usage des armes, en particulier celui des armes dites « à feu », soit explicitement annoncé.


102.  Le Défenseur des droits renvoie au rapport de l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe du 10 mai 2016 (voir paragraphes 64 et 65 ci-dessus) dénonçant de nombreux cas de blessures graves, voire de décès, dus à l'utilisation d'armes neutralisantes considérées comme non létales, en particulier l'usage de matraques, canons à eau, gaz poivre, armes de poing, pistolets Taser, balles en caoutchouc, pistolets paralysants et grenades neutralisantes. Il rappelle que la mise au point et l'utilisation d'armes non meurtrières neutralisantes devraient faire l'objet d'une évaluation attentive afin de réduire au minimum les risques à l'égard des tiers et que l'utilisation de telles armes devrait être soumise à un contrôle strict. Le Défenseur des droits souligne en outre que la France est le pays d'Europe ayant la gamme la plus étendue d'armes de force intermédiaire utilisées dans le contexte de maintien de l'ordre. Elle est le seul pays à utiliser des munitions explosives dans ce contexte, avec pour objectif le maintien à distance des manifestants les plus violents. Pour le Défenseur des droits, la complexité du cadre juridique, l'imprécision des textes et la classification actuelle des armes ne permettent pas de déterminer en pratique quelle arme est la plus dangereuse ni la mieux adaptée à la menace et, dès lors, d'en faire un usage réellement gradué.


103.  Le Défenseur des droits renvoie au rapport commun de l'IGGN et de l'IGPN rendu le 13 novembre 2014 à la suite des événements (voir paragraphe 43 et suivants ci-dessus), relatif à l'emploi des munitions en opération de maintien de l'ordre, qui présente plus précisément les quatre phases au cours desquelles les armes peuvent être utilisées. Ce rapport souligne qu'aucun critère ne permet le passage d'une phase à l'autre et la gradation dans les moyens utilisés. L'autorité civile, en autorisant le tir de grenades lacrymogènes au lanceur, autorise de facto l'emploi des grenades à effet de souffle, qui créent une onde de choc produite par une substance explosive.


104.  Or, la gravité des blessures que ces armes occasionnent mériterait, d'après le Défenseur des droits, de revoir le régime des sommations qui n'est pas assez précis. Le rapport indique que la gradation recherchée est compliquée et dilue le contrôle exercé par l'autorité civile. Le rapport préconise que l'autorité autorisant l'usage des armes devrait pouvoir autoriser le tir de grenades lacrymogènes au lance-grenades pour maintenir les manifestants à distance sans ouvrir systématiquement la possibilité d'employer des grenades à effet de souffle.


105.  S'agissant du troisième point, le Défenseur des droits considère que la grenade offensive OF-F1 à effet de souffle et assourdissant est une arme qui ne répond pas aux critères d'absolue nécessité et de proportionnalité dans le cadre du recours à la force. Il précise qu'il s'agit d'une arme à feu non létale utilisée dans des circonstances ne justifiant pas le recours à une arme létale, mais qui ne bénéficie pas d'un cadre d'emploi précis et protecteur : il n'existe pas de formation sur sa dangerosité, d'information sur les dommages susceptibles d'être occasionnés, d'interdiction du lancer en cloche, de mise en œuvre du tir par équipe ou binôme, de respect d'une distance de sécurité. Le Défenseur des droits rappelle qu'il avait recommandé l'interdiction définitive de l'utilisation de ce type de grenade et le retrait de la liste des armes dites « à feu » de l'article D. 211-17 du CSI (voir paragraphe 59 ci‑dessus) et qu'il fait la même recommandation sur la grenade lacrymogène instantanée (GLI-F4), en dotation jusqu'en 2020. Il regrette que cette dernière soit dorénavant remplacée par une autre grenade, la GM2L à usage semblable mais sans explosif ni effet de souffle, qui ne peut être utilisée qu'à l'aide d'un lanceur.

b)      Appréciation de la Cour

i.        Principes généraux


106.  Dans l'arrêt Bouras c. France (no 31754/18, §§ 52 à 56, 19 mai 2022), la Cour a renvoyé aux arrêts McCann et autres c. Royaume-Uni (27 septembre 1995, §§ 146-150 et 200, série A no 324), Giuliani et Gaggio, (précité, §§ 174‑182 et §§ 208‑210), et Makaratzis c. Grèce ([GC], n50385/99, §§ 56‑60, CEDH 2004‑XI), ainsi qu'aux arrêts Aydan c. Turquie (no 16281/10, §§ 63‑71, 12 mars 2013), Armani Da Silva c. Royaume-Uni ([GC], no 5878/08, §§ 244‑248, CEDH 2016), et Chebab c. France (no 542/13, §§ 70 et suivants, 23 mai 2019), qui exposent l'ensemble des principes généraux dégagés par sa jurisprudence sur le volet matériel de l'article 2 de la Convention et le recours à la force meurtrière.


107.  La Cour rappelle, en premier lieu, que les exceptions définies au paragraphe 2 montrent que l'article 2 vise certes les cas où la mort a été infligée intentionnellement, mais que ce n'est pas son unique objet et que le texte de l'article 2, pris dans son ensemble, démontre que le paragraphe 2 définit ce qui peut conduire à donner la mort de façon involontaire (İlhan c. Turquie [GC], no 22277/93, § 74, CEDH 2000-VII). Le recours à la force doit cependant être rendu « absolument nécessaire » pour atteindre l'un des objectifs mentionnés aux alinéas a), b) ou c) du paragraphe 2 (McCann et autres, précité, § 148).


108.  C'est au Gouvernement défendeur qu'il revient de prouver que la force utilisée par les agents de l'État était justifiée, qu'elle n'est pas allée au-delà de ce qui était absolument nécessaire et qu'elle était strictement proportionnée à la réalisation d'un ou de plusieurs des buts énoncés à l'article 2 § 2 de la Convention (voir notamment Alkhatib et autres c. Grèce, no 3566/16, § 118, 16 janvier 2024).


109.  La Cour rappelle, en deuxième lieu, que dans les cas où des agents de l'État font usage de la force, elle doit prendre en considération non seulement les actes des agents ayant effectivement eu recours à la force mais également, au titre de l'obligation positive de protéger la vie, l'ensemble des circonstances les ayant entourés, notamment le cadre juridique ou réglementaire en vigueur ainsi que leur préparation et le contrôle exercé sur eux (McCann et autres, précité, § 150, et Makaratzis, précité, §§ 56-59).


110.  D'une part, le droit national réglementant les opérations de police doit offrir un système de garanties adéquates et effectives contre l'arbitraire et l'abus de la force, et même contre les accidents évitables (Giuliani et Gaggio, précité, § 209 ; Makaratzis, précité, § 58). Il est primordial que les règles internes s'inspirent du principe « d'absolue nécessité » et donnent à cet égard des indications claires, notamment l'obligation de minimiser le risque de dommages inutiles et d'exclure le recours à des armes et munitions qui aurait des conséquences indésirables (Tagayeva et autres c. Russie, nos 26562/07 et 6 autres, § 595, 13 avril 2017). Ainsi, les opérations de police, en plus d'être autorisées par le droit national, doivent être suffisamment délimitées par ce droit, dans le cadre d'un système de garanties adéquates et effectives contre l'arbitraire et l'abus de la force. Les agents des forces de l'ordre ne doivent pas être dans le flou lorsqu'ils exercent leurs fonctions : un cadre juridique et administratif doit définir les conditions limitées dans lesquelles les responsables de l'application des lois peuvent recourir à la force et faire usage d'armes à feu, compte tenu des normes internationales élaborées en la matière (voir notamment Alkhatib et autres, précité, § 120).


111.  La Cour a ainsi considéré qu'un règlement sur le recours aux armes à feu par la police militaire qui n'était pas publié, en vertu duquel il était légitime de tirer sur tout fugitif qui ne se rendait pas immédiatement après une sommation et un tir de semonce et qui ne renfermait aucune garantie claire visant à empêcher que la mort ne fût infligée de manière arbitraire, était fondamentalement insuffisant et bien en deçà du niveau de protection « par la loi » du droit à la vie requis par la Convention  (Natchova et autres c. Bulgarie [GC], n43577/98, §§ 99-102, 6 juillet 2005). En revanche, un règlement énumérant limitativement les situations dans lesquelles les gendarmes pouvaient faire usage des armes à feu, indiquant que cet usage ne devait être envisagé qu'en dernier recours et que des tirs de semonce devaient précéder les tirs à hauteur des pieds et les tirs libres et précisant que le recours à la force meurtrière ne saurait passer pour être justifié qu'en « cas de nécessité absolue autorisée par la loi » a été regardé comme ne méconnaissant pas, par lui-même, les exigences de l'article 2 (Bakan c. Turquie, no 50939/99, § 51, 12 juin 2007).


112.  D'autre part, la Cour rappelle que lorsque la force meurtrière est employée par les autorités dans une « opération de police », elle examine, dans le cas particulier de l'espèce, si celles-ci ont planifié, préparé, en particulier par le choix des moyens et méthodes à utiliser, et contrôlé l'opération de police de manière à réduire au minimum le recours à la force meurtrière et les décès accidentels (McCann et autres, précité, § 150, Bubbins c. Royaume-Uni, no 50196/99, § 136, CEDH 2005-II (extraits), et Huohvanainen c. Finlande, no 57389/00, § 94, 13 mars 2007, Alkhatib et autres, précité, § 119). En particulier, des mesures spécifiques visant à éviter les risques doivent être prises si les autorités savaient ou auraient dû savoir qu'il existait un risque réel et immédiat pour la vie et si la situation est restée dans une certaine mesure sous leur contrôle. Dès lors que l'État défendeur n'est tenu de prendre que les mesures « en [son] pouvoir » au vu des circonstances, il faut alors interpréter cette obligation de manière à ne pas imposer aux autorités un fardeau insupportable ou excessif (Finogenov et autres c. Russie, nos 18299/03 et 27311/03, §§ 208-209, CEDH 2011 (extraits), et les arrêts qui y sont cités).


113.  En outre, dans des affaires relatives au recours à la force pour réprimer une émeute ou une insurrection, la Cour, dans le cadre de son contrôle, vérifie notamment si les forces de sécurité étaient correctement équipées (Güleç, précité, § 71, et Şimşek et autres c. Turquie, nos 35072/97 et 37194/97, § 117, 26 juillet 2005), si elles avaient reçu une bonne formation visant au respect des règles internationales en matière de droits de l'homme et d'exercice des fonctions policières, et si elles avaient reçu des instructions claires et précises pour ce qui est de savoir de quelle manière et dans quelles circonstances elles pouvaient faire usage d'armes à feu (ibidem, § 109).


114.  En principe, quand des procédures internes ont été menées, la Cour rappelle qu'il ne lui appartient pas de substituer sa propre version des faits à celle des autorités internes qui doivent établir les faits sur la base des preuves recueillies par elles. Si les constatations de celles-ci ne lient pas la Cour, laquelle demeure libre de se livrer à sa propre évaluation à la lumière de l'ensemble des matériaux dont elle dispose, elle ne s'écartera normalement des constatations de fait des juges nationaux que si elle est en possession de données convaincantes à cet effet (Giuliani et Gaggio, précité, § 180, et Chebab, précité, § 73).


115.  La Cour rappelle, en troisième lieu, que s'il incombe aux États contractants d'adopter des mesures raisonnables et appropriées afin d'assurer le déroulement pacifique des manifestations licites et la sécurité de tous les citoyens, ils ne sauraient pour autant le garantir de manière absolue et ils jouissent d'un large pouvoir d'appréciation dans le choix de la méthode à utiliser à cet effet (Giuliani et Gaggio, précité, § 251).


116.  En quatrième et dernier lieu, la Cour rappelle qu'elle doit se montrer particulièrement vigilante dans les cas où est alléguée une violation de l'article 2 de la Convention. Lorsque les faits litigieux ont donné lieu à des procédures pénales devant les juridictions internes, il ne faut pas perdre de vue que la responsabilité pénale se distingue de la responsabilité de l'État au titre de la Convention. La compétence de la Cour se borne à déterminer la seconde. Il ne faut pas confondre responsabilité d'un État à raison des actes de ses organes, agents ou employés et questions de droit interne concernant la responsabilité pénale individuelle, dont l'appréciation relève des juridictions internes. Il n'entre pas dans les attributions de la Cour de rendre des verdicts de culpabilité ou d'innocence au sens du droit pénal (Giuliani et Gaggio, précité, § 182, Toubache c. France, no 19510/15, § 39, 7 juin 2018, et Chebab, précité, § 74).

ii.      Application au cas d'espèce


117.  La Cour relève à titre liminaire que la cause du décès de Rémi Fraisse ne prête pas à débat entre les parties. Ainsi que l'ont reconnu les juridictions internes (voir les paragraphes 36 et suivants et 53 et suivants ci-dessus), celui-ci est décédé des suites de l'explosion d'une arme de dispersion à effet de souffle, une grenade offensive OF-F1 lancée dans le cadre d'une opération de maintien de l'ordre par le maréchal des logis-chef J., et tombée accidentellement entre son cou et le sac à dos qu'il portait. La cause du décès a été révélée dès les premières constatations médico-légales et rappelée à tous les stades des procédures judiciaire et administrative. Il a donc été établi « au‑delà de tout doute raisonnable » qu'un agent des forces de l'ordre a lancé une grenade qui a atteint Rémi Fraisse le blessant et provoquant sa mort (mutatis mutandis, Ataykaya c. Turquie, no 50275/08, § 46, 22 juillet 2014).


118.  S'agissant des circonstances particulières de l'affaire, la Cour constate que la soirée du 25 octobre et la nuit du 25 au 26 octobre 2014 sur le site de Sivens ont été marquées par des affrontements particulièrement violents entre manifestants radicaux et forces de l'ordre, qui, à l'origine, avaient seulement pour mission d'empêcher l'accès des manifestants à la « zone vie ». Il ressort des procédures internes et des observations des parties que, dans un contexte d'extrême tension, de véritables attaques ont été exercées à l'encontre des gendarmes mobiles par certains manifestants dans des conditions rendant l'opération particulièrement périlleuse. La Cour relève que la chambre de l'instruction de la cour d'appel est allée jusqu'à qualifier la situation ce soir-là d'agression « de type guérilla » (voir paragraphe 38 ci‑dessus). La Cour rappelle que dans ce contexte, quand bien même Rémi Fraisse ne s'est à aucun moment montré agressif, ainsi que cela a été rappelé à tous les stades de la procédure (voir paragraphes 36 et suivants ci‑dessus et 53 et suivants ci-dessus), il avait imprudemment quitté la zone pacifique de la manifestation pour se rendre sur la zone des affrontements. La Cour, qui rappelle qu'elle ne saurait, en réfléchissant dans la sérénité des délibérations, substituer sa propre appréciation de la situation à celle de l'agent qui a dû réagir, dans le feu de l'action, à ce qu'il percevait sincèrement comme un danger afin de sauver sa vie ou celle d'autrui (voir Bubbins, précité, § 139, et Huohvanainen, précité, § 97), considère que rien au dossier ne la conduit à remettre en cause les appréciations portées par les autorités nationales selon lesquelles les circonstances étaient réunies pour déclencher l'emploi de la force par les gendarmes, et notamment par le maréchal des logis-chef J., à l'encontre de manifestants violents qui avaient été rejoints par Rémi Fraisse.


119.  Dans ces conditions, il revient à la Cour, pour contrôler le respect des obligations positives attachées à l'article 2 de la Convention, à l'occasion du recours à une force en théorie non létale mais qui s'est finalement avérée meurtrière, d'examiner, d'une part, le cadre général applicable à la date des faits litigieux s'agissant de l'usage de la force dans les opérations de maintien de l'ordre, et, d'autre part, les conditions dans lesquelles l'opération litigieuse a été organisée et conduite, afin de vérifier que le risque de mise en danger de la vie avait été réduit au minimum.

α)         Sur le cadre juridique et administratif de l'emploi de la force


120.  En l'espèce, la Cour souligne qu'il ressort tant du rapport commun de l'IGGN et de l'IGPN du 13 novembre 2014 (voir paragraphe 43 et suivants ci-dessus), que de la décision du Défenseur des droits du 25 novembre 2016 rendue à la suite du décès de Rémi Fraisse (voir paragraphe 48 ci-dessus) et du rapport de décembre 2017 qu'il a rendu sur les opérations de maintien de l'ordre (voir paragraphe 49 ci-dessus) qu'ont été constatées, à l'occasion de l'opération sur le site de Sivens les 25 et 26 octobre 2014, à la fois la complexité et les lacunes du cadre juridique et administratif relatif au recours à la force applicable à cette date.

    L'usage de la force


121.  La Cour relève, de manière générale, que les principes de proportionnalité et de nécessité pour l'usage de la force par les forces de l'ordre étaient prescrits, à la date des faits litigieux, par les articles R. 211-13 et R. 434-18 du CSI (voir paragraphe 59 ci-dessus).


122.  Cependant, la Cour relève, d'une part, que l'usage de la force était régi, à la date des faits litigieux, par diverses dispositions dont la combinaison rendait le cadre juridique applicable complexe au point d'en affecter l'accessibilité et l'intelligibilité par les personnes chargées de le mettre en œuvre (voir notamment le rapport de 2017 du Défenseur des droits au paragraphe 49 ci-dessus). En effet, l'article L. 211-9 du CSI qui régit l'emploi de la force dans le cadre d'un attroupement (dont la définition est renvoyée à l'article 431-3 du code pénal, voir paragraphe 57 ci-dessus), prévoit la possibilité d'y recourir, pour dissiper l'attroupement, soit seulement après sommations, soit directement, dans deux hypothèses différentes, lorsque des violences sont exercées contre les forces de l'ordre ou quand celles-ci sont dans l'impossibilité de défendre autrement le terrain qu'elles occupent. L'article R. 211-14 du CSI mentionne la nécessité pour l'usage de la force, hors les deux exceptions mentionnées ci-dessus prévues à l'article L. 211-9, d'un ordre exprès des autorités habilitées à décider de l'emploi de la force dans des conditions définies à l'article R. 211-21, ordre dont la transmission se fait par tout moyen permettant d'en assurer la matérialité et la traçabilité (voir paragraphe 59 ci-dessus).


123 D'autre part, la Cour relève les insuffisances et les lacunes caractérisant le cadre juridique du recours à la force. Ainsi, les cas dans lesquels les représentants de la force publique « ne peuvent défendre autrement le terrain qu'ils occupent » ne sont pas définis dans cet ensemble de dispositions. N'y est pas davantage prévue de gradation dans l'emploi des armes. Le Défenseur des droits souligne à cet égard notamment dans sa décision du 25 novembre 2016 (voir paragraphe 48 ci-dessus), que pour décider en connaissance de cause de la gradation de l'usage des armes « encore convient-il de pouvoir distinguer les effets et la dangerosité de chacune de ces armes. Or, comme le relèvent les auteurs du rapport commun IGGN/IGPN relatif à l'emploi des munitions en opération de maintien de l'ordre, selon les dispositions (...) du CSI, aucun critère ne permet le passage d'une phase à l'autre [ce qui] complexifie la gradation recherchée et dilue le contrôle exercé par l'autorité civile car l'autorité civile, en autorisant le tir de grenade lacrymogènes au lanceur, autorise de facto l'emploi des grenades à effet de souffle. » Dans son rapport de 2017 (voir paragraphe 49 ci-dessus), le Défenseur évoque également la question du dispositif des sommations, estimant qu'il devrait être modifié pour être plus audible et plus compréhensible.


124.  De l'avis de la Cour, le cadre juridique applicable, en permettant le recours aux armes dites « à feu » sans donner les précisions nécessaires pour déterminer en pratique quelle arme était la mieux adaptée à la menace ni pour en faire un usage réellement gradué, laissait les gendarmes mobiles en opération de maintien de l'ordre dans le flou. Tout en relevant que le cadre juridique et administratif a évolué de manière positive sur ce point postérieurement aux faits litigieux (voir paragraphes 67 et 68 ci-dessus), la Cour considère que la réglementation applicable à cette époque n'était ni complète ni suffisamment précise pour permettre un usage réellement gradué de la force.

    L'utilisation des grenades OF-F1


125.  S'agissant précisément des grenades OF-F1, la Cour note qu'à la date des faits litigieux, leur usage avait une base légale, en l'occurrence l'article D. 211-17 du CSI, qui a été modifié postérieurement (voir paragraphe 59 ci-dessus pour la version alors en vigueur). À cette époque, l'utilisation de la grenade OF-F1 visait à pallier les limites de l'efficacité des grenades à effet lacrymogène sur des sites très ouverts et aérés, les grenades à effet de souffle ou effet mixte conservant leur efficacité dans ces circonstances, ainsi que le précisent le Gouvernement dans ses observations (voir paragraphes 91 et suivants ci-dessus) et le Défenseur des droits dans son rapport de 2017 (voir paragraphe 49 ci-dessus). Deux munitions produisant un tel effet étaient alors utilisées par les forces de l'ordre en France, seul pays à utiliser pareilles munitions explosives dans le contexte du maintien de l'ordre (voir sur ce point le rapport commun de l'IGGN et de l'IGPN du 13 novembre 2014 au paragraphe 43 ci-dessus) : la grenade GLI-F4, commune à la police et la gendarmerie nationales, qui pouvait être lancée à la main ou à l'aide d'un lance-grenades, et la grenade OF-F1, en dotation dans la seule gendarmerie nationale et lancée exclusivement à la main. En outre, la Cour relève que la circulaire du 22 juillet 2011 relative à l'organisation et à l'emploi des unités de la gendarmerie mobile ne proscrivait pas le tir en cloche des grenades OF-F1 et n'interdisait pas expressément de lancer une grenade de ce type dans une zone où étaient présents des manifestants (voir paragraphe 61 ci-dessus).


126.  Prenant en considération le fait que l'utilisation de ce type de grenade a été interdite postérieurement aux faits litigieux (ainsi d'ailleurs que les grenades de type GLI-F4 retirées de la liste des armes en 2021, voir paragraphes 67 et 68 ci-dessus), la Cour considère qu'il ressort du dossier que cette arme était d'une dangerosité exceptionnelle. Si l'usage de la grenade OF-F1 avait une base légale, et si les forces de l'ordre étaient tenues d'y recourir dans le respect des principes d'absolue nécessité et de stricte proportionnalité de l'emploi de la force, la Cour considère que la dotation de ce type d'arme était problématique en raison de l'absence d'un cadre d'emploi précis et protecteur, prévoyant a minima une formation sur sa dangerosité, une information sur les dommages susceptibles d'être occasionnés, l'interdiction du lancer en cloche, la mise en œuvre du tir par une équipe ou un binôme, et le respect d'une distance de sécurité. Dans le même sens, la Cour note qu'alors que la circulaire du 22 juillet 2011 relative à l'organisation et à l'emploi des unités de la gendarmerie mobile (voir paragraphe 61 ci‑dessus) faisait mention de la nécessité d'un usage proportionné des grenades de type OF-F1, elle ne comprenait aucune consigne particulière encadrant l'usage d'armes aussi dangereuses. La Cour relève qu'un même constat figure tant dans la décision du Défenseur des droits du 25 novembre 2016, en ce qui concerne la direction de l'opération de Sivens (voir paragraphe 48 ci-dessus), que dans le rapport commun de l'IGGN et de l'IGPN de novembre 2014 (voir paragraphe 43 ci-dessus). Au terme de l'état des lieux relatif à l'emploi de munitions explosives dans les opérations de maintien de l'ordre qu'elles ont dressé, les deux inspections relevèrent en effet plusieurs défaillances systémiques et formulèrent une série de recommandations pour y remédier tendant précisément à améliorer la gradation dans l'usage de la force au moyen d'un classement des armes selon leurs effets et à élaborer une instruction d'emploi des munitions et armes au maintien de l'ordre.

β)        Sur la préparation et le contrôle de l'opération et la question de l'absence de l'autorité civile


127.  En ce qui concerne la préparation de l'opération, la Cour note que les autorités ont mis en place un dispositif pour la défense de la « zone vie » en raison des débordements des jours précédents sur le site (voir paragraphes 6, 7 et 10 ci-dessus)


128.  S'agissant de la question de la formation des gendarmes, la Cour note que le Gouvernement renvoie à la circulaire du 22 juillet 2011 (voir paragraphe 61 ci-dessus) et précise que le maréchal des logis-chef J. avait bien suivi une formation aux techniques de maintien de l'ordre mais elle relève qu'il n'existait pas, à cette époque, de formation spécifique sur la dangerosité de ces grenades, ni d'information sur les dommages susceptibles d'être occasionnés, d'interdiction du lancer en cloche, de tir par équipe ou binôme, ou encore de respect d'une distance de sécurité (voir la décision du 25 novembre 2016 et les observations du Défenseur des droits aux paragraphes 48 et 96 et suivants ci-dessus).


129.  S'agissant de l'équipement et du matériel mis à disposition des gendarmes pour cette opération, la Cour prend acte, tout d'abord, du fait que les gendarmes n'étaient dotés que d'armes en théorie non létales.


130.  La Cour relève ensuite que les gendarmes ont dû se défendre de nuit avec un éclairage très insuffisant dans la mesure où seuls les feux allumés par des manifestants éclairaient la zone (voir paragraphe 9 ci-dessus), le matériel d'éclairage dont disposaient les gendarmes étant de faible autonomie (voir paragraphe 17 ci-dessus). Elle constate en outre que le haut-parleur qu'était censé utiliser le maréchal des logis‑chef J. pour les sommations, même si, en théorie, il n'était pas tenu d'y recourir, s'est avéré défectueux (voir paragraphe 16 ci-dessus). La Cour relève à cet égard qu'il ne ressort pas du dossier que les gendarmes avaient à leur disposition des fusées rouges, qui doivent normalement être utilisées en l'absence de haut-parleur (voir article R. 211‑11 du CSI au paragraphe 59 ci-dessus).


131.  En ce qui concerne la conduite de l'opération, la Cour relève les défaillances de la chaîne de commandement, en particulier l'absence de l'autorité civile sur les lieux au moment des faits litigieux (voir la décision du 25 novembre 2016 et les observations du Défenseur des droits aux paragraphes 48 et 96 et suivants ci-dessus) alors même que sa présence n'était pas obligatoire, ainsi que cela a été relevé par les juges d'instruction et par le tribunal administratif (voir paragraphes 36, 38 et 53 ci-dessus). Certes, le Préfet du Tarn, autorité civile responsable du choix du dispositif de maintien de l'ordre et du suivi de sa mise en œuvre, était en lien avec le commandant du GGD le lieutenant-colonel R., à qui avait été déléguée l'autorité civile (voir article R. 211-21 du CSI au paragraphe 59 ci-dessus), mais le commandant a lui-même quitté le site à 21 h 30 le 25 octobre 2014 pour laisser l'opération au commandant du GTG.


132.  Or, la Cour considère que même si le directeur de cabinet du Préfet était tenu informé du déroulement des événements pendant la soirée (voir paragraphe 10 ci-dessus), le Préfet ne pouvait, à distance, complètement percevoir l'ampleur des affrontements et la situation rencontrée par les forces de l'ordre. Dans ces conditions, elle considère, à l'instar du Défenseur des droits en particulier dans sa décision du 25 novembre 2016 (voir paragraphe 48 ci-dessus) qui a précisé que l'autorité civile « n'a[vait] pas pleinement assumé sa responsabilité dans le cadre de cet événement », comme une défaillance le fait que la direction des opérations ait pu être laissée à la hiérarchie opérationnelle sur le terrain à partir de 21 h 30 le 25 octobre 2014 alors que la situation nécessitait une adaptation permanente des objectifs et du dispositif à mettre en œuvre.


133.  La Cour relève d'ailleurs que la question de la présence de l'autorité civile a, postérieurement aux événements litigieux, fait l'objet d'une note du ministre de l'Intérieur aux préfets en date du 2 mai 2017 relative à la dispersion des attroupements indiquant que si le préfet n'est pas lui-même sur place, pour les situations les plus tendues ou les plus difficiles, il doit désigner un membre du corps préfectoral pour le représenter. Elle note aussi que l'article R. 211-21 du CSI, dans sa version applicable depuis le 8 mai 2021, a étendu, dans les cas d'attroupements prévus à l'article 431-3 du code pénal, la liste des personnes dont la présence est nécessaire sur les lieux en vue, le cas échéant, de décider de l'emploi de la force après sommation (voir paragraphe 67 ci-dessus).


134.  Eu égard à l'ensemble des défaillances de l'encadrement de l'opération litigieuse, la Cour considère que le seuil d'exigences requis pour s'assurer que tout risque pour la vie avait été réduit au minimum n'a pas été atteint.

    Conclusion


135.  De l'ensemble des considérations qui précèdent, la Cour conclut, tout en rappelant qu'il ne lui appartient pas de se prononcer sur les responsabilités individuelles et qu'elle est pleinement consciente des difficultés rencontrées par les forces de l'ordre qui faisaient face à des agissements violents, qu'eu égard tant aux lacunes du cadre juridique et administratif alors applicable qu'aux défaillances de l'encadrement dans la préparation et la conduite des opérations litigieuses, le niveau de protection requis dans le cas d'un recours à une force potentiellement meurtrière, pour parer aux risques réels et immédiats pour la vie que sont susceptibles d'entraîner, fût-ce exceptionnellement, ce type d'opérations de maintien de l'ordre (voir, mutatis mutandis, Makaratzis, précité, § 71) n'a pas été, dans les circonstances particulières de l'espèce, garanti.


136.  Partant, il y a eu violation de l'article 2 de la Convention dans son volet matériel.

B.    Sur le volet procédural de l'article 2

1.     Thèses des parties

a)      Les requérants

i.        Les requérantes dans la requête no 25225/21


137.  Les requérantes critiquent le fait que l'enquête de flagrance a été confiée à des enquêteurs provenant de la gendarmerie du département puis à l'IGGN. S'agissant de l'instruction, elles considèrent que le dossier aurait ensuite dû être dépaysé. Elles soutiennent que les investigations n'ont pas été approfondies, impartiales et attentives. Les lacunes reprochées sont les suivantes : les lieux n'ont pas été sécurisés dans les heures qui ont suivi le décès, il n'y a pas eu de reconstitution des faits sur place, les demandes d'actes ont été rejetées, la chambre de l'instruction de la cour d'appel n'a pas tenu d'audience dans le cadre des rejets de demandes d'actes, les autorités civiles responsables n'ont pas été auditionnées, il n'y a pas eu d'appel à témoins de la scène, les vidéos des affrontements n'auraient pas été visionnées par les juges d'instruction, les auteurs n'ont pas été poursuivis, il n'y a pas eu de renvoi devant une cour d'assises, et enfin, certains gendarmes ont été placés sous le statut de témoin assisté, sans être mis en examen.

ii.      Le requérant dans la requête no 47626/21


138.  Le requérant soutient que ce sont les collègues immédiats du gendarme mis en cause qui ont mené l'enquête, ce qui porte atteinte à l'exigence d'indépendance attachée au volet procédural de cette disposition. Il fait en outre valoir que l'enquête n'a pas revêtu de caractère adéquat en l'absence de reconstitution des faits, ce que la Cour a déjà reconnu comme caractérisant une inadéquation de l'enquête dans l'affaire Ramsahai et autres c. Pays-Bas ([GC], no 52391/99, § 324, CEDH 2007‑II). L'instruction n'aurait pas non plus selon lui revêtu de caractère adéquat. Le requérant considère que le fait que la chambre de l'instruction de la cour d'appel de Toulouse a siégé en matière militaire n'est pas satisfaisant au regard de l'exigence d'impartialité.

b)      Le Gouvernement


139.  Le Gouvernement souligne en premier lieu l'indépendance des services d'enquête : il soutient que l'enquête de flagrance a été confiée spontanément dès les premières heures suivant le décès de Rémi Fraisse à la section de recherches de Toulouse sous le contrôle du procureur de la République d'Albi (qui sont des unités de gendarmerie uniquement composées d'officiers de police judiciaire) et non à la compagnie de gendarmerie de Gaillac, comme l'avancent les requérants. S'agissant en deuxième lieu de l'instruction, le Gouvernement relève qu'une information judiciaire a été ouverte par le procureur de la République d'Albi, que deux magistrats instructeurs ont été désignés en co-saisine, se sont rendus, avec un magistrat du parquet de Toulouse, sur les lieux le 30 octobre 2014 et que les refus de demandes d'actes ont été motivés. Le Gouvernement précise que l'IGGN a été désignée afin de procéder à une partie des investigations.


140.  Le Gouvernement rappelle que l'absence de poursuites pénales a été décidée au terme d'une procédure particulièrement développée au cours de laquelle de très nombreuses investigations ont été réalisées.

2.     Appréciation de la Cour

a)      Principes généraux


141.  La Cour a rappelé les principes généraux pertinents dans Mustafa Tunç et Fecire Tunç c. Turquie ([GC], no 24014/05, §§ 169 à 182, 14 avril 2015) et, en premier lieu, le fait que, combinée avec le devoir général incombant à l'État en vertu de l'article 1 de « reconna[ître] à toute personne relevant de [sa] juridiction, les droits et libertés définis [dans] la (...) Convention », l'obligation de protéger le droit à la vie qu'impose l'article 2 implique qu'une forme d'enquête officielle effective soit menée lorsque le recours à la force a entraîné mort d'homme. Les investigations doivent notamment être approfondies, impartiales et attentives (McCann et autres, précité, §§ 161 à 163).


142.  Pour pouvoir être qualifiée d'« effective » au sens où cette expression doit être comprise dans le contexte de l'article 2 de la Convention, l'enquête doit d'abord être adéquate (Ramsahai et autres, précité, § 324). Cela signifie qu'elle doit être apte à conduire à l'établissement des faits et, le cas échéant, à l'identification et à la sanction des responsables.


143.  L'obligation de mener une enquête effective est une obligation de moyens et non de résultat : les autorités doivent prendre les mesures raisonnables dont elles disposent pour obtenir les preuves relatives aux faits litigieux (Jaloud c. Pays-Bas [GC], no 47708/08, § 186, CEDH 2014, et Natchova et autres, précité, § 160).


144.  Dans tous les cas, les autorités doivent avoir pris les mesures raisonnables dont elles disposaient pour obtenir les preuves relatives aux faits en question, y compris, entre autres, les dépositions des témoins oculaires, des expertises et, le cas échéant, une autopsie propre à fournir un compte rendu complet et précis des blessures et une analyse objective des constatations cliniques, notamment de la cause du décès. Toute déficience de l'enquête affaiblissant sa capacité à établir la cause du décès ou les éventuelles responsabilités risque de ne pas répondre à cette exigence (Giuliani et Gaggio, précité, § 301).


145.  En particulier, les conclusions de l'enquête doivent s'appuyer sur une analyse méticuleuse, objective et impartiale de tous les éléments pertinents. Le rejet d'une piste d'investigation qui s'impose de toute évidence compromet de façon décisive la capacité de l'enquête à établir les circonstances de l'affaire et, le cas échéant, l'identité des personnes responsables (Kolevi c. Bulgarie, no 1108/02, § 201, 5 novembre 2009).


146.  Il n'en demeure pas moins que la nature et le degré de l'examen répondant au critère minimum d'effectivité dépendent des circonstances de l'espèce. Il n'est pas possible de réduire la variété des situations pouvant se produire à une simple liste d'actes d'enquête ou à d'autres critères simplifiés (Tanrıkulu c. Turquie [GC], no 23763/94, §§ 101-110, CEDH 1999-IV, et Velikova c. Bulgarie, no 41488/98, § 80, CEDH 2000‑VI).


147.  Par ailleurs, il est nécessaire que les personnes qui sont chargées de l'enquête soient indépendantes des personnes impliquées ou susceptibles de l'être. Cela suppose non seulement l'absence de lien hiérarchique ou institutionnel mais aussi une indépendance concrète (Anguelova c. Bulgarie, no 38361/97, § 138, CEDH 2002‑IV). Une exigence de célérité et de diligence raisonnable est implicite dans ce contexte (Al-Skeini et autres c. Royaume‑Uni [GC], no 55721/07, § 167, CEDH 2011).


148.  En outre, l'enquête doit être accessible à la famille de la victime dans la mesure nécessaire à la sauvegarde de ses intérêts légitimes. Le public doit également pouvoir exercer un droit de regard suffisant sur l'enquête, à un degré variable selon les cas (Hugh Jordan c. Royaume-Uni, no 24746/94, § 109, CEDH 2001‑III). Cependant, l'accès dont doivent bénéficier le public ou les proches de la victime peut être accordé à d'autres stades de la procédure (voir, parmi d'autres, Giuliani et Gaggio, précité, § 304, et McKerr c. Royaume Uni (déc.), no 28883/95, § 129, 4 avril 2000).


149.  L'article 2 de la Convention n'impose pas aux autorités l'obligation de satisfaire à toute demande de mesure d'investigation pouvant être formulée par un proche de la victime au cours de l'enquête (Ramsahai et autres, précité, § 348, et Velcea et Mazăre c. Roumanie, no 64301/01, § 113, 1er décembre 2009).


150.  La question de savoir si l'enquête a été suffisamment effective s'apprécie à la lumière de l'ensemble des faits pertinents et eu égard aux réalités pratiques du travail d'enquête (Dobriyeva et autres c. Russie, no 18407/10, § 72, 19 décembre 2013, et Centre de ressources juridiques au nom de Valentin Câmpeanu c. Roumanie [GC], no 47848/08, § 147, 17 juillet 2014).


151.  Enfin, la Cour juge utile de rappeler que lorsqu'il s'agit d'établir les faits, sensible à la nature subsidiaire de sa mission, elle ne peut sans de bonnes raisons assumer le rôle de juge du fait de première instance, à moins que cela ne soit rendu inévitable par les circonstances de l'affaire dont elle se trouve saisie (voir Ataykaya c. Turquie, no 50275/08, § 47, 22 juillet 2014, ou Leyla Alp et autres c. Turquie, no 29675/02, § 76, 10 décembre 2013). Lorsque des procédures internes ont été menées, elle n'a pas à substituer sa propre version des faits à celle des juridictions nationales, auxquelles il appartient d'établir les faits sur la base des preuves recueillies par elles (voir, parmi d'autres, Edwards c. Royaume-Uni, 16 décembre 1992, § 34, série A no 247-B). Si les constatations de celles-ci ne lient pas la Cour, laquelle demeure libre de se livrer à sa propre évaluation à la lumière de l'ensemble des éléments dont elle dispose, elle ne s'écartera normalement des constatations de fait des juges nationaux que si elle est en possession de données convaincantes à cet effet (Giuliani et Gaggio, précité, § 180, et Aydan, précité, § 69).


152.  La Cour précise également qu'il n'existe aucun droit à obtenir une inculpation ou une condamnation, ni même telle ou telle peine, et le fait qu'une instruction n'aboutisse qu'à des résultats inexistants ou seulement limités n'est pas indicateur en lui-même d'une défaillance (Giuliani et Gaggio, précité, § 306).

b)      Application au cas d'espèce

i.        Caractère adéquat et indépendance de l'enquête


153.  La Cour relève en premier lieu qu'il ressort des éléments du dossier que l'enquête de flagrance a initialement été confiée à la compagnie de Gaillac, commune proche géographiquement du site de Sivens, mais que, quelques heures après le décès de Rémi Fraisse et avant même que les premières constatations n'aient lieu, elle a été transférée à la section de recherches de Toulouse (voir paragraphe 21 ci-dessus). L'IGGN a ensuite également été saisie de l'enquête aux côtés de la section de recherches. La Cour renvoie à l'arrêt de la Cour de cassation (voir paragraphe 40 ci-dessus) dans lequel elle a considéré, en tout état de cause, que le recours à un service de gendarmerie limitrophe, la compagnie de Gaillac, pour effectuer l'enquête de flagrance, n'avait pas porté atteinte au caractère équitable et contradictoire de la procédure ni compromis l'équilibre des droits des parties. Or, la Cour rappelle qu'elle a déjà jugé que, dans le cadre d'une enquête sur une allégation d'homicide illicite commis par un agent de l'État, le recours à l'expertise de forces de l'ordre qui possèdent une compétence particulière mais qui appartiennent au même corps que la personne impliquée, n'est pas inéluctablement incompatible avec l'exigence d'impartialité de celle-ci (Giuliani et Gaggio, précité, § 322).


154.  La Cour ne dispose d'aucune indication donnant à penser que les autorités nationales n'ont pas recueilli des preuves matérielles ou criminalistiques pertinentes ou n'ont pas recherché les témoins ou les renseignements utiles (voir, mutatis mutandis, Armani Da Silva, précité, § 258). En effet, alors même que l'enquête n'a pu véritablement commencer sur place que le 27 octobre, soit deux jours après le décès de Rémi Fraisse, en raison de l'occupation des lieux par les manifestants, la Cour considère que rien au dossier ne conduit à penser qu'un tel délai a pu compromettre l'intégrité de l'enquête, laquelle a dans l'ensemble été menée promptement et avec une diligence raisonnable (voir, mutatis mutandis, Armani Da Silva, précité, § 242), et a permis de faire la lumière sur le déroulement des événements ayant conduit au décès de Rémi Fraisse ainsi que d'identifier les personnes impliquées dans les événements. La Cour relève que l'ensemble des investigations techniques et scientifiques, et en particulier l'autopsie, effectuées immédiatement après les faits le 27 octobre 2014 (voir paragraphe 22 ci-dessus), ont établi que Rémi Fraisse était décédé des suites du lancer d'une grenade offensive de type OF-F1 et que l'auteur du lancer était le maréchal des logis-chef J. La Cour note en outre que de nombreux témoins ont été entendus, des prélèvements et une reconnaissance aérienne ont été effectués (voir paragraphe 24 ci-dessus). Enfin, elle relève que l'absence de reconstitution des faits a été jugée inutile par la Cour de cassation dans la mesure où les faits litigieux ont été, en grande partie, filmés (voir paragraphe 40 ci-dessus).


155.  S'agissant en particulier des allégations de manque d'indépendance de l'IGGN formulées par les requérants, la Cour rappelle qu'elle a dit dans l'affaire Guerdner et autres c. France, no 68780/10, § 83 17 avril 2014, que cette inspection a une compétence nationale, indépendante des formations qui composent la gendarmerie, et qui possède sa propre chaîne de commandement. Ainsi, elle considère que les services de l'inspection technique possèdent une indépendance suffisante aux fins de l'article 2 de la Convention (voir, mutatis mutandis, Ramsahai, précité § 294).


156.  Dans ces conditions, la Cour ne relève aucun manquement susceptible de remettre en cause le caractère adéquat et l'indépendance de l'enquête.

ii.      Impartialité des autorités judiciaires


157.  La Cour constate que trois des requérants, M. Jean-Pierre Fraisse (requête no 47626/21), et Mmes Véronique et Chloé Voiturier (requête no 22525/21) ont formulé une requête en renvoi pour cause de suspicion légitime, qui a été rejetée par un arrêt de la Cour de cassation du 16 mai 2017 (voir paragraphe 32 ci-dessus).


158.  La Cour relève que deux juges d'instruction, après avoir conduit de nombreuses investigations, et une chambre de l'instruction, après avoir souverainement apprécié les preuves dans le dossier de l'affaire, ont jugé qu'il n'y avait pas lieu de renvoyer le gendarme devant une juridiction pénale. Elle considère que la lumière a été faite sur les circonstances dans lesquelles le proche des requérants a perdu la vie. La Cour rappelle qu'une décision de ne pas poursuivre n'est pas en elle-même susceptible de constituer une violation procédurale de l'article 2 de la Convention si elle est le résultat d'une enquête conforme à l'article 2 (voir, mutatis mutandis, Armani Da Silva, précité, §§ 258 et 259) et si aucune « défaillance institutionnelle » du système pénal n'est à relever (voir, a contrario, Kolevi, précité, § 207).


159.   La Cour prend acte du fait que la chambre de l'instruction a affirmé qu'il aurait été judicieux de procéder dans le but d'une étude exhaustive de l'environnement des faits, à l'audition du Préfet et à celle de son directeur de cabinet, mais que ces auditions ne pouvaient en aucun cas aboutir au but recherché par les parties civiles, à savoir leur mise en cause. La Cour considère, comme la chambre de l'instruction, que cette absence d'audition ne caractérise en rien une partialité de l'enquête (voir paragraphe 38 ci‑dessus).


160.  Enfin, s'agissant des rejets de demandes d'actes opposés aux requérants, la Cour relève que la Cour de cassation a jugé que le seul rejet des demandes d'actes d'instruction par les magistrats chargés de l'information, dont la chambre de l'instruction avait souverainement estimé qu'ils n'étaient pas nécessaires à la manifestation de la vérité, n'était pas de nature à créer à l'encontre des magistrats instructeurs un doute raisonnable, objectivement justifié, de nature à faire douter de leur impartialité. La Cour note, ainsi que l'a fait la Cour de cassation, que la connivence invoquée entre les enquêteurs et les magistrats instructeurs est restée à l'état de simple allégation (voir paragraphe 40 ci-dessus).

iii.    Conclusion


161.  De l'ensemble des considérations qui précèdent, la Cour considère que la procédure prise dans son ensemble n'est entachée d'aucun manquement à l'indépendance et à l'impartialité. Elle note en outre la qualité des investigations réalisées par le Défenseur des droits, qu'il a menées d'office et qui ont donné lieu à une décision particulièrement circonstanciée, après avoir notamment auditionné le Préfet et recueilli les réponses de son directeur de cabinet (voir paragraphe 48 ci-dessus). La Cour relève enfin qu'à la suite tant de l'enquête menée par les autorités judiciaires que de l'examen approfondi, consécutif aux événements litigieux, des lacunes législatives et réglementaires, organisationnelles et opérationnelles qui ont été analysées sans pour autant être regardées comme ayant entraîné des faits ou des comportements caractérisant des infractions pénales, sont intervenues des modifications substantielles du cadre juridique et administratif de nature à remédier aux dysfonctionnements constatés (voir paragraphes 67 et 68 ci‑dessus).


162 La Cour conclut que les autorités nationales n'ont pas failli à l'obligation procédurale que leur faisait l'article 2 de la Convention de mener sur le décès de Rémi Fraisse une enquête effective propre à conduire à l'établissement des faits et à déterminer si le recours à la force était justifié dans les circonstances de l'espèce.


163.  Partant, il n'y a pas eu violation de l'article 2 de la Convention dans son volet procédural.

III.   SUR L'APPLICATION DE L'ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

164.  Aux termes de l'article 41 de la Convention :

« Si la Cour déclare qu'il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d'effacer qu'imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s'il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A.    Dommage moral


165.  Les requérants demandent tous la somme de 60 000 euros (EUR) chacun, soit 240 000 EUR au total pour leur dommage moral, compte tenu de l'âge de Rémi Fraisse, des circonstances particulières de son décès et des souffrances qui ont résulté de la perte d'un enfant, d'un frère ou d'un petit enfant.


166.  Le Gouvernement soutient que dès lors que la responsabilité de l'État dans le décès de Rémi Fraisse a été reconnue par la juridiction de l'ordre administratif et qu'une réparation adéquate a été accordée aux requérants au titre du préjudice moral subi résultant de ce décès, il n'y a pas lieu d'accepter la demande de satisfaction équitable des requérants, le seul constat de violation s'avérant suffisant. À titre subsidiaire, le Gouvernement affirme que le montant de 60 000 EUR demandé par chaque requérant apparaît excessif.


167.  Statuant en équité, la Cour considère qu'il sera fait juste réparation du préjudice moral des requérants résultant de la méconnaissance de l'article 2 de la Convention dans son volet matériel par l'octroi d'une somme de 20 000 EUR par requérant. La Cour décide donc qu'il y a lieu d'accorder les sommes suivantes, après déduction des sommes déjà octroyées à chacun des requérants par les juridictions internes :


-  5 600 EUR pour Mme Véronique Voiturier au titre du dommage moral, plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d'impôt ;


-  5 600 EUR pour M. Jean-Pierre Fraisse au titre du dommage moral, plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d'impôt ;


- 10 400 EUR pour Mme Chloé Fraisse au titre du dommage moral, plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d'impôt ;


- 16 000 EUR pour Mme France Voiturier au titre du dommage moral, plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d'impôt.

B.    Frais et dépens

1.     Requête no 22525/21


168.  Les requérantes réclament 7 200 EUR au titre des frais et dépens qu'elles ont engagés dans le cadre de la procédure menée devant les juridictions internes et 5 000 EUR au titre de ceux qu'elles ont engagés aux fins de la procédure menée devant la Cour, soit 12 200 EUR au total.


169.  Le Gouvernement considère que le montant des frais et dépens pouvant raisonnablement être octroyé par la Cour dans l'hypothèse d'une constatation de la violation de l'article 2 de la Convention s'élève à 2 500 EUR pour Mme Véronique Voiturier et 2 500 EUR pour Mme Chloé Fraisse, soit un total de 5 000 EUR.


170.  Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l'espèce, compte tenu des documents en sa possession et des critères susmentionnés, la Cour juge raisonnable d'allouer à Mme Véronique Voiturier et à Mme Chloé Fraisse, dont seuls les noms apparaissent sur les factures produites, la somme de 5 300 EUR chacune tous frais confondus, soit 10 600 EUR au total, plus tout montant pouvant être dû sur cette somme par les requérantes concernées à titre d'impôt.

2.     Requête no 47626/21


171.  Le requérant réclame 2 000 EUR au titre des frais et dépens qu'il a engagés dans le cadre de la procédure menée devant les juridictions internes et 2 000 EUR au titre de ceux qu'il a engagés aux fins de la procédure menée devant la Cour, soit 4 000 EUR au total.


172.  Le Gouvernement considère que la somme pouvant être accordée au requérant dans l'hypothèse d'une constatation de la violation de l'article 2 de la Convention s'élève à 2 500 EUR.


173.  Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l'espèce, compte tenu des documents en sa possession et des critères susmentionnés, la Cour juge raisonnable d'allouer au requérant la somme de 2 500 EUR tous frais confondus, plus tout montant pouvant être dû sur cette somme par le requérant concerné à titre d'impôt.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L'UNANIMITÉ,

1.      Décide de joindre les requêtes ;

2.      Déclare les requêtes recevables ;

3.      Dit qu'il y a eu violation de l'article 2 de la Convention dans son volet matériel ;

4.      Dit qu'il n'y a pas eu violation de l'article 2 de la Convention dans son volet procédural ;

5.      Dit

a)     que l'État défendeur doit verser aux requérants, dans un délai de trois mois à compter de la date à laquelle l'arrêt sera devenu définitif conformément à l'article 44 § 2 de la Convention :

i. s'agissant du dommage moral, les sommes suivantes plus tout montant pouvant être dû sur les sommes respectives à titre d'impôt :

- 5 600 EUR (cinq mille six cents euros) pour Mme Véronique Voiturier ;

- 5 600 EUR (cinq mille six cents euros) pour M. Jean‑Pierre Fraisse ;

- 10 400 EUR (dix mille quatre cents euros) pour Mme Chloé Fraisse ;

- 16 000 EUR (seize mille euros) pour Mme France Voiturier ;

ii. s'agissant des frais et dépens, les sommes suivantes plus tout montant pouvant être dû par les requérants concernés à titre d'impôt :

- 5 300 EUR (cinq mille trois cents euros) pour Mme Véronique Voiturier ;

- 5 300 EUR (cinq mille trois cents euros) pour Mme Chloé Fraisse ;

- 2 500 EUR (deux mille cinq cents euros) pour M. Jean‑Pierre Fraisse ;

b)     qu'à compter de l'expiration dudit délai et jusqu'au versement, ces montants seront à majorer d'un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale &européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

6.      Rejette le surplus des demandes de satisfaction équitable.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 27 février 2025, en application de l'article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

                       

        Victor Soloveytchik                                               María Elósegui
                 Greffier                                                             Présidente

 


ANNEXE

Liste des requêtes

No

Requête No

Nom de l'affaire

Introduite le

Requérant
Année de naissance
Nationalité

Représenté par

1.

22525/21

Voiturier et autres c. France

26/04/2021

Véronique VOITURIER
1965
française

Chloé FRAISSE
1990
française

France VOITURIER
1942
française

Claire DUJARDIN

2.

47626/21

Fraisse c. France

17/09/2021

Jean-Pierre FRAISSE
1950
français

Patrice SPINOSI

 

 


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