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European Court of Human Rights |
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You are here: BAILII >> Databases >> European Court of Human Rights >> SIMSEK v. TURKIYE - 23926/20 (No Article 2 - Right to life : Second Section) French Text [2025] ECHR 73 (18 March 2025) URL: http://www.bailii.org/eu/cases/ECHR/2025/73.html Cite as: [2025] ECHR 73 |
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DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE ŞİMŞEK c. TÜRKİYE
(Requête no 23926/20)
ARRÊT
Art 2 • Obligations positives • Vie • Suicide d'un homme lors de l'accomplissement de son service militaire obligatoire • Absence de signes avant-coureurs d'un risque imminent de suicide • Tableau psychologique particulièrement imprévisible ayant pu le pousser au suicide
Préparé par le Greffe. Ne lie pas la Cour.
STRASBOURG
18 mars 2025
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l'article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l'affaire Şimşek c. Türkiye,
La Cour européenne des droits de l'homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :
Arnfinn Bårdsen, président,
Saadet Yüksel,
Jovan Ilievski,
Péter Paczolay,
Gediminas Sagatys,
Stéphane Pisani,
Juha Lavapuro, juges,
et de Hasan Bakırcı, greffier de section,
Vu :
la requête (no 23926/20) dirigée contre la République de Türkiye et dont quatre ressortissants de cet État (« les requérants » - la liste des requérants et les précisions pertinentes figurent dans le tableau joint en annexe) ont saisi la Cour en vertu de l'article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») le 2 juin 2020,
la décision de porter à la connaissance du gouvernement turc (« le Gouvernement ») le grief tiré du volet matériel de l'article 2 de la Convention et de déclarer la requête irrecevable pour le surplus,
les observations des parties,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 25 février 2025,
Rend l'arrêt que voici, adopté à cette date :
INTRODUCTION
1. La requête concerne les circonstances ayant entouré la mort de Y.Ş., proche des requérants, lors de l'accomplissement de son service militaire obligatoire. Les requérants se plaignent d'une violation de l'article 2 de la Convention sous son volet matériel.
EN FAIT
2. Les requérants ont été représentés par Me E. Kakıcı Şimşek du barreau d'Istanbul.
3. Le Gouvernement a été représenté par son co-agent de l'époque, M. Hacı Ali Açıkgül, ancien chef du service des droits de l'homme au ministère de la Justice de Türkiye.
4. Les requérants ne remettent pas en cause la version des faits retenue par les autorités, telle que résumée ci-dessous.
I. La genèse de l'affaire
5. Le 8 septembre 2011, Y.Ş., appelé sous les drapeaux, fut soumis à la procédure habituelle d'examen médical préalable à toute incorporation, comprenant entre autres un examen psychologique. Il fut déclaré médicalement apte à effectuer la conscription. L'attestation y afférente fut signée par Y.Ş., signature suivie de la mention « je n'ai pas d'objection contre la décision médicale me concernant ».
Le même jour, Y.Ş. signa également un formulaire, déclarant qu'il n'avait aucun problème de santé.
6. Le 21 mai 2012, Y.Ş. rejoignit l'armée et le 23 mai suivant, il entama sa période de formation et reçut, contre signature, les instructions générales concernant, entre autres, la prévention des accidents et des actes de suicide.
7. Le 7 août 2012, Y.Ş., après avoir assimilé l'instruction militaire, fut transféré au 7e commandement de la gendarmerie à Foça (İzmir). Lors du contrôle médical d'admission, il s'avéra qu'il souffrait d'un état asthmatique et il fut exempté des exercices physiques.
Conformément à sa demande du 28 août 2012, Y.Ş. fut assigné au poste de menuisier, à savoir son métier d'origine. Y.Ş. commença à travailler dans la menuiserie en tant qu'adjoint de l'appelé M.B. et se vit confier un fusil de service, série no 15P527.
8. Le 21 janvier 2013, vers 20 heures, A.E., un autre conscrit de la même garnison, constata que son portefeuille avait disparu ; il entra dans le dortoir pour le signaler à ses camarades. L'appelé U.E. exhorta ses camarades à se réunir à la sortie afin de procéder à une fouille. Y.Ş. resta indifférent, occupé par son portable ; averti par U.E., Y.Ş. rejoignit les autres. Le portefeuille ne put pas être retrouvé, mais certains chuchotèrent qu'il était possible que ce soit Y.Ş. qui l'ait dérobé, parce que quelques mois auparavant il avait bien abusé de la carte bancaire de M.B. de la menuiserie. Y.Ş., interrogé par A.E., aurait juré sur « la tête de sa mère » qu'il n'avait rien à voir avec ce portefeuille.
9. Le 22 janvier 2013, à 00h45, le sergent S.Ala., responsable du dépôt d'armes, donna à Y.Ş. – contre signature – son fusil, car il allait assurer la garde de 01h00 à 03h00 de la citerne, accompagné de l'appelé susmentionné A.E.
Lorsqu'ils marchaient ensemble vers la station de contrôle pour prendre des chargeurs, A.E. redemanda à Y.Ş. si c'est lui qui avait pris son portefeuille. Y.Ş. repoussa cette accusation. Lors de la garde toutefois, A.E. insista sur sa question, précisant qu'il était prêt à tout oublier si Y.Ş. avouait ; Y.Ş., demandant pardon, aurait confessé enfin avoir dérobé le portefeuille et de l'avoir jeté aux toilettes.
10. Vers 03h30, à la fin de la garde, Y.Ş. et A.E., tendus, rendirent leurs fusils au sergent S.Ala., et les chargeurs au sergent H.M.A., responsable de la station de contrôle, toujours contre signature.
Ensuite, ils se rendirent aux toilettes pour chercher en vain le portefeuille. Y.Ş. dit qu'il était sans doute disparu dans les égouts, car il avait tiré la chasse d'eau après l'avoir jeté.
11. Environ 15 minutes plus tard, Y.Ş. retourna au dépôt d'armes et récupéra son fusil, en persuadant le sergent S.Ala. qu'il devait continuer à monter la garde suivante, car le soldat qui devait le remplacer ne s'était pas présenté (paragraphe 19 in limine ci-dessous).
12. Peu après, d'après/selon les témoignages des appelés S.A., B.U., A.K. et U.E., l'on vit A.E. et Y.Ş. entrer dans le dortoir. Devant les camarades y présents, A.E. déclara que, lors de la garde, Y.Ş. lui avait avoué avoir pris son portefeuille et poussa Y.Ş. par la nuque, en s'exclamant « va coucher ! » ; selon U.E. cependant, A.E. gifla Y.Ş. et le caporal A.K., énervé par son parjure précédent (paragraphe 8 in fine ci-dessus), le frappa à la nuque. Y.Ş. quitta le dortoir, sans rien dire, la tête baissée, pour fumer une cigarette. L'appelé U.E. le rejoignit et lui demanda de rendre le portefeuille et qu'ainsi tout s'arrangerait. Y.Ş. répondit, de manière confuse, que c'est quelqu'un d'autre qui avait pris le portefeuille, qu'il avait avoué pour couvrir ce dernier, bien qu'il ne savait pas qui était le vrai voleur.
Vers 04h00, U.E. dit à A.E. qu'il fallait aller voir le commandant M.A., co-responsable de la menuiserie avec C.Ç. (paragraphe 19 in limine ci‑dessous).
13. Selon les dires de M.A, vers 04h15, Y.Ş., A.E. et U.E. arrivèrent effectivement dans son bureau. A.E. dénonça Y.Ş. pour le vol de son portefeuille. M.A. demanda à Y.Ş. « pourquoi as-tu fait une chose pareille ? tu l'as fait ? ». Y.Ş. hocha sa tête en signe d'assentiment/aveu. Sur ce, M.A. renvoya les protagonistes au dortoir, en disant qu'il réfléchira à quoi faire le matin, après la ronde qu'il devait effectuer jusqu'à 06h00.
14. Vers 6h15, le sergent M.A., qui surveillait le nettoyage de la garnison, constata l'absence de Y.Ş. et demanda à un conscrit de le chercher parce qu'il voulait lui parler ; l'appelé répondit qu'il ne l'avait pas vu, mais un autre signala l'avoir vu entrer dans la menuiserie.
15. M.A. et certains appelés se rendirent à la menuiserie, mais celle-ci était fermée à clé. M.A. fit chercher la clé de son bureau et ouvrit la porte ; ils y découvrirent Y.Ş. blessé à la tête, penché à sa droite sur un fauteuil, et son fusil appuyé à la table d'à côté.
Y.Ş. fut immédiatement conduit à l'hôpital, le commandement et le parquet militaire en furent informés et la scène, sécurisée.
Vers 8h15, Y.Ş. succomba à sa blessure à l'hôpital.
II. L'enquête pénale
16. Toujours le 22 janvier 2013, le parquet militaire ouvrit une enquête. Le procureur militaire chargé du dossier (« le procureur ») se rendit d'abord à l'hôpital, fit prélever des empreintes sur la dépouille et ordonna un examen post-mortem. Le médecin légiste conclut qu'une autopsie classique s'imposait.
17. Le jour même, le procureur examina la menuiserie ; il observa une flaque de sang sur et en dessous de l'un des fauteuils et découvrit une douille à trois mètres de celui-ci ; le fusil série no 15P527, appuyé sur une table, présentait des traces de sang, mais pas d'empreintes, et le chargeur ne contenait pas d'autres cartouches. Il y fut découvert une clé USB, un mégot, un morceau de projectile déformé, une chemise de balle et des tissus organiques.
Dans l'armoire de Y.Ş. furent trouvés un agenda et un album de photos. L'agenda était vierge, sauf une page contenant la mention « Y.Y., l'unique sens de ma vie », accompagnée d'un motif de cœur. L'album contenait quatre photographies de Y.Ş., prises avec ses camarades d'armes, quatre autres avec une jeune femme, sans doute sa petite amie, et deux autres de cette même femme.
Le procureur ordonna à l'équipe de recherche de faire un croquis des lieux, de filmer et photographier la scène, et de procéder à des prélèvements de sang.
Toutes les pièces et spécimens collectés furent envoyés pour expertise.
Ensuite, le procureur procéda à une fouille dans le lit et l'armoire de Y.Ş. et demanda au commandement de transmettre le dossier du défunt ainsi que les noms de tous les conscrits de la garnison. Ensuite, il fit rassembler les appelés de l'unité de Y.Ş. et apprit que les derniers qui lui avaient parlé étaient M.B., S.A. et B.U.
18. Le 23 janvier 2013, l'autopsie classique fut pratiquée. Selon le rapport mis au net le 25 mars suivant, la cause exacte du décès était une blessure par balle, tirée à bout portant au niveau latéral au sourcil droit. Les analyses ne révélèrent aucune trace d'alcool ou de stupéfiants.
19. Les 22 et 23 janvier 2013, le procureur interrogea le commandant Ö.A., le sous-officier C.Ç. (co-responsable de la menuiserie) et le sergent M.A. ainsi que les appelés S.A., B.U., M.B., M.G., U.E., A.K. et A.E.
Ö.A. expliqua que, d'après sa propre investigation, à la fin de sa garde, Y.Ş. avait bien rendu son fusil au sergent S.Ala. - à savoir un appelé chargé verbalement de garder le dépôt ce jour-là - mais qu'il était revenu le reprendre une dizaine de minutes plus tard en affirmant que l'appelé devant tenir la prochaine garde ne s'était pas présenté. S.Ala. lui a redonné l'arme sans vérifier si ledit appelé était venu prendre son propre fusil pour la garde suivante. Quant aux chargeurs, d'après les registres, Y.Ş. les avait rendus au sergent H.M.A., contre signature. Ö.A. déclara ne pas pouvoir comprendre comment Y.Ş. avait pu s'emparer d'une balle. Ö.A. raconta aussi que, quelques mois auparavant, l'appelé M.B. lui avait parlé d'un problème d'argent qu'il avait eu avec Y.Ş. et qu'il lui avait conseillé de demander à ce dernier de rendre cet argent ; par la suite, M.B. lui avait dit qu'il avait bien récupéré son dû. En outre, après l'incident, il avait entendu parler que, lors de leur dernier congé de sortie, le défunt avait dit aux appelés M.B., B.U. et S.A. que son père avait subi une crise cardiaque, que sa mère était décédée et sa petite amie avait une tumeur cérébrale (paragraphe 20 ci-dessous).
C.Ç. précisa que seul lui-même et le sergent M.A. disposaient de la clé de la menuiserie et que, chaque matin, celle-ci n'était donnée qu'aux appelés qui devaient ouvrir le local et la rendre à lui-même à 17h00 ; cependant, le 21 janvier 2013, il n'avait pas réceptionné la clé, car il se trouvait à l'hôpital pour son fils. Il n'avait aucune idée comment Y.Ş. ait pu disposer de cette clé en dehors des heures de travail.
M.B. raconta qu'il avait eu un souci avec Y.Ş. qui avait utilisé sa carte bancaire à son insu, mais que ce dernier lui avait remboursé l'argent et le problème avait été réglé (paragraphe 8 in fine ci-dessus). Sinon, M.B. expliqua que, comme c'étaient lui-même et Y.Ş. qui posaient les serrures dans la garnison, il n'était pas exclu que ce dernier ait pu reproduire une copie de la clé de la menuiserie.
A.E. expliqua qu'au terme de leur garde avec Y.Ş., ils étaient conduits à la station de contrôle pour rendre leurs chargeurs. Toutefois, ils les ont juste remis dans l'armoire et ils ont signé le registre, sans que le sergent H.M.A. de la station les ait inspectés.
Les autres dires de M.A., S.A., B.U., M.G., U.E., A.K. et A.E. sont résumés aux paragraphes 8 à 13 ci-dessus.
20. Il ressort également des témoignages de M.B., B.U. et S.A. qu'environ une semaine avant son décès, Y.Ş. avait affirmé que la situation financière de son père était très mauvaise et/ou qu'il avait subi une crise cardiaque et/ou que sa mère était décédée d'une crise cardiaque. Y.Ş. avait aussi dit à certains appelés que sa petite amie avait une tumeur au cerveau et qu'il allait la quitter et/ou qu'il n'allait pas baisser les bras, et ce, avec une indifférence surprenante.
Après la mort de Y.Ş., lorsque sa famille arriva à la garnison, toutes ces allégations s'avérèrent fausses.
21. Cela étant, les témoins étaient unanimes à affirmer que, hormis le problème d'argent entre M.B. et Y.Ş., ils n'avaient observé – avant l'incident – aucun problème particulier entre ce dernier et ses camarades ou ses supérieurs. Il semblait avoir un comportement normal.
22. Le 28 janvier 2013, le rapport de l'expertise balistique fut rendu. La douille et la chemise de balle, découvertes sur les lieux (paragraphe 17 ci‑dessus), provenaient du fusil de service, série no 15P527, de Y.Ş. (paragraphe 7 in fine ci-dessus).
23. D'après le rapport d'analyse d'empreintes du 14 juin 2013, la main droite et le visage du défunt présentaient des résidus de tirs.
24. À la demande du 11 novembre 2013 du procureur, un test ADN fut effectué sur les prélèvements de sang et le mégot. Selon l'expertise biologique du 5 décembre suivant, tout correspondait au profil ADN de Y.Ş.
25. Le 3 décembre 2013, le procureur interrogea le sergent H.M.A. (paragraphe 19 ci-dessus), M.A. et S.U.
H.M.A., contestant vivement l'allégation de A.E. (paragraphe 19 in fine ci-dessus), déclara avoir confié le chargeur à Y.Ş., après avoir compté les cartouches, et qu'il l'avait repris, à la fin de la garde, toujours après avoir compté son contenu.
Il ressort du dossier qu'en effet, selon l'inventaire de la station de contrôle, aucune cartouche ne manquait dans le dépôt.
26. Le 5 décembre 2013, le procureur entendit les requérants. Mme Saliha Şimşek expliqua qu'elle ne comprenait pas la raison pour laquelle son fils se serait donné la mort ; celui-ci n'avait aucun souci, ni matériel ni moral ; elle parlait souvent avec lui et, lors de leur dernière conversation téléphonique, il était joyeux et de bonne humeur ; il avait une fiancée et il n'y avait aucun problème entre eux.
De son côté, M. İsrafil Şimşek, réitérant les dires de son épouse, déclara ne pas croire que son fils ait pu se suicider ; il lui avait parlé au téléphone la veille de son décès et il était heureux ; il ne lui avait jamais fait part d'un quelconque souci avec ses supérieurs ou la vie militaire.
M. Metin Şimşek, confirmant le témoignage de ses parents, raconta que son frère l'appelait d'habitude quand il avait besoin d'argent ; il l'avait contacté une semaine avant son décès et tout allait bien ; il ne s'était jamais plaint de quoi que ce soit en lien avec le service militaire ; son frère n'aurait eu aucun problème susceptible de le conduire au suicide.
Quant à M. Sinan Şimşek, il se prononça dans le même sens que sa famille, précisant qu'il avait du mal à comprendre pourquoi son frère ait pu se donner la mort.
27. Le 12 mai 2014, à la demande d'un juge militaire, la clé USB retrouvée sur les lieux fut analysée ; elle ne contenait aucune donnée susceptible de faire la lumière sur l'affaire.
28. Par une ordonnance du 30 octobre 2014, le procureur rendit un non‑lieu, au motif qu'il se trouvait incontestablement établi que Y.Ş. s'était suicidé, sans qu'une responsabilité quelconque puisse être imputée à autrui.
29. Les 7, 10 et 12 novembre 2014, cette ordonnance fut séparément notifiée aux parents du défunt ainsi qu'à leurs avocats Mes R.Ç. et B.Ş.
Rien dans le dossier n'indique qu'une opposition ait été formée contre cette ordonnance.
III. L'enquête administrative
30. Le jour-même de l'incident, une enquête administrative interne fut ouverte sur les circonstances de la mort de Y.Ş. et un comité de quatre investigateurs fut désigné.
31. Le comité réinterrogea 15 membres du personnel militaire et réexamina tous les documents du dossier de l'enquête. Selon le comité, si le problème principal était un suicide sans raison apparente, la question concurrente était de savoir comment Y.Ş. avait pu se procureur une cartouche, dès lors qu'aucune en manquait dans le dépôt de munitions (paragraphe 25 in fine ci-dessus).
32. Le 31 janvier 2013, le dossier constitué par ledit comité fut transmis au commandement supérieur. Il y était conclu que la mort de Y.Ş., qui avait agi au mépris de toutes les consignes militaires relatives à la protection de soi (paragraphe 6 ci-dessus), n'était imputable qu'à lui-même.
Le commandant général apposa une note à cette décision. Il ordonna que le responsable de la garnison reçoive un « avertissement » du fait d'avoir omis d'assurer la sécurité du dépôt d'armes, de la station de contrôle et des clés de la menuiserie.
IV. L'action de pleine juridiction
33. Le 3 juillet 2014, les requérants introduisirent devant la Haute cour administrative militaire une action de pleine juridiction contre le ministère de la Défense. Reprochant aux autorités d'avoir omis de prendre les mesures adéquates pour prévenir la survenance du décès déploré, ils demandèrent un dédommagement matériel et moral.
34. Par un arrêt du 18 mars 2015, la haute juridiction débouta, à la majorité, les requérants de leur demande. Faisant siennes les observations et conclusions du procureur, elle conclut qu'aucun lien de causalité ne pouvait être établi entre un acte ou une omission administratifs quelconques et le fait que Y.Ş. se soit volontairement donné la mort, sans aucune intervention ou incitation de la part d'autrui.
35. Le juge dissident émit l'opinion qu'en l'espèce, bien que le défunt ne présentât pas auparavant les signes avant-coureurs d'une tendance suicidaire, il était probable que la tension qu'il a subie en raison de l'incident de vol avant et durant la garde avec A.E., ainsi que le fait que ses camarades aient appris cette histoire, l'aient poussé à commettre le pire. Selon ce juge, il aurait fallu que le personnel en charge prenne les mesures nécessaires immédiatement après cette dénonciation de vol, en tenant compte de l'état psychique de Y.Ş. De surcroît, que Y.Ş. ait pu récupérer son fusil alors qu'il n'était plus de garde et qu'il ait pu disposer de la clé de la menuiserie relevaient d'une faute administrative entraînant une responsabilité concurrente dans la survenance du décès.
36. Les requérants demandèrent la rectification de cet arrêt. Le 7 avril 2016, ce recours fut rejeté.
V. Le recours individuel devant la Cour constitutionnelle
37. Le 2 juin 2016, les requérants saisirent la Cour constitutionnelle (« C.C. ») d'un recours individuel. Invoquant notamment les articles 2 de la Convention et 17 de la Constitution et reprenant l'opinion dissidente du juge de la Haute cour administrative militaire (paragraphe 35 ci-dessus), ils dénoncèrent des erreurs de jugement et des négligences de la part du personnel militaire, sans quoi, la vie de Y.Ş. n'aurait pas été mise en danger. Ils soulignèrent en particulier que cette tragédie aurait pu être évitée si, après avoir été informé du présumé vol du portefeuille de A.E., le supérieur hiérarchique avait immédiatement confisqué le fusil de Y.Ş. et infligé une sanction disciplinaire à celui-ci afin de le contenir ; et ce, en tenant compte de ce que, fragilisé après avoir tenu deux heures de garde sous le poids d'une accusation de vol, Y.Ş. avait de surcroît été brutalisé par A.E. et A.K., donc humilié devant ses camarades (paragraphe 12 ci-dessus).
38. Par un arrêt du 28 novembre 2019, la C.C. conclut à la non-violation du droit à la protection de la vie de Y.Ş.
La C.C. souligna que la question principale était celle de savoir si les autorités militaires savaient ou auraient dû savoir qu'il y avait un risque réel que Y.Ş. se donne la mort et, dans l'affirmative, si elles ont fait tout ce que l'on pouvait raisonnablement attendre d'elles pour prévenir ce risque. Elle y a répondu par la négative pour les motifs qui peuvent se résumer comme suit.
En l'occurrence, rien n'indiquait que Y.Ş. – avant ou pendant son service militaire – souffrait de problèmes psychologiques susceptibles de donner à penser qu'il puisse se suicider. L'existence d'un quelconque trouble psychique ou d'un comportement alarmant ne ressort pas non plus des témoignages des requérants ni de ceux entendus lors de l'enquête pénale. En l'absence de tels éléments, on ne pouvait escompter que les autorités déduisent un risque de suicide qui serait provoqué par une allégation de vol de portefeuille.
Pour la C.C., que Y.Ş. ait pu entrer en possession d'une clé de la menuiserie contrevenait à la règlementation. Cependant, il n'était pas exceptionnel que les appelés de la menuiserie disposent d'une clé pour des travaux de maintenance et de réparation en dehors des heures de travail. Aucun lien de causalité ne pouvait donc être établi entre le suicide et la possession de cette clé.
Par ailleurs, la C.C. considéra que reprocher aux autorités militaires de ne pas avoir empêché que Y.Ş. puisse récupérer son fusil après sa garde et se donner la mort reviendrait à imposer à celles-ci un fardeau excessif, vu en particulier la courte durée écoulée entre la repossession du fusil et l'acte de suicide.
En bref, selon la C.C., nonobstant certains dysfonctionnements du service militaire relevés par les juges administratifs, les circonstances dénoncées n'avaient pas emporté violation de l'article 2 de la Convention.
39. Les requérants se virent notifier cet arrêt le 23 décembre 2019.
VI. L'aide financière versée par la fondation Mehmetçİk
40. Le 26 mars 2013, la fondation Mehmetçik, qui est une émanation des forces armées et dont l'un des buts principaux est de soutenir les familles des soldats décédés en service, octroya 36 000 livres turques (soit environ 15 285 euros à la date de paiement) aux parents du défunt à titre de soutien matériel.
EN DROIT
I. OBSERVATIONS PRÉLIMINAIRES
41. Dans leur requête, les requérants, reprenant leurs arguments devant la C.C. (paragraphe 37 ci-dessus), se plaignaient d'une violation de l'article 2 de la Convention sous son volet matériel.
42. Toutefois, dans leurs observations en réponse à celles du Gouvernement, les requérants ont également tiré grief d'une insuffisance et d'un manque d'impartialité de l'enquête menée sur le décès déploré, et ont dénoncé une méconnaissance du droit de la famille de participer effectivement à cette enquête.
43. La Cour observe que les nouveaux arguments que les requérants ont fondés sur le volet procédural de l'article 2 (paragraphe 42 ci-dessus) reposent sur des circonstances distinctes du grief dont elle avait été saisie à l'origine et ont été formulés pour la première fois dans les observations produites le 3 septembre 2024. Or, considérés indépendamment de la requête originelle, en ayant égard à la date de clôture de la procédure y afférente (paragraphe 39 ci-dessus), lesdits arguments s'avèrent tardifs (voir, par exemple, Hasan Çalışkan et autres c. Turquie, no 13094/02, § 48, 27 mai 2008, et Huci c. Roumanie, no 55009/20, §§ 43 à 45, 16 avril 2024).
La Cour estime qu'il n'y a donc pas lieu de les examiner.
II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 2 DE LA CONVENTION sous son volet matÉriel
A. Sur la recevabilité
44. Le Gouvernement, faisant valoir les attendus des décisions des juridictions administratives militaires et de la C.C., se prévaut du principe de subsidiarité de l'intervention de la Cour. Il soutient que celle-ci n'est pas compétente pour connaître de la présente requête, qui porte essentiellement sur des questions de fait et d'application du droit interne, d'autant moins qu'en l'espèce rien ne permettrait de penser que les instances nationales aient agi de manière arbitraire dans l'appréciation des preuves et l'établissement des faits auxquels elles s'étaient livrées.
Pour le Gouvernement, la requête doit donc être rejetée pour défaut manifeste de fondement.
45. Les requérants ne se prononcent pas sur ce point.
46. La Cour estime que l'argumentation du Gouvernement soulève des questions appelant un examen au fond du grief des requérants et non pas un examen de sa recevabilité (Mart et autres c. Turquie, no 57031/10, § 20, 19 mars 2019, Önal c. Turquie (no 2), no 44982/07, § 22, 2 juillet 2019, Gürbüz et Bayar c. Turquie, no 8860/13, § 26, 23 juillet 2019, et Vedat Şorli c. Turquie, no 42048/19, § 30, 19 octobre 2021).
47. Constatant par ailleurs que la requête n'est pas irrecevable pour un autre motif visé à l'article 35 de la Convention, la Cour la déclare recevable.
B. Sur le fond
1. Arguments des parties
48. Les requérants indiquent que le décès de leur proche est survenu alors qu'il se trouvait placé sous la responsabilité de l'État. Ils se plaignent à cet égard de l'absence de mesures préventives propres à empêcher le suicide du jeune homme.
Selon les requérants, bien que Y.Ş. ait été déclaré apte à servir l'armée, son état psychologique n'aurait jamais fait l'objet d'un examen minutieux. Par ailleurs, l'absence de surveillance de la menuiserie et la facilité avec laquelle on pouvait avoir accès à des armes et munitions ont été décisives dans la survenance de cette tragédie. À cela s'ajouterait l'absence, dans la garnison, d'un service de soutien et de suivi psychologiques, ainsi que de mesures de prévention contre des cas de harcèlement et de brutalités entre les conscrits, étant entendu que Y.Ş. s'est donné la mort après avoir été humilié et rendu vulnérable par une accusation de vol et par la violence physique commise par les appelés A.E. et A.K.
Se référant à leur mémoire devant la C.C. (paragraphe 37 ci-dessus), les requérants reprochent au commandant M.A., informé du problème de vol, de ne pas avoir confisqué le fusil de Y.Ş. et lui infligé une sanction disciplinaire propre à le mettre sous contrôle.
49. De son côté, le Gouvernement se réfère à la jurisprudence de la Cour (Tanrıbilir c. Turquie, no 21422/93, § 72, 16 novembre 2000, Keenan c. Royaume-Uni, no 27229/95, §§ 90 et 93, CEDH 2001-III, Kılınç et autres c. Turquie, no 40145/98, § 43, 7 juin 2005, et Etgü c. Turquie (déc.), no 37588/12, §§ 27 et 28, 2 mars 2017) et affirme qu'en l'espèce rien ne permet de penser que les autorités militaires savaient ou auraient dû savoir que Y.Ş. présentait un risque réel et immédiat de suicide et qu'elles n'ont rien fait pour prévenir ce risque.
50. Le Gouvernement rappelle que, de son intégration jusqu'à son décès, Y.Ş. n'avait montré aucun signe psychique suspect quelconque et aucun problème d'ordre moral ou matériel n'avait été porté à l'attention de ses supérieurs. Le suicide de Y.Ş. était absolument imprévisible. De surcroît, comme la C.C. l'a relevé (paragraphe 38 ci-dessus), la très courte durée écoulée entre la repossession du fusil et le suicide ne permettait aucune intervention possible de la part des supérieurs hiérarchiques.
2. Appréciation de la Cour
51. La Cour réaffirme que, dans la première phrase de son premier paragraphe, l'article 2 de la Convention implique l'obligation positive pour les États de prendre préventivement toutes les mesures nécessaires pour protéger les personnes relevant de leur juridiction contre les agissements d'autrui ou, le cas échéant, contre elles-mêmes (Keenan précité, §§ 88-89, Kılınç et autres, précité, § 40, Ataman c. Turquie, no 46252/99, § 54, 27 avril 2006, Abdullah Yılmaz c. Turquie, no 21899/02, § 55, 17 juin 2008, Ömer Aydın c. Turquie, no 34813/02, § 46, 25 novembre 2008, Şahinkuşu c. Turquie, no 38287/06, § 49, 21 juin 2016, et Boychenko c. Russie, no 8663/08, § 77, 12 octobre 2021).
52. Cette obligation, qui vaut sans conteste dans le domaine du service militaire obligatoire (Álvarez Ramón c. Espagne (déc.), no 51192/99, 3 juillet 2001), implique avant tout pour les États le devoir primordial de mettre en place un cadre législatif et administratif de prévention efficace (Nurten Deniz Bülbül c. Turquie, no 4649/05, § 29, 23 février 2010, et Şahinkuşu, précité, § 50), adaptée à l'élément humain qui entre en jeu lorsqu'un État impose le service national obligatoire à ses citoyens. Dans ce contexte, l'État doit faire preuve de la plus grande diligence, notamment en ce qui concerne l'usage des armes, et assurer les traitements et mesures adaptés aux soldats souffrant de troubles psychologiques. La réglementation susvisée doit exiger l'adoption de mesures d'ordre pratique visant à la protection effective des appelés exposés aux dangers inhérents à la vie militaire et prévoir des procédures adéquates permettant de déterminer les défaillances ainsi que les fautes qui pourraient être commises en la matière par les responsables à différents échelons (Kılınç et autres, précité, § 41, Abdullah Yılmaz, précité, § 56, Ömer Aydın, précité, § 47, Lütfi Demirci et autres c. Turquie, no 28809/05, § 31, 2 mars 2010, et Şahinkuşu, précité, §§ 51 et 52).
53 . Cependant, tous les risques pesant sur la vie n'entraînent pas pour les autorités l'obligation de prendre des mesures opérationnelles pour empêcher que ce risque se réalise. Il faut vérifier si les autorités connaissaient ou auraient dû connaître à un moment donné l'existence d'un risque réel et immédiat pour la vie d'une personne identifiée et, dans l'affirmative, si elles n'ont pas pris des mesures dans le cadre de leurs pouvoirs qui auraient pu permettre d'éviter ce risque (voir Keenan, précité, §§ 89 et 93, Şahinkuşu, précité, § 58, et Boychenko, précité, § 79).
54 . En ce qui concerne les risques de suicide en particulier, la Cour a précédemment pris en compte divers facteurs afin d'établir si les autorités savaient ou auraient dû savoir qu'il existait pour la vie d'un individu un tel risque propre à déclencher l'obligation de prendre des mesures préventives adéquates (Fernandes de Oliveira c. Portugal [GC], no 78103/14, § 115, 31 janvier 2019, avec d'autres références), sachant que ces critères s'appliquent aussi aux conscrits (Beker c. Turquie, no 27866/03, §§ 41 et 42, 24 mars 2009, Mosendz c. Ukraine, no 52013/08, § 92, 17 janvier 2013, et Boychenko, précité, § 80). Ces facteurs incluent généralement :
i. les antécédents de troubles mentaux ;
ii. la gravité de la maladie mentale ;
iii. des tentatives de suicide ou des actes d'auto-agressions antérieurs ;
iv. les pensées ou menaces suicidaires ;
v. les signes de détresse physique ou mentale.
55. Tout cela présuppose que l'État soit tenu d'assurer un haut niveau de compétence chez les professionnels de l'armée, y compris le corps médical militaire (Álvarez Ramón, décision précitée, Dülek et autres c. Turquie, no 31149/09, §§ 45-46, 3 novembre 2011, et Şahinkuşu, ibidem), dont les actes et omissions vis-à-vis des appelés peuvent engager sa responsabilité sous l'angle du volet matériel de l'article 2 de la Convention (Boychenko, précité, § 80, et les références qui y figurent).
56. Certes, il faut apprécier ces circonstances de manière à ne pas imposer aux autorités un fardeau insupportable ou excessif, et sans perdre de vue l'imprévisibilité du comportement humain (Keenan, précité, § 90, Ömer Aydın, précité, § 48, Sefer Yılmaz et Meryem Yılmaz c. Turquie, no 611/12, § 85, 17 novembre 2015), étant entendu que l'article 2 fait peser l'obligation positive d'empêcher une menace pour la vie de se réaliser en employant tout moyen raisonnable et réaliste seulement si les agents de l'État ont connaissance de cette menace suffisamment à l'avance (Mikayil Mammadov c. Azerbaïdjan, no 4762/05, § 115, 17 décembre 2009, et Bljakaj et autres c. Croatie, no 74448/12, § 129, 18 septembre 2014).
57. Ainsi, dans une affaire donnée, la Cour se doit de vérifier qu'une faute imputable aux professionnels de l'armée va bien au-delà d'une simple erreur de jugement ou d'une imprudence, en ce sens que, en toute connaissance de cause et en dépit des pouvoirs qui leur étaient conférés, ils n'ont pas pris les mesures nécessaires et suffisantes aux fins de la protection de l'intégrité tant physique que psychique des appelés placés sous leurs ordres (Abdullah Yılmaz, précité, § 57, Sefer Yılmaz et Meryem Yılmaz, précité, § 84).
58. Retournant aux faits de la présente affaire, eu égard aux éléments pertinents recueillis lors des investigations, rien ne permet de supposer que la vie de Y.Ş. ait été, d'une manière ou d'une autre, menacée par les agissements d'autrui. Aussi la Cour ne voit-elle aucune raison de remettre en cause la thèse du suicide à laquelle les autorités nationales ont donné crédit et que, du reste, les requérants ne contestent pas, leurs divergences portant plutôt sur les circonstances qui aient pu conduire leur proche à se donner la mort.
59. Reste toutefois à vérifier si les autorités militaires savaient ou auraient dû savoir qu'il y avait un risque réel que Y.Ş. ne commette le pire et, dans l'affirmative, si elles ont fait tout ce que l'on pouvait raisonnablement attendre d'elles pour prévenir ce risque, eu égard à leur obligation de protéger contre lui-même un individu placé sous leur contrôle (paragraphe 53 ci‑dessus).
60. Dans la présente affaire, rien dans le dossier n'indique qu'avant de rejoindre l'armée, le jeune homme souffrait de troubles mentaux avérés qui pouvaient laisser présager une prédisposition au suicide. Y.Ş. a été soumis à la procédure habituelle d'examen médical avant de commencer sa période de formation et il a été considéré comme étant apte à effectuer son service militaire ; il a lui-même acquiescé par écrit avec cette conclusion (paragraphe 5 ci-dessus), qui n'a du reste pas été remise en cause par les requérants.
61. Bien que l'aptitude psychique de Y.Ş. n'ait été vérifiée qu'aux fins de son intégration effective en date du 21 mai 2012 (paragraphe 6 ci-dessus), force est d'observer que, jusqu'au 21 janvier 2013, il n'a jamais fait part aux instances militaires d'un problème alarmant quelconque survenu dans l'intervalle. De fait, Y.Ş. avait eu jusqu'alors un comportement tout à fait normal ; cela ressort tant des dires de ses camarades et supérieurs (paragraphe 21 ci-dessus) que de ceux de ses proches (paragraphe 26 ci‑dessus) interrogés par le procureur militaire. Tout au long de cette période, Y.Ş. n'avait pas eu de problème particulier ou des différends inquiétants avec autrui, sachant que le démêlé – au demeurant, résolu à l'amiable – qu'il avait eu avec M.B. (paragraphe 19 in fine ci-dessus), n'a aucune incidence sur l'évaluation du comportement général de l'intéressé.
62. Y.Ş. n'ayant jamais sollicité une aide psychologique durant tout ce parcours, on ne peut donc reprocher à ses supérieurs de ne pas avoir ordonné des mesures de vérification de son état psychique, et l'argument que les requérants tirent de l'absence présumée, dans la garnison, d'un service de soutien et de suivi psychologiques (paragraphe 48 ci-dessus), n'est donc guère pertinent.
63. Pour ce qui est des informations personnelles que Y.Ş. semble avoir divulguées à tel ou tel appelé sur ses soucis familiaux ou de couple (paragraphe 20 ci-dessus), elles non plus ne tirent pas à conséquence. En effet, ces informations – avant que l'on ne se rende compte, après le décès, qu'elles étaient fallacieuses – n'ont pas été portées en temps utile à la connaissance des supérieurs militaires (paragraphe 19 in limine ci-dessus) et, en tout état de cause, elles ne sous-tendaient apparemment aucun comportement troublant, susceptible de passer pour des signes avant-coureurs d'un risque imminent de suicide, que la hiérarchie aurait dû percevoir/saisir d'elle‑même.
64. Cela étant dit, les quelques dizaines de minutes écoulées suivant le retour de Y.Ş. et de A.E. au dortoir après la fin de leur garde (paragraphe 12 ci-dessus) ont certes été marquées par un traitement humiliant de la part d'autres soldats. Selon toute vraisemblance, après avoir été dénoncé devant ses camarades comme étant le voleur du portefeuille de A.E., Y.Ş. fut réprimandé et giflé par ce dernier et frappé à la nuque par A.K.
À ce sujet toutefois, contrairement à ce que plaident les requérants (paragraphe 48 ci-dessus), la question de l'absence alléguée de mesures de prévention contre des cas de harcèlement et de brutalités entre les conscrits n'a pas de poids dans les circonstances de l'espèce.
65. En effet, lorsque A.E., U.E. et Y.Ş. se rendirent dans le bureau de M.A. pour lui faire part de l'incident (paragraphe 13 ci-dessus), la discussion est restée cantonnée à l'allégation de vol et, à supposer que le requérant ait manifesté un certain mal-être à ce sujet, il n'a jamais évoqué devant M.A. la brutalité physique qu'il avait subie et rien ne laissait apparaître à cet instant même que ledit incident avait pris une ampleur allant bien au-delà d'un sentiment de honte. Aussi M.A. ne pouvait-il faire état d'un potentiel problème psychique sous-jacent quelconque (comparer, paragraphe 35 ci‑dessus) et, par conséquent, lui reprocher de ne pas avoir su prévoir, à ce stade, l'éventualité d'un suicide, reviendrait à lui imposer un fardeau aussi irréaliste qu'excessif.
66. De même, la Cour ne saurait suivre les requérants lorsqu'ils suggèrent qu'à ce moment précis M.A. aurait dû claustrer Y.Ş. et confisquer son fusil (paragraphe 48 in fine ci-dessus). En l'absence du moindre comportement laissant présager que Y.Ş. commettrait le pire dans les heures suivantes, l'on ne pouvait exiger qu'aux alentours de quatre heures du matin, M.A. ouvre une procédure disciplinaire d'urgence sur une simple allégation de vol, sans évaluer les tenants et aboutissants de l'affaire, et fasse incarcérer Y.Ş. sur le champ et séquestrer son fusil (lequel était censé être déjà en sûreté au dépôt d'armes) pour le protéger contre lui-même.
67. La Cour, à l'instar des autorités nationales, se doit d'accepter que ce soit une forme de tableau psychologique particulièrement imprévisible qui a pu pousser Y.Ş. au suicide.
68. En conclusion, la Cour estime qu'il n'y a pas eu en l'espèce violation du volet matériel de l'article 2 de la Convention.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L'UNANIMITÉ,
1. Déclare la requête recevable ;
2. Dit qu'il n'y a pas eu violation de l'article 2 de la Convention ;
3. Dit qu'il n'y a pas lieu d'examiner les nouveaux arguments formulés sur le terrain du volet procédural de cette disposition.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 18 mars 2025, en application de l'article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Hasan Bakırcı Arnfinn Bårdsen
Greffier Président
ANNEXE
Liste des requérants
No |
Prénom NOM |
Année de naissance |
Nationalité |
Lieu de résidence |
1. |
İsrafil ŞİMŞEK |
1961 |
Turque |
Istanbul |
2. |
Metin ŞİMŞEK |
1986 |
Turque |
Istanbul |
3. |
Saliha ŞİMŞEK |
1963 |
Turque |
Istanbul |
4. |
Sinan ŞİMŞEK |
1988 |
Turque |
Istanbul |